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Autobiographie

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Il a circulé sur moi suffisamment de légendes, d’histoires fantasmées, pour que je prenne la peine de les rectifier. il est vrai que ces histoires se sont un peu calmées depuis quelques temps avec la progressive disparition de la création musicale dans la presse, surtout  écrit, et mais aussi audio-visuelle et parlée.

Je suis né en 1952 à Tulle et j’ai passé toute mon enfance dans un petit village de la Corrèze. Ma mère était d’origine paysanne et mon père, issu de la petite bourgeoisie parisienne et normande. Rien ne me prédestinait à devenir compositeur si ce n’est l’attirance de mon père pour les musiques folkloriques du Massif Central. Ce fût la première musique que je connus et je la pratiquerai quelques années plus tard en jouant de la cabrette (cornemuse du Limousin). Celui-ci avait alors une petite entreprise de cinéma d’amateur qui consistait à passer des films, qu’il louait à des compagnies, et projetait dans les campagnes, parfois dans les granges, souvent devant des vieux paysans qui n’avaient jamais vu un film de leur vie et ne savaient pas que le cinéma existait. Au début des années 60, toute notre famille quitta le Limousin pour s’établir à Paris. 

J’appris alors à détester l’école publique et supporter l’ennui des grandes villes grises et mornes. Ma vie scolaire fût une catastrophe totale et la musique, que je découvrais à la même époque, une planche de sauvetage. Je tins tant bien que mal pendant quelques années, et vers l’âge de 13 ans, j’émis le désir de ne me consacrer qu’à l’étude du piano et de la musique. J’avais la chance de vivre dans une famille suffisamment bohème pour que l’on ne s’inquiète pas outre mesure de la direction que je voulais prendre ni sur l’abandon des mathématiques, de la géographie, des sciences naturelles et surtout du sport. J’ai commencé à composer dès que j’ai su à peu près lire les notes de musique. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture musicale ont été chez moi pratiquement contemporains. J’ai alors progressivement dévoré des partitions, des livres, hanté les salles de concert, de cinéma et de théâtre. Je n’ai pas participé aux manifestations de mai 68 (car je travaillais en solitaire mon piano de 8 à 9 heures par jour) mais j’ai adoré la vie parisienne de cette époque-là.

J’ai échoué deux fois à l’entrée de la classe de piano du Conservatoire de Paris dans la classe de Pierre Sancan, chez qui je prenais des cours particuliers (très onéreux pour mes parents) à la salle Pleyel, mais je sentais que la composition prenait peu à peu une place fondamentale dans ma vie. J’avais fait la connaissance de Gérard Condé, qui n’était pas encore critique musical au journal « Le Monde », lors de stages de pianos à Nice à la fin des années soixante. Je lui avais montré mes compositions qui, si je me souviens, étaient écrites sous les influences de Stravinsky, Messiaen, Bartok et Prokofiev. Il venait toutes les semaines à Paris suivre les cours de Max Deutsch, un vieil autrichien réfugié à paris qui avait été l’élève de Schœnberg à Vienne avant la première guerre mondiale. Il passait ses matinées parisiennes chez mes parents, pendant lesquelles il me faisait découvrir avec une constance et une générosité exemplaire, les partitions qui manquaient à mes connaissances. Les après-midi, nous allions suivre le cours particulier que Max Deutsch donnait chez lui rue de Constantinople. Il y analysait toutes sortes de choses, de façon assez cavalière, mêlant anecdotes, fragments d’histoires de la musique, bribes de théories, tapant sur un piano poussiéreux d’approximatives transcriptions et me demandant souvent de jouer à sa place. Je finis par suivre ses cours de composition à l’École Normale de Musique, où j’étudiais aussi l’écriture classique, pendant deux années. Parallèlement à cet enseignement, je prenais des cours d’harmonie et de contrepoint au Conservatoire de Montreuil avec le compositeur Philippe Drogoz, ainsi que des cours d’analyse musicale avec le compositeur Yves-Marie Pasquet au Conservatoire de Bobigny. Je remportais, en 1972, tous mes prix dans ces disciplines ainsi qu’une licence de composition à l’Ecole Normale.

Lors de ce concert, qui mettait un terme à mes études chez Max Deutsch, je présentais une grande sonate pour deux pianos, d’une durée de 25 minutes, qui avait été interprétée par France Pennetier et  Jean Kœrner. C’est la seule œuvre de cette époque que je n’ai pas détruite et qui figure encore à mon catalogue. Elle était écrite dans l’influence de la seconde sonate de Boulez, de la sonate de Barraqué et des Klavierstucke de Stockhausen que je découvrais à cette période. De ce dernier, j’avais assisté à la création française de Mantra, cette même année, qui fût pour moi un événement considérable. Paul Méfano se trouvait dans la salle, et vint me voir, enthousiasmé, pour me demander d’écrire, pour son ensemble 2e2m, une œuvre qu’il présenterai au Festival de Royan. C’était ma seconde expérience pour ensemble et le résultat ne fût guère satisfaisant pour moi. Il convainquît cependant plusieurs personnes présentes car l’on me fît aussitôt la proposition d’écrire une grande œuvre pour piano pour Claude Helffer, qui devait la créer au Festival de Metz quelques mois plus tard. La France était à cette époque assez riche de festivals de créations musicales : La Rochelle, Royan, Metz, Orléans ainsi que plusieurs endroits à Paris. J’y avais rencontré Sylvano Bussotti, Jean-Claude Eloy, Mauricio Kagel, Luciano Berio ainsi que les jeunes compositeurs de la tendance spectrale qui naissait alors, comme Tristan Murail et Gérard Grisey. C’était la période où la droite gouvernait officiellement, mais où le Ministère de la Culture était presque exclusivement composé de militants socialistes. Les théâtre publiques des banlieues communistes et de gauche affichaient des programmations aventureuses, l’opposition de gauche préparait lentement son entrée aux affaires avec la « culture » comme principal étendard, comme on le sait.

Je composais pendant trois mois ce qui allait devenir Cryptophonos pour Claude Helffer et je recopiais la partition sur quatre immenses pages. Je me présentais chez Helffer au début de l’été 72 avec cette partition incommode. Il fût tout de suite séduit, bien que gêné par les nombreux passages dans lesquels je lui demandais de jouer à l’intérieur de piano. Il la créa en septembre suivant à Metz et elle fût très bien accueillie. C’est à ce moment-là que je fis un peu plus personnellement la connaissance de Stockhausen qui était venu y présenté Mantra. Nous avons parlé à plusieurs reprises, je lui envoyais ma partition, il me répondit en me joignant certains textes qu’il avait écrit sur la musique électronique. J’avais engagé avec lui une sorte de rapport extrêmement distendu et épisodique qui me convenait à merveille. Paul Méfano suivait mon évolution avec bienveillance. Il y avait à ce moment-là deux ensembles principaux à Paris : 2e2m et l’Itinéraire. L’Itinéraire était surtout un collectif où se regroupaient les compositeurs du mouvement spectral et l’on n’y jouait pratiquement jamais les compositeurs appartenant d’autres tendances. C’est donc chez Paul Méfano que je trouvais ma place.

Cette période correspond à celle de mon entrée au Conservatoire de Paris, devenu plus tard le CNSM, situé alors rue de Madrid. Je rompis mes relations avec Max Deutsch qui aurait voulu que je continue mes études avec lui. La rue de Constantinople, où il habitait était juste à côté de la rue de Madrid, mais un fossé béant semblait les séparer. Il est vrai que le Conservatoire ne l’a jamais invité, probablement fidèle à un vieux relent d’anti-germanisme qui, bien que moribond, montrait encore quelques soubresauts. Je m’y présentais au Conservatoire un peu à contrecœur car je n’avais aucune envie de me retrouver à nouveau dans la situation d’un étudiant. Mais il me semblait qu’un diplôme de cette institution m’aurait été nécessaire et aussi que la vie d’étudiant offrait des avantages matériels qui ont fini par me laisser convaincre. Je gagnais ma vie en étant parallèlement musicien de bal, de night-club, de studio et en écrivant divers arrangements de musique populaires. C’était aussi l’époque où je commençais à m’intéresser à une discipline qui en était alors à ses tous premiers balbutiements : l’informatique musicale. Michel Philippot enseignait la composition au Conservatoire et j’avais, par le passé, assisté à plusieurs de ses conférences sur les procédés de composition algorithmiques. Ce fût la raison principale de mon retour à la vie estudiantine. Une autre était due des pressions que je sentais s’exercer sur moi et que je supportais assez difficilement. Ayant été remarqué depuis l’âge de 19 ans comme compositeur (on m’avait même surnommé « le plus jeune compositeur français » !), plusieurs personnes me poussaient à étudier, qui chez Sinopoli, qui chez Donatoni, qui chez Ferneyhough, qui chez Klaus Huber, qui chez Messiaen. J’avais souvent été dans la classe de Messiaen, en tant qu’auditeur libre, et je n’en avis pas tiré une impression aussi grande que sa notoriété me laissait entrevoir. Beaucoup de ses élèves continuaient encore à discuter de la « couleur des accords », des « modes à transpositions limitées », des « rythmes hindous », cherchaient souvent à lui plaire, formaient une petite cour autour de lui, où se mêlaient gestes affectueux, sourires crispés et admiration un peu béate, ce qui me déplaisait alors au plus haut point. Lors de l’affichage des résultats, je me trouvais à côté d’Olivier Messiaen qui, regardant la liste des étudiants admis chez lui, me dit : « Je suis désolé, mon cher Manoury, mais vous n’avez pas été reçu ». Je lui dis que j’avais bel et bien été reçu, mais que je ne m’étais pas présenté dans sa classe. Il fit une légère moue et me tourna les talons. J’étais dur, habité par une sorte de radicalisme théorique hautain et solitaire, je détestais les quatuors de saxophones avec Ondes Martenot qui pleuvaient à cette époque, je ne voulais rien voir des « pourpres orangés » et autres « bleus-verts scintillants » des accords : je ne voulais surtout pas d’un « maître », ce qui m’intéressait c’était le calcul des probabilités et la théorie de l’information.  Je voulais continuer à rester à Paris et je me présentais chez Philippot (qui partageait sa classe avec Ivo Malec). Michel Philippot était une sorte de trasnfuge du siècle des Lumières. Admirateur de Diderot, de Russel, de Schœnberg et de Kandinsky, il s’intéressait beaucoup plus aux mécanismes de la pensée et de la composition qu’au résultat esthétique. Il nous donnait parfois des cours d’astronomie, de mathématiques. Il m’initia tant au calcul des probabilités, que je souhaitais de tous mes vœux, qu’aux délices des cigares, qui continuent de me ravir encore aujourd’hui.

 

Je suivais parallèlement la classe d’analyse musicale de Claude Ballif. J’obtins, la seconde année un second prix en analysant Herma de Xenakis, puis l’année suivante un premier prix avec une analyse probabiliste des mouvements mélodiques dans la Grande Fugue de Beethoven. À cette époque, je fis également la connaissance de Michel Fano, dont j’admirais beaucoup le travail dans la musique pour le cinéma, ainsi que de Iannis Xenakis, dont la pensée théorique m’impressionnait plus que la portée esthétique de ses œuvres.

 

J’ai composé deux études automatiques pour petit ensemble dont les règles étaient fournies par un algorithme et dont je retranscrivais les résultats sur du papier à musique. Puis, commandé par l ‘ensemble 2e2m, j’écrivis une composition pour piano et 12 instruments appelée Numéro cinq. Cette pièce était d’un radicalisme presque total. La musique était considérée comme une matière brute et sauvage qui était dirigée suivant différentes règles probabilistes. Mais aucune subjectivité ne venait adoucir ni gauchir un discours souvent heurté et agressif. Vers cette même époque, Michel Philippot s’expatria pour un semestre au Brésil et fût remplacé par Pierre Barbaud, un de ses amis, qui fût, avec Hiller et Xenakis, l’un des premiers musiciens à se servir d’ordinateurs pou composer. Sa personnalité a contre-courant me plût immédiatement. Je nouais des liens amicaux avec lui et il m’emmenait plusieurs fois par semaine à Roquencourt, près de Paris, dans un centre de recherche qui s’appelait alors l’IRIA, devenu par la suite l’INRIA. Là, nous écrivions des programmes, qui étaient tapés sur des cartes perforées, puis triés dans une machine extrêmement bruyante, avant de fournir les résultats sur un listing. Pour chaque erreur de programmation, il fallait retaper la carte perforée en question et réintroduire tout le paquet dans la machine. Parfois le paquet nous échappait des mains et il nous fallait tout remettre en ordre. Barbaud travaillait à cette époque avec une petite équipe, composée de Frank Brown et Geneviève Klein, qui avait construit un convertisseur permettant d’entendre le résultat au moyen d’un programme de synthèse alors assez rudimentaire. Nous étions au tout début des années 70 et c’étaient les tout premiers balbutiements de l’informatique musicale en France, car Max Matthews, John Chowning et Jean-Claude Risset,aux USA, avaient déjà accomplis par mal de travaux. Au bout de trois années j’obtins un premier prix d’analyse musicale ainsi qu’un premier pris de composition.

 

Pendant ces années, se construisait à Paris le Centre Pompidou et bien sûr l’IRCAM et l’Ensemble Intercontemporain. Je fus le premier surpris lorsqu’on m’apprit que Numéro cinq, cette pièce si ardue et difficile, avait été choisie pour le concert inaugural de l’EIC au TNP de Villeurbanne que dirigeait alors Patrice Chéreau. Chéreau était alors en plein travail sur le Ring du centenaire à Bayreuth avec Boulez. Je partis pour Villeurbanne où je rencontrais brièvement Boulez pour la première fois. Il n’apprécia guère Numéro cinq, ce qui ne m’étonna pas outre mesure. Il me semblait alors plus étonnant qu’on l’appréciât plutôt que le contraire ! Certes, la direction en survol de Michel Tabachnik n’a guère contribué à arranger les choses, mais le tout jeune Pierre-Laurent Aimard fit alors preuve d’un courage à toute épreuve dans cette lutte acharnée et sans merci. Si j’ai supprime bon nombre de mes premières composition, j’ai gardé néanmoins Numéro cinq. Cela me semble important de montrer aussi ce que l’on n’aime plus.

 

J’avais 22 ans et j’étais bien décidé à quitter définitivement le monde étudiant. Je ne me suis jamais présenté à la Villa Medicis, ne souhaitant pas prolonger mes années d’études sous une autre forme. Libre de toutes attaches, sur la proposition de Michel Philippot, je décidais de partir pour le Brésil afin d’y enseigner à l’Université de Sao Paulo. Juste avant mon départ, je me rendis dans les locaux provisoires qui abritaient les premiers bureaux de l’IRCAM, avant la construction du bâtiment et j’y déposais « à tout hasard » un projet de recherche sur les sons inharmoniques, persuadé qu’il resterait dans l’oubli, puis m’envola pour le Brésil où je demeurais 2 ans. Durant cette période je donnais quelques cours dans différentes universités du pays, enseignant l’analyse musicale et la composition dans une école appelée « Broolyn Paulista » que dirigeait un certain Sigrido Levental, ancien pianiste mais handicapé, qui était le cousin de Barenboïm. J’y analysais les œuvres de Stockhausen, de Boulez, de Ligeti pendant la journée. Les soirs étaient souvent réservés aux visites des écoles de samba de la ville. J’y composais une grande pièce pour orchestre, Numéro huit, me battant avec la taille minuscule du papier à musique que l’on trouvait dans ce pays, ainsi qu’avec le haut degré d’humidité qui rendait l’écriture parfois impossible. Cependant, je revins avec l’œuvre terminée.