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Variation V : l’art des bousculades

La question harmonique soulevée par la variation précédente va trouver ici une réponse. Cette réponse pourrait se comprendre comme la substitution de la dominante par la médiante. Cette modification des poids harmoniques trouve ici une réalisation décisive en ce sens que la première partie de cette variation se termine en mi mineur et, par conséquent, la seconde partie commence dans cette tonalité. Le pôle opposé au do majeur n’est non plus sol majeur mais mi mineur. Il y parvient à cette tonalité, dans le début, grâce à une marche harmonique descendante. L’accord de la mineur qui se trouve à la mesure 13 est à la fois le VI degré de do majeur et le IV de mi mineur. Il est intéressant de reconstruire cette marche harmonique en la faisant aller vers la dominante pour constater la pauvreté qui s’en serait dégager si Beethoven avait choisit cette option. Il est clair que cette possibilité a du traverser son esprit, ne serait-ce que pour s’en éloigner. La formule choisie par Beethoven trouve une efficacité redoutable , non par au moment de la modulation vers l’accord de mi mineur, mais dans le fait qu’une fois cet accord donné, il y insiste et termine cette première partie sur cette tonalité.

J’invite à jouer ces deux versions pour se convaincre de la surprenante direction que cette musique prend à la fin. Les voici, en haut la version « banale » avec son chiffrage dans la région de la tonique, en bas, la version que Beethoven a écrite, avec son chiffrage dans la région de la médiante :

Notons, qu’à la fin, Beethoven introduit la résolution sur le mi mineur, non pas sur le premier temps, mais sur le troisième temps de la mesure précédente, provoquant ce qui s’appelle, dans harmonie, une syncope d’accord. Cette syncope n’est pas là par hasard (peu de choses le sont chez Beethoven) puisque c’est sur cette technique qu’il va construire le début de la seconde partie. On peut très bien l’apercevoir dans les accords de la main droite, attaqués sur le 3ème temps et liés sur les 1er temps des mesures qui suit :

Il faut remarquer ici la façon extrêmement mystérieuse avec laquelle Beethoven réintroduit la tonalité principale d’Ut majeur. Le mystère est dans l’effet que cet enchaînement provoque mais pas dans le chemin qui le constitue car ici Beethoven va au plus court : il enchaîne simplement les degrés III et I donnant subitement à cette musique une atmosphère modale que ne dédaigneront pas, après lui, Brahms et Wagner et même un compositeur français comme Fauré. Une autre piquante « brusquerie » se trouve dans les mesures 27 à 28. Une fois regagné le ton principal, Beethoven s’engage, comme souvent dans cette œuvre, dans les séquences de la seconde partie en respectant l’harmonie du thème initial, c’est-à-dire l’enchaînement I – IV :

 Au lieu de moduler vers la dominante avant de revenir à la tonique, comme le thème le propose, il produit un autre « choc modulatoire » par un emprunt soudain et brutal à la tonalité de ré bémol majeur :

Ce ré bémol a été introduit juste avant par l’accord de dominante de ce fa majeur doté de sa neuvième mineure :

Par rapport au fa majeur, récemment installé, l’accord de ré bémol ne sonne pas de façon très étrangère. Mais c’est par rapport à ce qui suit que va se loger l’étrangeté. Ré bémol est la « sixte napolitaine » de do majeur, et la manière dont Beethoven va réintroduire la dominante de la tonalité principale (respectant en cela les habitudes classiques car une sixte napolitaine précède toujours une dominante) est particulièrement abrupte. Sixte napolitaine ? « Napolitaine » peut-être, mais « sixte » surement pas ! C’est par commodité que nous l’appelons comme cela mais ce n’est pas dans sa position de sixte que cet accord est présenté, mais dans sa position fondamentale. Il se créé alors une tension entre le  ré bémol et le sol qui repose sur l’intervalle de quarte augmentée (« diabolus in musica ») que l’on retrouvera plusieurs fois au cours de cette œuvre ;

Cette relation harmonique à la quarte augmentée a été évoquée lors de la précédente variation. La particularité que l’on avait rencontré à la toute fin de la première partie (la résolution de la cadence sur le troisième temps et non sur le premier) trouve, dans cette seconde partie, une autre fonction. Le dernier accord qui précède soit la reprise, soit la fin, n’est pas un accord de dominante mais encore un accord du IIIème degré. La présence du mi à la main gauche fait la différence :

Cette ambiguïté a pour but de préparer la reprise de cette seconde partie qui commence, nous l’avons vu, par la tonalité de mi mineur. La mesure qui sert de transition entre ces reprises commence bien par un accord de tonique d’Ut majeur, ce qui est logique pour terminer cette seconde partie, mais qui se trouve immédiatement succédé par un accord du VIIème degré, c’est à dire un dominante de la médiante mi mineur :

Si l’on examine cette variation du point de vue du tempo, nous avons affaire ici à une sorte de « scherzo » qui n’en est pas un évidemment, car il n’est pas bâti sur le même modèle. La dernière variation nous présentera également un menuet qui n’en est pas un. Le motif principal, avec ses deux croches répétées ne peut que faire penser à la figure initiale du thème, mais privé ici de toute dimension ornementale. Il se trouve placé sur la quarte descendante [do-sol] que nous connaissons bien car c’est la partie de basse qui ouvre ce thème. Donc nous avons ici un mélange de la cellule rythmique du début du thème avec la cellule intervallique de son accompagnement :

Une des idées maîtresse de cette variation consiste en une progression « par étages » successifs. Le motif, progresse du grave à l’aigu, avec une augmentation des voix à chaque reprise : 1, 2,3 puis 5 voix pour les accords conclusifs :

La même construction est adoptée pour le début de la seconde partie mais de façon différente. Ici il s’agit de la constitution du même accord tenu qui se déroule du grave à l’aigu :

Nous retrouvons une autre symétrie dans le traitement des phrases conclusives des deux parties, mais là aussi exprimées de manière différentes. La première partie est typique de ces resserrements rythmiques dont Beethoven s’était fait une spécialité :

L’accentuation par groupes de 2 temps produit une sorte d’accélération qui n’est pas rythmique car le tempo ne varie pas, mais harmonique : les harmonies changent à chaque temps alors qu’elles étaient stables sur plusieurs mesures dans le début. Les changements des accords se déroulent d’ailleurs suivant une progression qui part de 2 X 4 mesures au début, 4 X 3 temps ensuite, puis à chaque temps à la fin. La manière dont Beethoven va reproduire cet effet de resserrement dans la seconde partie sera, assez identique du point de vue rythmico-harmonique, mais il sera préparé par un premier resserrement consistant en des imitations entre la main droite et la main gauche, se distribuant la cellule de deux croches alternativement :

Ce contraste est ici d’autant plus frappant, que cette seconde partie a commencé dans l’immobilité la plus parfaite. Le traitement dramatique des contrastes et l’organisation des tensions et des détentes sont ici caractéristiques du plus « pur » Beethoven. Un effet, comme ce resserrement rythmique à la fin de la première partie, doit être amplifié lors de sa reprise dans la seconde partie. Et c’est par une sorte de « bousculade » rythmque que Beethoven parvient à nous surprendre au délà de la surprise, car la reprise de cette dernire est, dand une certaine mesure, attendue.