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I,5 : La femme comme une citadelle

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Nous voici à la fin de ce premier acte. Tous les éléments du drame sont en place, sauf un, et qui est de taille : la conduite adultère de Marie avec le Tambour-Major qui la mènera, elle et Wozzeck, à la mort. Berg utilise ici un Rondo marziale, forme qui sera reprise dans la scène finale du second acte dans un soucis de symétrie formelle typiquement bergien. La ressemblance entre ces deux scène n’est cependant pas uniquement formelle, mais est aussi perceptible dans le tout caractère musical : l’élément militaire y est dominant. Le Tambour-Major représente l’ordre militaire sous sa forme la plus brutale. Il est le Prussien par excellence. Il va, tour à tour, humilier la femme et l’homme de la manière la plus bestiale qui soit. Son machisme et sa belle prestance sont à l’opposé de la pauvre figure de Wozzeck. Il lui est supérieur en grade et peut donc s’octroyer un droit de cuissage sur sa compagne. Il n’agira pas différemment avec l’un et l’autre. Il “prendra” Marie par la force, et d’une manière analogue, rossera Wozzeck. Cette figure du soldat, violant les femmes et humiliant leurs maris, écrasant tout sur son passage, est de toutes les époques, jusqu’à aujourd’hui. Cependant la situation ici est plus compliquée. On ne peut pas réellement dire que Marie soit violée  – puisqu’à la fin elle se montre consentante – mais peut-être désire-t-elle l’être. Wozzeck n’est pas un “vrai” mari pour elle. La force virile du Tambour-Major l’attire autant qu’elle lui fait peur.  Elle est une femme plongée dans un univers d’hommes – n’oubliant pas que tout ceci se passe dans une ville de garnison – et doit faire face à deux menaces : celle de succomber érotiquement à la brutalité du Tambour-Major, et celle de la perte de raison de Wozzeck qui la met en danger. Sa situation, tout comme sa personnalité, l’oblige à  faire face à ces sentiments d’attraction/répulsion (vis-à-vis du Tambour-Major) et de mépris/compassion (vis-à-vis de Wozzeck), et pour les combattre elle utilise alternativement l’arme du fatalisme et celle de la résistance. Elle réagira à ces deux menaces masculines de façon à peu près identique. Pour ce qui est du fatalisme, elle lancera : « Es ist Alles eins ! » (« tout est pareil ») lorsqu’elle succombe aux avances du Tambour-Major, et : « Geht doch Alles zum Teufel » (« Que tout aille au diable ») lorsqu’elle verra Wozzeck repartir, halluciné, dans la première scène du second acte. Elle ne s’imagine pas pouvoir échapper à sa condition de femme de/à soldats et pour elle, mieux vaut accepter la vie comme elle vient, quitte à en payer le prix fort. Si Berg, n’a pas mis en correspondance ces deux moments de fatalisme dans sa partition, il a, par contre, mis l’accent sur ses actes de résistance. Ainsi Marie répétera machinalement la même phrase, sur la même mélodie : « Rühr mich nicht an » (« Ne me touche pas »), lorsqu’elle doit faire physiquement face au Tambour-Major qui veut la posséder, et à Wozzeck voulant la frapper dans la troisième scène du second acte. Si cette phrase, qui sonne comme un défi, a des conséquences factuelles différentes, elle pousse ses deux « agresseurs » sur le même terrain : celui de la provocation. Dans cette scène, cette phrase ne fera qu’exciter plus encore le Tambour-Major pour aller jusqu’au bout de sa “charge”. Mais, face à Wozzeck dans l’acte suivant, cette phrase en précèdera une autre dont la conséquence lui sera fatale :  « Lieber einMesser in den Leib, als, eine Hand auf mich » (« plutôt un couteau dans mon cœur qu’une main sur moi »). Face à Wozzeck, et forte de l’avoir déjà prononcée auparavant, elle chantera cette phrase un ton plus haut ! Ces deux moments de résistances face à l’agression masculine, que Berg a mis, par-delà les actes, en totale évidence, vont se révéler déterminants dans leurs conséquences respectives. En disant cette phrase au Tambour-Major, Marie provoque l’action qui va tout détruire :  l’assaut sexuel de celui-ci et les conséquences tragiques que cela va provoquer. En la répétant une seconde fois à Wozzeck, elle lui met dans l’esprit l’idée du couteau sous lequel elle va mourir. Wozzeck répètera à mi-voix : « Lieber ein Messer… » (« plutôt un couteau… »). Comme une sorte d’incantation de magie noire, cette phrase initie le drame, mais provoque aussi sa fin.

Mais le caractère le plus important de cette scène est l’élément parodique, et dans ce contexte, Berg n’ira pas par quatre chemins. Le Tambour-Major “prenant” Marie est peint sous les traits d’une armée assiégeant une citadelle. En fait de séduction, celle-ci aura lieu au son des tambours et des trompettes. La métaphore guerrière joue parfaitement son rôle ici. Comme dans une sorte de course à la vantardise, chacun loue d’abord sa position. Marie se dit fière entre toutes les femmes d’avoir ainsi attiré le regard de cet homme qui porte « une barbe de lion ». Le Tambour-Major se vante de ce que le Prince lui-même l’admire lorsqu’il parade le dimanche avec son beau chapeau à plume et ses gants blancs. Puis vient la proposition : « On pourrait engendrer une lignée de Tambours-Majors »  que repousse Marie. Fin des négociations. Le Tambour-Major tente un premier assaut auquel Marie répond : « Ne me touche pas ». Après un second, il lui dit : « Tu as le diable dans les yeux ». Puis vient un troisième assaut qui verra Marie succomber, et enfin l’assaut final qui se terminera sur le motif de l’ « Éros ». Ce motif sera souvent parodié sous des allures militaires et mêlé au motif de la « frayeur ». Séduction, brutalité, travaux d’approche, sexe, frayeur, tous ces ingrédients sont tour à tour convoqués, donnant à cette scène, non seulement une allure guerrière, mais jouant aussi sur cette condition primitive de l’humanité : celle du comportement animal. Ce n’est pas sans raison que la bestialité est par deux fois évoquée : Marie compare le Tambour-Major successivement à un taureau puis à un lion, et face à sa résistance, le Tambour-Major la traite d’animal sauvage. Bien avant le prologue de Lulu dans lequel le Dompteur présente la société comme une ménagerie de cirque, cette cinquième scène nous montre des individus agissants comme des fauves. Ces métaphores animales trouveront, on le sait, leurs conséquences extrêmes dans les œuvres, contemporaines de l’opéra, de Franz Kafka.