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Variation I : Une marche comme réponse à une valse

Dès la première variation, Beethoven  brise tout net le climat. Adieu la petite valse de Diabelli et sa « rosalie » ! Nous sommes dans l’exact opposé du thème, en ce qui concerne le style. Le rythme ternaire et rapide de la valse, est remplacé par les 4 temps d’une marche majestueuse et plutôt lente. Il n’y a pas de doute que Beethoven ait voulu, dès le début, prendre ses distances avec ce thème, qu’il avait raillé pour ses tournures trop jolies et légères, et  qui l’a fait longtemps hésité avant d’accepter cette commande. Un autre trait de son caractère nous est fourni par une anecdote. Lorsqu’il accepta finalement cette commande de Diabelli, il lui demanda combien de compositeurs avaient acceptés avant lui. « Trente deux » lui répondit Diabelli. « Eh bien j’en composerai  trente trois ! » aurait alors rétorqué Beethoven. Cependant, cette volonté de conserver une distance entre  le thème et les variations, probablement la plus extrême de toute l’histoire, ne doit pas cacher une position qui ne va pas cesser de se confirmer tout au long de l’étude de cette partition. Ce n’est pas sur les éléments les plus directement audibles que s’appuieront ces « transformations ». Parmi ces éléments, on peut citer le caractère (encore qu’il faille définir ce que cela signifie vraiment), mais aussi le tempo, la mélodie, la dynamique générale, la facture rythmique… Il est évident que l’ensemble de ces variations offrira, sur ces éléments précisemment, un très grand contraste présentant autant de différences avec la valse qu’il sera possible. Beethoven ne nie pas le thème comme cela a trop souvent été pensé. Certes, il ne l’estime guère, mais avait-il toujours une réelle estime pour les thèmes en eux-mêmes ? On peut en douter lorsqu’on regarde le schématisme de certains d’entre eux, et parmi ceux-là, le plus célèbre : celui qui ouvre sa fameuse Cinquième symphonie. Les potentialités expressives et formelles d’un thème lui importaient plus que sa réelle valeur au moment où il est exposé. Dans les « Diabelli », il va au contraire aller fouiller dans le plus petit recoin, le plus petit embryon motivique ou rythmique, la plus cachée des caractéristiques musicales, et en tirer tout un réseau de déductions et d’amplifications. Il y a une constante que nous verrons tout au long de ces variations et qui peut se résumer comme la conquête de l’indépendance des éléments les uns par rapport aux autres. Parfois l’étrangeté de certaines harmonies, n’est que la conséquence d’une logique mélodique, tout comme l’apparente bizarrerie de certaines mélodies trouve sa cohérence dans un contexte harmonique déterminé. Cette lutte avec les éléments, image que l’on s’est plu à coller au compositeur, est surtout une lutte entre les éléments.

Une fois admis que cet « Alla Marcia maestoso » ouvre l’œuvre par un adieu définitif à son « géniteur musical », il faut se rendre à l’évidence. Beethoven ne va pas jouer sur ce tableau avec inconséquence. La « mélodie» de la marche va reprendre presque textuellement celle, pratiquement absente, de la valse de Diabelli. Il n’y a pas de mélodie à proprement parler dans cette valse. Juste des accords répétés sur une basse très classique qui se termine par une figure de 4 croches. Beethoven saute donc sur l’occasion de se réapproprier cette « pauvreté » mélodique en la transformant sur un rythme binaire.  Voici le « motif » de la valse dans sa partie supérieure. La « rosalie » sur la tonique, puis la répétition de 8 notes (9 si l’on compte l’accord répété encore une fois après la fin de la séquence) sur la dominante « sol ». La comparaison avec le « motif » de la marche ne nécessite guère d’explications. Même découpe, mêmes hauteurs, même nombre de répétitions :

Par contre si nous regardons la ligne de basse, il s’agit,à première vue, d’un élément tout à fait nouveau. Pas si nouveau que cela à bien y regarder. Cette descente diatonique de la tonique à la dominante, n’est pas sans évoquer le mouvement conjoint des basses partant de la fin de la mesure 12 pour aboutir au début de la mesure 14, avec sa reprise variée à la fin de la mesure 28 :

Une autre explication peut être donnée : il s’agit ni plus ni moins de la promenade descendante et montante entre les notes jouées à la basse au début du thème : do – sol – do :

Dans la phrase qui suit, les montées en séquences reproduisent d’abord l’harmonie initiales de la valse, cependant la conduite des voix ne respecte plus la cellule [mi-fa-la] mais donne encore la primauté à l’intervalle de quarte [sol-do]. Cet intervalle qui est celui de la basse, mais aussi de la « mélodie » du début de la valse, est étendu à toute cette séquence. C’est l’un des nombreux exemples que nous verrons au cours de cette œuvre de la généralisation de toute une structure autour d’un élément qui n’était que subalterne dans le thème initial :

Mais maintenant vient le « choc modulatoire », car on ne peut guère utiliser d’autres mots, vu la brusquerie de cette transition harmonique. Beethoven profite d’être sur l’accord de fa majeur (sous- dominante de do) pour le considérer comme dominante d’une nouvelle tonalité. C’est ainsi que nous passons brusquement de do majeur à si bémol majeur, soit le degré sensible abaissé d’un demi-ton, soit une tonalité très éloignée de la principale. Mais à cette étrangeté s’en ajoute une autre. Pour rester fidèle à la conduite de ses voix dans la séquence précédente, il conserve le saut de quarte [la-ré] dans la partie supérieure, ce qui dans une relation dominante-tonique en sib majeur sonne assez curieusement car la sensible ne se résout pas sur la tonique,  mais sur la médiante. Certes Beethoven aurait pu respecter la marche harmonique qui était dans le thème, mais alors ce saisissant effet de passer ainsi dans une région éloignée, pour retrouver ensuite la tonalité principale, aurait été perdu. Il suffit de jouer se passage avec les harmonies initiales du thème pour tout de suite être saisi par la force de cette modulation :

Dans la dernière phrase, construite sur la progression montante des basses en octaves qui s’oppose à une descente contraire de la main droite, Beethoven introduit d’abord un accord de septième diminuée (celui par lequel 8 résolutions sont possibles) pour regagner progressivement la tonalité principale. Il est intéressant à constater que, ce faisant, et dans un contexte mélodique tout à fait différent, il tourne autour des accords qui étaient ceux du thème initial. Cet accord de septième diminué apparaît bientôt comme une dominante sans fondamentale sur le troisième degré de do majeur qui aboutit naturellement, à la mesure 13, sur le sixième degré :

Il n’y a qu’à comparer ce passage avec l’alternance des troisièmes et sixièmes degrés dans le thème pour apprécier à quel point la similitude structurelle est éloignée de la ressemblance perceptuelle. C’est le paradoxe fondamental et si riche de cette œuvre qui fait que Beethoven « reste au plus près » du thème de la valse tout en s’en éloignant le plus possible :

La deuxième partie de cette variation s’articule très largement autour des régions tonales de la valse initiale, si ce n’est quelques accords de passage et mouvements chromatiques qui viennent apporter une richesse harmonique plus grande. Il faut cependant noter deux particularités à ce niveau. Le premier accord qui introduit cette seconde partie devrait être, en principe, un accord de dominante pour deux raisons. L’une car c’est l’harmonie qui est sous-entendu dans le thème de la valse  au même moment, juste après la barre de reprise, l’autre car la dominante était l’harmonie sur laquelle se terminait la première partie et donc , classiquement, nous aurions du faire un voyage dominante –>tonique pour clore cette partie. Ici Beethoven remplace cet accord de dominante par celui de la tonique, et c’est en regardant la ligne de basse qui précède, que nous en aurons l’explication. La montée qui part de la mesure 12 aboutit une octave et une tierce plus haut sur le « ré » qui se trouve avant la barre de reprise. Le « do » de la basse est donc une transition entre ce « ré » et le « si » qui suit. La seconde particularité est donnée par le »sib » du troisième temps  de la mesure 17. Il aurait été plus classique de l’écrire ainsi car la note étrangère, ici le « la bémol », aurait été sur la partie faible de temps :

Mais, si nous regardons la mesure suivante, nous voyons que le troisième temps porte justement une note étrangère : le « fa # ». Il est fort probable que Beethoven, toujours dans un soucis de cohérence formelle, ait voulu dès la première mesure mettre la note étrangère (si bémol) sur un temps fort comme cela se passera juste après :

La configuration des mouvements est, dans cette deuxième partie, l’inverse de celle qui terminait la première. Partant d’une registration medium, les deux mains s’écartent progressivement. La descente de la main gauche, qui ne s’achève qu’à la mesure 25, couvre « dans l’absolu » plus de deux octaves (mais pour des raisons de limitation du clavier du piano, Beethoven est obligé de passer à l’octave supérieure à la fin de la mesure 20).

Dans la phrase suivante, la progression harmonique en séquence, Beethoven n’obéira pas au thème, mais le fera dans des limites moins extrêmes que cela n’a été au cours de la première partie. Il remplace la transition du second degré à la dominante par une transition entre le sixième et le second degré, ce qui reste dans des harmonies proches du ton principal, mais a l’avantage de reculer l’arrivée de la dominante en introduisant une variété d’accords qui ne stagne pas.

Un détail attire également l’attention, car il n’intervenait pas lors de la première partie. La répétition de ces séquences par groupe de deux se fait maintenant à des niveaux dynamiques opposés : f, sf, p, f, sf, p. Ces « p » sont les seuls moments de faible intensité dans toute cette variation et Beethoven leur confère un caractère spécial. Il injecte ici un retard qui intervient sur le second temps, situation encore inédite dans ce contexte :

Ce qui pourrait sembler comme un simple ajout mélodique s’avère en fait un peu plus que cela. Cette levée puis liaison sur les deux notes, comme c’est le cas ici, ne peut que faire penser à l’élément mélodique qui était celui de cette séquence à ce même moment dans le thème  :

Beethoven, après avoir pris grandement ses distances avec le « caractère » de ce thème, l’évoque rapidement ici, comme pour mieux rappeler combien il s’en est éloigné. Comme, très souvent chez lui une chose n’est jamais entrevue sans conséquences, cette occupation du second temps trouvera un écho, dans l’avant-dernière mesure, lors de la descente chromatique de la basse sur la dominante, au moment de la cadence :

Voici l’analyse des accords de cette varaition, avec en bleu, le soulignement des mouvements montants et descendants qui en sont très caractéristiques:

Cette variation a très probablement influencé un compositeur qui viendra quelques années plus tard : je veux parler de Richard Wagner. Il est difficile de ne pas voir un lien de parenté entre cette marche et l’Ouverture des Meistersinger von Nürnberg : 

Le tempo, la tonalité, le rythme de la première mesure, les mouvements descendants en octaves des basses, tout concourt à une ressemblance qui ne saurait être le fruit du hasard. On connait la passion que nourissait Wagner pour son aîné Allemand. Jeune, il recopia à la main toute la partition de la IXème symphonie afin de mieux l’apprendre, et vieillissant, au moment de la composition de Parsifal, il était plongé dans les derniers quatuors. Wagner, on peut grandement le supposer, composait au piano, et connaissait parfaitement toutes les œuvres de Beethoven écrites pour cet instrument. Ce n’est pas non plus un hasard si son fameux accord de Tristan se trouve déjà, exactement sur les mêmes notes, à plusieurs endroits dans les sonates de Beethoven.