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Variation IV : symétries et dissymétries

Cette variation commence dans un style canonique. Un canon à l’octave utilise un motif qui est dérivé de l’accompagnement en quarte de la basse dans la valse (sol-do) :

Dans le début de la seconde, il s’agit d’une imitation renversée de ce même motif :

 

Cela dit, ce style canonique n’est que le catalyseur de chaque partie car, dans leurs déroulements, elles adoptent des principes d’écritures tout à fait différents. Les secondes sections de chacune d’elles poursuivent une progression de lignes et de figures qui n’appartiennent plus à ce style contrapuntique, mais au contraire à un style mélodique linéaire. Cet exemple, tiré des mesures 7 à 12,  nous montre la progression de la ligne supérieure accompagnée par le rythme pointé de la main gauche :

Quant à son « parallèle » dans la seconde partie, toujours une variation de la progression par séquences, elle reproduit, en des figures différentes, un dessin assez proche de celui de la première partie. En ce sens la seconde partie de cette variation pourrait être considérée comme une transformation de la première :

Mais sous cet aspect, à première vue, symétrique, se cache une savante construction qui joue de ces symétries. En d’autres termes, une construction qui, sous les aspects de la symétrie, introduit un grand nombre de dissymétries. La symétrie et son contraire sont d’ailleurs des facteurs extrêmement dans cette œuvre. Le thème étant de nature absolument symétrique dans sa construction, va être constamment soumis à des gauchissements de tous ordres. Ces dissymétries vont être les éléments novateurs qui vont porter de nouvelles expressions, tandis que les symétries représentent notre mémoire du thème qui sert de base à notre perception. C’est  un des axes qui peut être pris pour l’analyse de ces variations de Beethoven.

En observant le début de chaque partie, en comparant les éléments thématiques avec la structure harmonique, on perçoit un premier élément de séparation entre ces deux catégories. Le tout début propose un style en imitation canonique pendant les 4 premières mesures, tandis que dès la cinquième mesure, débute la progression mélodique que mentionnée plus haut :

Si l’on compare cette séquence avec son « symétrique » lors de la seconde partie, on s’aperçoit que le style canonique est, cette fois-ci, poursuivi pendant les 8 premières mesures (et non uniquement les 4 premières) en suivant la structure harmonique originale du thème de la valse :

Il y a donc fidélité (apparente, nous le verrons) vis à vis de la structure harmonique du thème, mais divergence quant à la technique d’écriture employée.

Si l’on pousse plus loin la traque aux dissymétries, on trouve encore un autre élément qui va dissocier des deux parties entre elles : il s’agit des proportions. La valse est écrite dans une coupe classique de 2 X 16 mesures.  En comptant les mesures de chaque parties de cette variation on en trouve 15 pour la première, et 16 pour la seconde. Il manque donc 1 mesure à la première partie, qui n’obéît donc plus à la découpe classique d’un multiple de 4. Ce détail est des plus intéressants car il se trouve justement situé à l’endroit ou Beethoven passe d’un style d’écriture à l’autre. Récapitulons. Nous avons les 4 premières mesures écrites dans le style canonique. Suit alors ce qui devrait être la reprise à la dominante de ce motif, ce qui se vérifie du point de vue de l’harmonie, mais non pas du choix mélodique. Encore une fois, voici ce qui aurait pu être écrit dans une option totalement symétrique : 

 et ce qui apparaît chez Beethoven :

Ici commence cette progression mélodique linéaire qui va culminer à la fin de cette première partie. Il semble qu’il y ait là une prédominance de la pensée mélodique sur toutes autres considérations. La phrase énoncée à la main droite à la mesure 6 va servir de modèle pour élaborer toute la fin de cette partie. C’est sur cette progression mélodique que Beethoven va s’appuyer dès lors, et il va soumettre les autres éléments à la conduite de cette voix. C’est pour cette raison, de mon point de vue tout du moins, que les proportions se trouvent réduites d’une mesure car il parait évident ici que la conduite mélodique est l’élément moteur de toute cette section et non plus la structure harmonique en 4 séquences (thème à la tonique, reprise à la tonique, progression et conclusion). Il s’agit, là encore, d’un aspect de cette volonté d’indépendance entre les éléments constitutifs du langage musical tel que Beethoven la concevait : faire plier une organisation sous la force d’une autre organisation.

Cependant on peut admirer la façon dont le style imitatif se « dilue » progressivement par cette formule de la main gauche qui condense dans une même ligne la fin d’une voix et le début de l’autre :

Beethoven aurait pu écrire la chose différemment de manière à conserver le style imitatif. C’est-à-dire en continuant le système de canon à l’octave qui débute cette variation. Voici ce que cela aurait donné :

Il y a, de mon point de vue, deux raisons pour lesquelles il a évité cela. La première est qu’il voulait conserver l’aspect « ascensionnel » du thème : la reprise à la dominante intervient en montant et non en descendant :

S’il avait opté pour la réalisation que je proposais plus haut, la voix d’entrée de la main gauche se serait trouvée une sixte mineure plus bas et aurait donc brisé cet élan vers la progression dans l’aigu. L’autre raison, et qui me paraît la plus intéressante, concerne justement cet aspect de « dissolution » d’une écriture contrapuntique dans une écriture linéaire. D’une part la figure de la main gauche avait réduit en une seule ligne ce qui était auparavant distribué dans deux voix à l’octave, mais encore la figure de la main droite, qui elle poursuit une écriture absolument linéaire, fait une imitation de ce qu’aurait été une « véritable » deuxième voix à l’octave :

La conduite de cette progression mélodique nous offre par ailleurs d’autres surprises quant aux dissymétries. La première formule (à la mesure 7) est basée sur la double appogiature (descendante et montante) du « mi » par les notes « fa » et « ré# » (cela rappelle la seconde variation) mais est englobée dans un phrasé couvrant 4 temps :

La mesure suivante présente une variation de la précédente qui réintègre une mesure à 3 temps :

La mesure 9 reprend le dessin de la mesure précédente mais transpose les deux dernières notes. Ceci suit le dessin général des séquences montantes de la valse :

La mesure 10 commence comme une transposition de la mesure précédente mais Beethoven introduit une liaison entre le second et le troisième temps qui fait que celui-ci, à la différence des deux premiers, n’est pas transposé et reproduit le même dessin mélodique que celui de la mesure précédente :

Les 2 mesures qui suivent introduisent des sauts d’octaves qui montent chromatiquement sur « sol », « la bémol » et « la  bécarre » mais articulés dans des groupes de 2 temps. Notons que l’accompagnement de la main gauche est lui résolument ternaire :

Les 2 mesures finales reproduisent une variante du dessin mélodique principal mais, cette fois-ci, articulée sur une période de 4 temps si l’on prend en compte l’accord du IIème degré sur la qui soutient tout ce passage :

Restons encore sur ce passage pour remarquer comment Beethoven, tout en conservant l’enveloppe générale de cette section (ici la progression en séquences), introduit de nouvelles (et curieuses) harmonies. Tout d’abord, au lieu de faire des emprunts à la sous dominante comme dans le thème, il module à sus-dominante, le ton de la relative mineure :

De cet accord, considéré maintenant comme un deuxième degré de sol (la dominante du ton principal), on pourrait penser qu’il va s’installer dans cette région jusqu’à la fin de cette première partie. Il va, certes, le faire, mais avant cela il passe par un ton très éloigné du ton de la dominante : fa mineur. Il aurait pu l’introduire par un mouvement chromatique de la basse sur « si bécarre » aboutissant au do comme dans l’exemple ci-dessous :

Mais il a préféré produire un autre « choc modulatoire » en introduisant brutalement cet accord de fa mineur qui produit un effet d’étrangeté que la réalisation précédente aurait atténué :

La seconde partie, nous l’avons vu, amplifie le style canonique qui n’était qu’esquissé au début. Mais elle ajoute un autre élément qui est l’extension de la registration. Au milieu de cette séquence, la main gauche produit des batteries, très vite stabilisées sur le « sol » grave », au-dessous de laquelle le motif en canon va se déployer avant de gagner le registre aigu :

Mais c’est encore sur le motif en séquences que Beethoven va provoquer quelques secousses harmoniques. La première séquence est conforme au thème de la valse par son enchaînement I – IV :

Sa reprise apporte un premier indice de la secousse à venir, par le mouvement chromatique de la basse sur le « sol bémol »  qui pourrait s’entendre comme un accord de dominante de «si mineur » : fa# – la# – do# et mi :

Pourquoi si mineur alors que nous sommes dans la région de fa majeur (la sous-dominante du ton principal) ? La question reste en suspens. La résolution de ce « sol bémol » sur le « sol naturel » est là pour nous rassurer : il ne s’agissait que d’une note de passage  et nous restons bien dans la région de fa majeur :

Mais vient ici la secousse : un accord de 7ème de dominante du si, donc une dominante de mi mineur ! Après la réolution sur fa majeur, cet accord de septième sur si est la chose la moins concevable que l’on pourrait imaginer : un intervalle de quarte augmentée les sépare :

 Ne serait-ce pas que cet accord de « si » aurait été préparé par celui que nous évoquions juste auparavant ? Fa# (ou sol bémol) dominante de « si », lui même dominante de « mi »… L’ambiguïté tonale est très grande et le chemin que prend Beethoven pour nous ramener à la tonique est loin d’être des plus parcourus dans la littérature qui le précédait. Ce style de modulation brusque à la quarte augmentée se retrouve dans quelques autres œuvres de Beethoven, comme son concerto pour violon, mais reste très marginal.

Beethoven nous introduit en mi mineur, et c’est ici, le début d’une série d’emprunts à ce ton de la médiante, qui sera un des traits harmonique caractéristique de cette œuvre. Nous le constaterons dès la variation suivante.