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Variation III : la phrase énigmatique

Cette variation est inscrite dans le même tempo que la précédente, ce qui lui confère une certaine continuité, mais par là même, une rupture avec les contrastes qui, jusque-là, étaient la norme. Elle commence d’une façon assez traditionnelle, mais va nous réserver les plus grandes surprises. La première phrase ne retient du thème qu’une transformation de la « rosalie » initiale en une figure de trois notes, ainsi qu’une montée à la main gauche reprenant les notes de la tonique et de la dominante sous une forme plus adoucie. In n’y remarque aucune altération, et nous sommes donc dans le plus évident des do majeur :

La seconde phrase reprend, en imitation dans le ton de la dominante,  la phrase principale à ceci près que Beethoven indique une liaison sur la troisième noire, alors que cette note était répétée dans la première apparition de ce motif. En cela, il évite de frapper la quinte [sol-ré] à vide dans la rencontre avec la voix supérieure:

Suit alors une autre voix en canon à l’octave à la partie supérieure, le tout sur une pédale de dominante :

Vient la seconde phrase dans laquelle nous retrouvons cette montée en séquence, mais dont chaque étape obéira à une distribution différente  des voix. La première chose à constater est le retard du IVème degré sur le second temps des mesures, par rapport au thème qui résolvait ces enchaînements sur les premier temps :

Si l’on prend les notes de la basse, on retrouve le motif de cette séquence tel qu’il était exposé aux deux mains au début : mi-fa-la et sib-la-fa. Cette formule se retrouve légèrement différente dans le groupe des 3 accords qui suivent. Mais on constate un renversement de la figure à la main droite : réb-sol-la devient sol-réb-do. Notons que la première figure serait considérée comme une erreur en harmonie traditionnelle, une quinte diminuée descendante devant se résoudre chromatiquement en montant :

Mais nous n’en sommes ici qu’au début de nos surprises car Beethoven récidive lors des 3 accords qui suivent en violant une règle similaire de façon différente. Ici une quinte diminuée montante devrait être suivie par un mouvement descendant. C’est exactement le contraire qu’il se passe dans la formule : do-fa#-sol. Certes on peut considérer que le « do » fait parie des deux voix inférieure et que le « fa# » constitue une autre voix, mais pourquoi alors Beethoven a-t-il tenu à lier ces trois notes entre elles ?

L’explication serait qu’il ait voulu donner à ces groupes de trois notes à chaque fois in profil différent : successivement descendant/montant, montant/descendant puis montant. L’expérience prouve que, pour obtenir un mouvement totalement descendant dans ce contexte harmonique, il lui aurait fallu écrire ceci, qui aurait encore provoqué une nouvelle entorse aux règles de la conduite des voix mais surtout aurait provoqué un saut mélodique de septième majeure encore plus déroutant :

Si l’on observe attentivement toute cette phrase, on s’aperçoit que les répétitions de deux en deux obéissent aussi à des changements de registres. Registre medium pour les deux premiers groupes de 3 accords, toujours médium, mais resserré dans un plus petit ambitus pour le troisième groupe (le seul qui soit écrit à 3 voix) puis écarté pour le quatrième. En voulant présenter ces séquences de la façon la plus variée,tout en gardant un air de familiarité, il ne restait plus à Beethoven d’autre solutions que d’enfreindre certaines lois classiques de la conduite des voix. C’est ce qu’il fit et il est difficile d’imaginer d’autres solutions plus imaginatives avec les contraintes personnelles qu’il s’est lui-même fixé. Pour définitivement apporter la preuve de la logique qui sous-tend cette variation, il faut se reporter à un tout petit détail mélodique, mais qui est assurément l’élément le plus unificateur de tout ce travail. Il s’agit de la résolution (montante ou descendante suivant les cas)  d’un intervalle conjoint sur le second temps. Que cela soit forme de retards ou de résolutions harmoniques, on observe cette tournure dans toutes les mesures de cette première partie, exceptée la première et la sixième. L’importance donnée ainsi au second temps qui voit intervenir, soit une résolution, soit un changement d’harmonies, se manifeste dès les trois premières mesures.

La dernière phrase de cette première partie profite de ces chamboulements de l’ordre établi pour s’engager nettement dans une musique chromatique. Les broderies, notes de passages et appogiatures interviennent de plus en plus jusqu’à la mesure 15 où l’accord du second temps avec le « fa bécarre » avant la sensible « fa# », superposé à la broderie de la troisième voix sur le « sol# », annonce déjà certaines harmonies wagnériennes : 

Ainsi, cette première partie de la troisième variation, commencée dans le plus limpide diatonisme, s’achève dans un chromatisme de plus en plus accentué.

Mais Beethoven n’a fait que planter le décor de ce qui nous attend maintenant. Les mesures qui suivent sont parmi les plus énigmatiques que le compositeur a produit. Un simple coup d’œil sur la partition nous remarquons que la découpe formelle du thème en 2 grandes entités distinctes fait place ici à  une division ternaire :

1) une progression canonique sur le motif principal de cette variation,

2) une stagnation dans le registre grave 

3) une lente et complexe progression d’accords qui conduit à la fin.

La première de ces phrases renvoie, non plus à la première phrase de la première partie, mais à la seconde. Elle lui emprunte son caractère canonique dans une version ascendante du motif, le tout dans la tonalité de la dominante :

 

Mais vient alors une phrase énigmatique :

Elle a fait couler beaucoup d’encre. D’un point de vue harmonique, plusieurs explications se confrontent. Celle d’un VIème degré est évoquée. L’accord [sol-réb-mi] avec la basse sur le « la » peut s’entendre comme un accord de La majeur  avec septième (dans ce cas, il serait une dominante intermédiaire du IIème degré, ré mineur). Mais alors pourquoi Beethoven a-t-il écrit un « réb » et non un « do# » ? Et que viendrait faire ce « do bécarre «  à la basse ? Il ne pourrait pas être une appoggiature du « sib » (la neuvième de ce présupposé accord de La majeur) car il devrait alors descendre sur cette note et non pas s’en échapper. La solution la plus plausible est évidemment celle d’un Ier degré (avec septième et neuvième) qui se résoudra 5 mesures plus tard sur le IVème. Dans ce cas, le « la » de la basse est une appoggiature de ce « si b ». Il est quand même patent que Beethoven brouille les pistes en imposant cet accord sur le « la » de la basse, faisant croire, le temps d’une croche, que nous allons obliquer vers la tonalité de Ré mineur. Là encore, on peut voir la tension qui se joue entre la construction mélodique et le contexte harmonique. Le but, clairement exprimé par Beethoven est d’utiliser en boucle la petite formule de 3 sons par laquelle commence le motif principal. Il tient, en outre, à ce que les intervalles respectent ceux qui figuraient dans la reprise canonique de ce motif au début de cette seconde partie : tierce mineure descendante et seconde mineure montante. Mais le plus étonnant, n’est peut-être pas tant ambiguïté harmonique que la césure formelle et expressive que ce passage apporte dans le cours de cette variation. Beethoven abandonne ici l’idée des reprises des phrases (quand bien même celles-ci sont-elles incroyablement variées) et voici ce qu’aurait donné ce passage écrit par un compositeur qui se soit contenté de rester fidèle à la découpe formelle imposé par le thème de la valse :

Deux questions se posent alors, si nous acceptions cette facilité d’écriture. La première phrase nous entraînait dans une progression vers les régions aiguës et cette reprise aurait alors brisé tout l’élan, car, elle aussi progresserait vers l’aigu, mais le tout transposé une quinte plus bas. L’autre solution aurait été de la jouer une octave au-dessus de ce que j’ai écrit, auquel cas nous approcherions des limites extrêmes du clavier, chose que Beethoven ne voulait probablement pas encore tenter, car il réservait ces régions pour la dernière variation, le menuet final. De plus, pour conserver une cohérence sonore à toute cette variation, il était préférable de ne pas trop s’éloigner de l’ambitus global de toute cette pièce. Tout cela, je le sais bien, ne sont que des suppositions et je n’ai aucun certitude que ce que j’avance ait réellement parcouru l’imagination du compositeur. Mais il faut examiner les solutions qui auraient pu se présenter à son esprit, y compris les plus banales, pour voir quels problèmes auraient pu en découler. Reste que ces quelques brèves mesures demeurent une énigme et que, peut-être, la meilleure manière de l’aborder est de succomber au saisissement que cette immobilité soudaine provoque dans le cours de cette variation. C’est un rideau qui se lève sur un paysage fantomatique présentant une ombre thématique, puis se referme nous laissant imaginer que la musique pourrait continuer à se continuer ailleurs. Cependant, nous ne sommes toujours pas au bout de nos surprises, car les harmonies qui succèdent à ce passage ne feront qu’ajouter à l’étrangeté de cette musique. 

Ce n’est pas l’ambiguïté tonale qui est ici la source de ces étrangetés, mais bien la position des accords et la conduite des voix qui sont comme un « catalogue » de ce que l’on interdit aux étudiants en harmonie. Bien évidemment, Beethoven était conscient de ce qu’il faisait, et bien évidemment aussi, il avait d’excellentes raisons pour le faire. Si nous examinons les accords, du simple point de vue de leurs relations harmoniques, avec le contexte, nous n’y voyons rien de tellement surprenant. Mais c’est l’agencement des voix internes qui obéit à des mouvements tout à fait étonnants. La principale explication de ce fait relève, du moins à mon avis, de cette fameuse lutte entre les éléments. Ici nous voyons des fragments mélodiques extrêmement rigoureux, car on peut très bien les identifier dans leurs voyages de voix en voix, qui tentent de s’insérer dans un contexte harmonique précis. Les deux ne peuvent pas coïncider de façon à la fois autonome et cohérent. L’une des catégorie doit se plier à l’autre et ici, ce sera l’organisation verticale qui se pliera devant l’horizontale. En d’autres termes, la construction des enchaînements des intervalles, du point de vue mélodique, prendra une réelle autonomie par rapport aux règles harmoniques en vigueur. Cette autonomie des intervalles par rapport à leur contexte harmonique sera l’un des grands principes par lequel Schœnberg s’affranchira des règles de la tonalité. Nous n’en sommes pas encore là, mais il ne fait pas de doutes, que « le ver était dans le fruit » lorsque Beethoven écrivit ces quelques mesures, et qu’il apparaît ainsi comme immensément précurseur de ce qui allait advenir plus tard.

Prenons le premier groupe de 3 notes à la partie principale. Nous y reconnaissons une transformation d’un élément mélodique du thème de la valse, celui justement des séquences, composé d’une seconde mineure et d’une tierce majeure montante :

Ici une tierce mineure et une seconde mineure montante :

Vient ensuite une réponse sur les notes mi-sol et do :

 

Puis, pour terminer deux figures identiques composées d’une seconde majeure montante avec une liaison sur le premier temps :

 

Si nous prenons la ligne de basse, nous voyons une figure qui est proche de la figure précédente :

 

mais que nous avions déjà rencontrée à la fin de la mesure 7 dans la voix intermédiaire :   

On peut d’ailleurs s’apercevoir facilement  que cette petite figure se trouve à peu près partout dans cette variation excepté dans le début de la seconde partie. Dans le cours des mesures qui suivent, on trouve systématiquement cette figure dans différentes voix. Les voici présentées ici sous toutes les transpositions qui vont être utilisées au cours de cette séquence :

 

Voici maintenant l’intégralité de cette séquence dans laquelle on peut voir les relations mélodiques qui voyagent à l’itérieur des 4 parties de cette polyphonie. On peut ainsi s’apercevoir que le second groupe de 3 notes à la partie supérieure (en vert) est déjà énoncée à la 3ème voix dans le premier groupe, ainsi que le premier groupe, toujours à la partie supérieure (en rouge) est rappelé à la fin dans la deuxième voix :

 

 Cette organisation n’est pas le fruit du hasard et c’est probablement la fidélité à ces contraintes mélodiques qui a poussé Beethoven. Voici l’analyse harmonique de ce passage. Le premier groupe de 3 accords obéit, comme dans le thème de la valse, à la transition I-IV, les 2 premiers accords étant des neuvièmes sans fondamentales (ou septièmes diminuées) :

Une question se pose sur le mouvment de la seconde voix. Pourquoi Beethoven a-t-il résolu le « réb » sur le « fa » et non sur le « do » qui se trouve un demi-ton au-dessous ?  J’avoue ne pas avoir trouvé de réponses satisfaisantes à cette question.

Le second groupe est, de loin, le plus « hirsute » de tous. La rencontre mélodique entre le « sol bémol » et le « sol bécarre » dans les parties extrêmes est bien  connu des étudiants d’harmonie (ainsi des professeurs qui l’interdisent) sous le nom de « fausse relation d’octave ». Du point de vue des tonalité, Beethoven profite ici de s’établir un instant dans la région de la sous-dominante, fa, et ce qu’il propose peut s’expliquer par une « réécriture » toute personnelle de la sixte napolitaine. Ici, ce qui aurait dû être placé dans la partie supérieure (solb-mi-fa) serait placé à la basse. Voici ce passage, avec, en dessous, ce que serait une traditionnelle sixte napolitaine dans ce contexte tonal :

Les deux derniers groupes font intervenir de nombreuses septièmes diminuées, donc des accords privés de leurs fondamentales, ce qui renforce grandement le sentiment d’incertitude tonale. Mais en reconstituant les fondamentales absentes, nous retrouvons une succession d’accords sur les degrés IV, V, II et V qui nous ramènent dans la tonalité principale : 

La dernière phrase, partant sur une pédale de ré tenue à la main droite pendant 6 temps, est basée sur des progressions chromatiques (en vert) et fait une belle place à l’accord du VIème degré bémolisé avec sixte augmentée, d’abord dans la région de la dominante [sib-ré-sol#-ré], puis dans celle de la tonique [lab-do-ré-fa#]. Les voix s’écartent du registre médium aux extrêmes, avant de retrouver, dans les deux dernières mesures, la simplicité diatonique par laquelle cette variation avait commencé.