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Entretien avec Jean-Pierre Derrien (1995)

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Entretien réalisé à l’Ircam le 19 avril 1995 

JPD : Vous êtes compositeur, professeur, vous êtes et avait été chercheur à l’Ircam. Mais tout ça est organisé, me semble-t-il, autour du travail central de compositeur. Alors comment devient-on compositeur, quand on est né en 1952 et qu’on arrive à 20 ans dans un paysage extrêmement encombré par une génération très présente, celle de Boulez, Stockhausen, Xenakis et autres ?

 

PM : Je devais avoir douze ou treize ans lorsque j’ai commencé à composer. Je ne savais même pas qui étaient Boulez, Stockhausen ni Xenakis. Mon univers était surtout celui de quelques pièces de musique classique que je connaissais par mes études de piano : les œuvres de Chopin, quelques sonates de Beethoven et de Mozart, un univers très réduit dans le temps. Ensuite, toujours grâce au piano, j’ai découvert Debussy, Ravel, Bartok et Stravinsky. J’ai fait plusieurs essais en composition sous ces influences vers l’âge de quinze ans. Ce n’est qu’un ou deux ans plus tard que, par l’intermédiaire de Gérard Condé, j’ai découvert la musique de l’École de Vienne ainsi que quelques pièces contemporaines. Il m’a présenté à Max Deutsch, qui était un élève du Schönberg de l’époque viennoise, avec lequel j’ai commencé à travailler. Il y avait, parallèlement, toute une activité musicale à Paris – puisque j’habitais Paris et je crois que c’est très important -, qui m’a permit de connaître la musique de mon époque. C’étaient les concerts qu’organisait Maurice Fleuret au Théâtre de la Ville, les SMIP. Parmi toute sorte de choses il y avait surtout, chaque hiver, un concert de Stockhausen. Cela a été des véritables chocs. J’ai découvert Mantra à sa création, Hymnen, Momente, Gruppen, Carré. C’est également à cette époque que j’ai eu la révélation de la musique électro-acoustique. Les concerts de Stockhausen étaient, chaque année, mon « Woodstock personnel ». Je les attendais avec impatience. J’ai eu de la chance d’avoir vécu cela. Il y avait aussi quelques concerts qu’avait donné Boulez avec le BBC Symphony Orchestra. Je me rappelle surtout de la création d’Eclats-multiples avec Michel Beroff au piano, concert dans lequel Boulez a également dirigé Amérique de Varèse et la version pour orchestre à cordes de l’opus 5 de Webern. Je me rappelle de ce concert comme quelque chose de très important pour moi, parce que Boulez, qui vivait à New-York à cette époque-là, ne dirigeait presque jamais en France. Il y avait quelques disques, mais pas énormément. Je le connaissais surtout par ses partitions et ses livres. Je connaissais son oeuvre surtout d’un point de vue théorique, ce qui n’était pas le cas de Stockhausen qui venait régulièrement à Paris. Ces deux types de fréquentations différentes, l’une plus théorique, l’autre plus vivante, ont finalement orientés très fortement mes choix de compositeurs au début.

 

JPD : Est-ce que ces livres de Boulez ont été des outils que vous avez pu immédiatement utiliser ?

 

PM : Absolument pas. Je pense d’ailleurs que c’est impossible de les utiliser ainsi sans faire du sous-Boulez, ce qui est arrivé à plusieurs personnes. Mais cela m’a fortement marqué d’un point de vue intellectuel et méthodologique, comme une certaine éthique de la composition, ce qui est à mon sens plus important que les techniques elles-mêmes. Cela m’a ouvert les yeux sur une manière de concevoir la musique que je ne connaissais pas. Mon rapport à la composition était très « romantique » à cette époque. C’est-à-dire que composant de manière intuitive, puisque comme tout débutant sans métier réel on ne peut composer qu’avec l’intuition, j’ai acquis certains réflexes et une certaine méthodologie de pensée qui m’a ouvert des horizons différents de ceux que je possédais dans mon éducation. Le recours à la pensée structuraliste et la place de la technique dans l’invention ont été les principaux outils intellectuels que j’ai retiré de ces lectures.

 

JPD : Mais ces outils intellectuels différents de ceux de la fin du siècle, est-ce que l’on ne devait pas, à l’époque où vous êtes arrivé à la composition, les connaître par le conservatoire ?

P.M. Mais je n’étais pas au conservatoire. Je n’y suis allé que bien après, en 1974. Je vous parle des années 69-70, lorsque j’avais dix-sept, dix-huit ans. J’ai fait ce travail moi-même. Évidemment, des gens m’ont aidé, mais je reste persuadé que l’on apprend à composer tout seul. D’ailleurs, aussi loin que je puisse me souvenir, j’ai commencé à écrire la musique au moment où j’ai appris à la lire lorsque je devais avoir onze ou douze ans. L’écriture et la lecture sont venues de manière pratiquement simultanée chez moi.

 

JPD : Qu’est-ce que vous avez appris au conservatoire ?

 

PM : On m’avait présenté Michel Philippot qui y enseignait la composition, et dont j’avais assisté à une conférence sur des travaux de formalisations musicales éffectués sur ordinateur. L’informatique musicale était une discipline encore balbutiante à cette époque. J’avais envie d’en savoir plus. Pierre Barbaud, un des pionniers de l’informatique musicale venait souvent à la classe. Il m’a ensuite invité à travailler à l’INRIA, un centre de recherches scientifique dans lequel j’ai fait mes premières armes dans le domaine de l’informatique musicale. Nous travaillons sur cartes perforées à cette époque ! Finalement, j’avais été au conservatoire un petit peu pour voir ce qui se passait et pour entrer aussi en contact avec des instrumentistes, ce qui ne s’est guère produit. Mais mis à part la personnalité de Philippot, qui m’a montré des méthodes de composition à partir d’éléments probabilistes que j’ai utilisées dans plusieurs de mes pièces à l’époque, mon passage au conservatoire n’a pas été une révélation surprenante car je pense ma personnalité de musicien et mes choix étaient déjà très formés à cette époque. J’avais déjà étudié assez profondémment l’analyse, l’harmonie et le contrepoint avant d’arriver au Conservatoire. J’avais également participé à plusieurs festivals tels que ceux de Royan et de Metz. Je ne veux pas dire qu’on évolue plus ensuite, cela serait dramatique, mais je pense qu’il y a un moment, dans la jeunesse, ou l’on arrête ses choix pour une assez longue période. Ce n’est qu’ensuite que l’on peut remettre à nouveau se remettre en question. Le conservatoire est probablement arrivé trop tard et trop tôt à la fois. C’est pourquoi je n’en garde pas un souvenir impérissable.

 

JPD : Pourquoi aviez-vous fait vos études classiques après avoir commencé à composer  ?

 

PM : Par curiosité et par envie personnelle. Je pense que l’essentiel pour un compositeur c’est, avant tout, le désir. Attendre d’avoir un métier entre les mains pour commencer à composer est, pour moi, suspect. Il faut qu’il y ait un désir d’écrire de la musique même avec deux ou trois bouts de ficelle, sans métier. C’est absolument indispensable. C’est cependant une condition nécéssaire mais non suffisante pour être compositeur. À ce sujet, je regrette beaucoup que l’on a énormément délaissé cet aspect de l’écriture musicale après 68. Cela peut paraitre « vieux jeu » mais je ne connais pas d’autres moyens pour une formation solide de l’oreille. Je crois que c’est Bério qui a dit que le contrepoint est la meilleure discipline pour relier le crayon au cerveau en passant par l’oreille. Cela peut aussi devenir une prison, ça dépend de l’imagination des gens, mais l’étude des techniques classiques développe l’écoute interne. Cela apprends à écouter des intervalles, des accords, à imaginer mentalement ce que l’on écrit. Il existe peut-être d’autres moyens à découvrir, mais personnellement je n’en connais aucun. Lorsque je rencontre certains étudiants, je m’apperçois qu’ils lisent très peu de partitions et ont une pratique de la musique qui passe beaucoup plus par le disque que par la lecture. Cela est surtout vrai chez ceux qui viennent du monde électroacoustique et désirent écrire pour des instruments. Ils sont les victimes d’une énorme scission que l’on a volontairement entretenu entre les partiques de studio et celles de la table. Je me bats sans arrêt contre cela. Je me souviens très bien, lorsque j’étais au Conservatoire, du mépris réciproque qui régnait entre ces deux populations. Je trouve cela dramatique. Beaucoup d’étudiants d’aujourd’hui subissent les conséquences néfastes de ces querelles de clocher, et il faudra des années avant de pouvoir effacer cela. Je me demande parfois quelle réalité sonore leur provoque la lecture d’une partition, quelle est la dimension de leur écoute intérieure. C’est un grand danger parce qu’un compositeur qui veut écrire une partition, ne peut le faire qu’avec une écoute intérieure très formée sinon comment entend-il ce qu’il écrit pour orchestre ?

 

JPD : Est-ce que vous pensez qu’une bonne formation de compositeur passe aussi par une connaissance de la musique prétonale ?

 

PM : Cela ne peut pas faire de mal. On doit avoir une idée, au moins subjective, de la manière dont les choses se sont déroulées et ont évolué. Mais ici, ce n’est pas d’une formation de oreille et de l’écriture dont il s’agit mais plutôt de culture personnelle ce qui se place à un niveau tout à fait différent. On doit avoir aussi une connaissance, ne serait-elle que superficielle, des musiques extra-européennes (terme un peu post-colonial que je n’aime pas), des musiques d’Océanie, d’Afrique, ou du Japon. Cela nous montre une autre manière de concevoir les sons, de concevoir la musique et relativise  notre situation. C’est comme le théâtre, je pense que c’est magnifique d’écouter une pièce de Molière ou de Shakespeare, mais il faut aussi voir ce qu’on fait les japonais dans le domaine du théâtre. Cela donne une vision complètement différente.

 

JDP : D’autres moyens d’expression, comme la peinture, nourrissent-ils votre imagination ? Parce qu’il est très frappant, par exemple – pour prendre le cas de Claudel, à propos de l’Extrême-Orient – que Claudel ait profondément modifié le théâtre, d’une part en connaissant l’Extrême-Orient et d’autre part par l’influence d’un autre art, en l’occurrence Wagner. Quelles sont les personnes, les œuvres, qui vous ont, au moment où vous commenciez à composer, aidé à féconder votre imagination pour prendre des choses ailleurs.

 

PM : Chez moi, la littérature a eu beaucoup d’importance. Dans les auteurs qui m’ont beaucoup intéressé, il y a eu au début Baudelaire, dans ses œuvres et ses critiques. Je crois que c’est en lisant les textes de Baudelaire que j’ai aussi compris qu’un artiste était quelqu’un qui avait une langue à travailler, qui devait se soucier de problème de forme, de problème de compréhensibilité et cela, c’est une idée qui ne m’a jamais quitté. Quand il écrivait : « il est impossible qu’un artiste ne contienne pas un critique », cela m’a fortement impressionné. Je devais avoir à l’époque quinze ou seize ans lorsque j’ai lu les critiques qu’il a faites sur la peinture, sur les salons, sur Delacroix, sur Wagner. Dans un autre domaine je m’étais beaucoup intéressé aux films d’Orson Welles. Particulièrement dans ses idées de narrativité qui étaient placées dans le désordre avec ce procédé de flash-back que l’on trouve dan Citizen Kane et que j’ai vu ensuite dans un livre tel que Big money de Dos Passos. D’ailleurs, j’avais fait une pièce, que j’ai un peu oublié maintenant, qui s’appelait Puzzle, et qui était provoquée par cet apparent désordre de présentation des choses. Il y a eu aussi des plasticiens, comme Pollock, qui m’ont directement influencé dans la recherche d’une certaine image sonore. Je me rappelle très bien que j’avais vu, dans certains tableaux de Pollock, des choses qui m’avaient particulièrement frappées. D’une part, le non-contrôle, un geste totalement spontané et non prémédité, qui s’interpénêtre avec des couches apparemment plus ordonnées. Mais chez Pollock cela recèle une violence interne très forte. C’est certainement ce qui fait la différence avec beaucoup d’autres, je n’ai aucune explication à cela d’ailleurs. Mais, cela m’a directement influencé dans les pièces que j’ai faites à l’époque, dont l’une, Numéro cinq, est une pièces très dures et très violente. Elle déchaîne des flots de notes un peu à la manière d’une giclure chez Pollock. Pratiquement personne n’a aimé cette pièce. Je comprends cela mais il fallait absolument que je la fasse. J’ai composé ensuite Numéro huit  (tous ces titres font références à certains titres de Pollock) ou un très grand orchestre me permettait de produire une sorte d' »all over » sonore.

 

JPD : Si, maintenant que vous avez un métier, que vous avez une œuvre derrière vous, vous deviez enseigner sinon la composition à quelqu’un qui est dans le même état que vous à l’époque où vous aviez 14-15 ans, où vous commenciez sans métier mais avec des impressions fortes, qu’est-ce que vous conseilleriez comme méthodes de travail ? Comment fabrique-t’on son outil ?

 

PM : Lorsqu’on est jeune et qu’on désire composer, je crois qu’il faut arriver à se faire violence soi-même. C’est-à-dire qu’il ne faut pas avoir peur de rentrer dans des positions extrémistes pour canaliser, parmi tout le flot d’informations qui nous parvient, les éléments qui nous touchent et questionnent le plus. Si l’on a pas le courage de prendre des positions extrémistes à cet âge là, ce n’est pas plus tard que cela viendra. Il faut ensuite faire confiance au temps pour assouplir – je ne dis pas ramolir- ses propres conceptions. Finalement il y a une chose qui me paraît importante dans le rapport aux autres arts, c’est que ce sont des concepts que l’on véhicule sans pouvoir les transposer directement dans la musique. Quand Claudel a pris des choses de Wagner, il n’a pas récupéré tout l’héritage Wagnérien… C’est vraiment un changement de structure mentale qui s’opère. À partir du moment ou l’on transporte un concept d’une discipline dans une autre, on se trouve en face d’un problème : il faut trouver le moyen technique pour plier le concept à sa propre discipline. Et à mon avis, c’est là que l’on trouve des solutions intéressantes. Lorsqu’on éprouve un désir assez fort d’exprimer quelque chose, on a pas forcémment un outil mental à sa disposition. Comme il faut que ces choses-là sortent, qu’il y a même une certaine urgence intérieure à cela, on doit alors trouver la solution. En composition, je crois beaucoup aux solutions d’urgence. Je compose d’ailleurs très vite, je réfléchis longtemps car c’est toujours très contrôlé chez moi, mais j’écris très vite. C’est dans ma nature, ce n’est pas le fruit d’une volonté.

 

JPD : Est-ce à dire que pour les problèmes que vous vous posez, les difficultés que vous ressentez, vous éprouvez le besoin de consulter Richard Strauss, Stockhausen… ?

 

PM : Cela joue en sens inverse. Ce n’est pas lorsque j’ai un problème de composition que je vais en trouver la solution dans d’autres partitions mais c’est plutôt la lecture de partitions qui déclenchent chez moi des idées, des images sonores que je transforme ensuite jusqu’à les faire totalement miennes. Par exemple il y a une image qui me revient très souvent et que je ne cesse de développer et qui, je crois, va me tenir pendant longtemps, c’est un tout petit extrait dans La femme sans ombre de Richard Strauss. La première fois où apparaît le thème de l’ombre il y a une superposition d’arpèges (fa, si bémol, do, fa, si bémol, do, fa etc), qui sont joués du grave à l’aigu avec plusieurs instruments. Cependant la même matrice est jouée dans sept ou huit rythmes différents ce qui donne une sorte de « moirure sonore » très évaporée et insaisissable. C’est cette complexité de textures qui m’a vraiment passionné ici. Il y a d’autres choses comme ça chez Strauss ainsi que dans le dernier Debussy. On a un objet musical qui se démultiplie à l’intérieur de l’orchestre et ce sont ces superpositions en abimes d’une même idée exprimée de manière différentes qui donnent naissance à des images sonores, qui, chez moi, sont très fortes. Ce sont ce genre de choses que je prends carrément chez d’autres compositeurs. Ce sont des concepts généraux plus que des techniques. J’ai l’impression que plus j’avance en âge, plus mon contact avec les partitions s’agrandit. Lorsque j’ai composé Cryptophonos pour piano à l’âge de vingt ans, mon univers était beaucoup plus étroit : c’était l’école de Vienne, Boulez, Barraqué, Stockhausen, Xenakis et puis c’est tout. Plus j’avance, plus mon contact s’agrandit. La fréquentation des opéras de Wagner et de Strauss, des symphonies de Mahler, des oeuvres d’orchestres de Debussy ou de Stravinsky, que je ne connaissais que très superficiellement à l’époque, a considérablement développé mon imagination, tout particulièrement dans le domaine de l’orchestre. La musique plus ancienne, celle de l’époque baroque ou du Moyen-Âge m’est plus étrangère. Il faut passer par trop de filtres. La musicologie, les critères d’authenticité, les querelles sur l’interprétation, sur les tempérements, tous ces obstacles font que c’est une musique qui n’agit pas sur moi de manière directe. Cela viendra peut-être un jour, peut-être jamais, mais pour l’instant ce n’est pas prêt.

 

JPD :  Mais au début, aviez vous éprouvé le besion de vous servir des outils de la génération précédente, Boulez, Stockhausen, Nono, Cage, Kagel, Ligeti,sous êtes vous jamais dit  : « c’est à partir de Xenakis ou des sériels que je vais travailler » ?

 

PM : Mon petit lait a été sériel. Les deux figures qui m’ont vraiment marqué au départ, c’étaient Boulez et Stockhausen. Je trouvais ces deux univers extrêmement liés. J’ai eu des rapports beaucoup plus éloignés avec les autres compositeurs. Xenakis m’a beaucoup intéressé par ses son idée de la perception globale et ses conceptions probabilistes mais son œuvre n’a jamais eu, pour moi, la force de celles de Boulez et de Stockhausen. C’est un peu comme Varèse, ce sont des musiques, qui peuvent être très fortes à la première écoute mais ne gagnent pas toujours à être réécoutées car elles renvoient une image qui est finalement toujours la même. Ligeti également dans une certaine mesure bien que la facture de ses partitions procèdent d’une écoute beaucoup plus développée. Je n’y vois pas un champ suffisamment vaste, il y a eu l’époque des micro-polyphonies et des continuums, maintenant son langage a changé et il travaille surtout sur des polyrythmies. Il y a des choses très intéressantes, mais pour moi, cela provoque une perception qui ne se renouvelle pas suffisemment. Kagel, non. Le théâtre musical ne m’a jamais intéressé. L’exemple des sonates et interludes pour piano préparé de Cage m’a intéressé car il brise la continuité du timbre du piano, ce que l’on fait maintenant avec l’électronique. Mais la chose qui me préoccupait beaucoup plus à l’époque, c’était l’électro-acoustique. Pas la manière dont elle était utilisée au GRM par exemple, mais les possibilités sonores qu’elle recelaient telles que je les avais percues chez Stockhausen.

 

JPD : Justement pour parler d’électroacoustique, est-ce qu’à un moment, comme certains continuent de le penser, les sons produits par d’autres sources sonores que les instruments acoustiques vous ont paru intéressants à développer en tant que tels ou bien est-ce que vous avez éprouvé le besoin de lier les technologies, dont toutes les technologies de l’Ircam, à des instruments acoustiques de la tradition ?

 

PM : Pour moi, le problème n’est pas les sons eux-mêmes, parce que la manière dont la perception classifie les sons est finalement beaucoup plus complexe. Lorsqu’on écoute des sons, même si ces sons sont fabriqués de manière totalement artificielle, on peut parfois les classer par familles que l’on peut identifier. Mais le problème du son lui-même ne m’a jamais préoccupé. C’est son rapport à un discours qui m’importe. Si je les ai utilisés avec des instruments traditionnels, c’est que j’avais envie de réintégrer les notions d’interprétation, qui me parait la chose la plus importante dans une musique qui, traditionnellement, en a été privée. Pour moi la musique passe par un médium qui est l’interprète, je suis un adepte du spectacle vivant.

 

JPD : Je voudrais savoir comment, pour un compositeur qui est jeune et qui commence à travailler, s’établit la communauté, qui est absolument nécessaire, avec les interprètes ?

 

PM : Au départ, cela s’établit de manière très violente, très agressive. Je me rappelle ma première pièce qui a été jouée en concert au festival de Royan en 72 ou 73. J’avais très très peu de métier d’orchestration à cette époque. J’avais écrit le matériel moi-même. C’était mal écrit (c’était écrit trop petit pour les percussions) cela a provoqué des grandes tensions avec les instrumentistes. Lorsqu’on compose on est toujours en face de soi-même et puis, d’un seul coup, on sort de son isolement de compositeur et on se retrouve en face de 15-20 personnes, qui font du mieux qu’ils peuvent par rapport aux conditions qu’on leur donne. Au début, le contact peut être très difficile. Je crois que les choses s’améliorent si on réussit à garder un contact permanent avec le milieu instrumental. Ce qui est très dangereux à mon avis, c’est de n’avoir que des contacts épisodiques avec les instrumentistes ou avec les orchestres. Je crois beaucoup au pragmatisme dans ces choses-là. Je pense qu’un compositeur doit savoir bien écrire pour les instruments, même s’il écrit des choses difficiles, inhabituelles. Il ne doit pas être éloigné du contact avec les instrumentistes. La meilleure manière de pousser l’instrumentiste dans des régions plus éloignées de ce qu’il a l’habitude de faire, c’est d’avoir un contact assez périodique avec lui. C’est de le faire en connaissance de cause et non par désinvolture.

 

JPD : Une chose me frappe quand on regarde votre catalogue, c’est qu’il y a beaucoup d’œuvres extrêmement développées dans le temps, et puis maintenant, commencent à apparaître, au contraire, des pièces très courtes pour solistes ou orchestres. Est-ce que ce sont deux directions de travail différentes que maintenant vous avez besoin d’explorer en même temps ou est-ce qu’il y a des choses qu’on ne peut trouver que dans des propos très concentrés ?

 

PM : Quand on est un jeune compositeur, qu’on est gentiment apprécié, qu’on suit votre travail, qu’on regarde ce que vous faites, ce qui était mon cas au début, on nous fait toujours des propositions de musique de chambre. On se dit  :  » on va le tester sur un petit effectif et sur une petite durée. On lui demande une pièce pour neuf à douze musiciens qui va durer de dix à quinze minutes ». Cela a fini par faire des catégories comme les dramatiques de télévision qui font 54 minutes environ et c’est même devenu une norme dans les concerts de musique contemporaine. Il se trouve que j’ai eu mon lot de ce genre de pièces-là et que la musique de chambre n’est pas quelque chose qui me passionne au même titre que l’orchestre. Un jour, je me suis dit : « Ca suffit. Maintenant, je vais créer des pièces longues et il n’y aura que moi dans le concert » .Après tout, si vous allez écouter une pièce de Beckett ou d’Adamov au théâtre, on ne la met pas en première partie d’une autre de Tchékov et de O’Neil ! Zeitlauf etAleph  sont des pièces qui durent environ une heure ce qui posaient des problèmes de forme différents, parce que ça fait intervenir la mémoire à une autre échelle. Pour structurer la musique sur plus d’une heure, il faut faire intervenir des éléments reconnaissables qui puissent servir de repères. Le fait que j’ai écrit récemment des petites formes est exactement pour des raisons semblables à celles que j’ai eue lorsque j’en ai écrit des grandes. C’est une manière de m’exprimer qui est différente de ce que j’ai l’habitude de faire. Quand j’ai fait des grandes formes, c’était un challenge parce qu’on ne m’en avait jamais proposé. Quand j’ai écrit des pièces très très brèves, ça pose à nouveau le problème de la forme, de ce qu’on veut exprimer. Il y a des éléments, si l’on sait qu’on ne va pas les développer, qu’on va présenter d’une manière tout à fait différentes que lorqu’on décide de s’y tenir pour un moment. Quand on décide de faire quelque chose de court, on sait qu’il faut aller à l’essentiel et on a une réaction complètement différente quand on écrit. Mais le plus important, et je n’ai aucune explication à ce phénomène, c’est que certains éléments recelent en eux-même une idée du temps qu’ils vont occuper. C’est un peu comme un code génétique. Quelque chose me dit que telle ou telle idée se suffit à elle-même et mérite d’être inscérée dans une petite forme, et telle ou telle autre nécéssite un long développement. Je ne sais pas si j’ai beaucoup de qualités mais j’ai un sens inné pour ces choses là. Mais encore une fois je ne peux en fournir aucune explication.

 

 

JPD : Vos oeuvres longues sont des souvent liées à un texte. Est-ce que le texte permet d’organiser des structures plus longues ?

 

PM : Ce n’est pas le texte qui porte la durée de l’oeuvre. Pas dans Aleph, en tout cas parce que c’est moi qui l’ai écrit et je pense qu’il n’a pas une immense valeur littéraire.

 

JPD : Ce sont des échafaudages ?

 

PM : C’est aussi le fait d’introduire de la voix, qui donne une respiration à la durée de l’œuvre. C’est vrai que je me voyais mal écouter une pièce de 80 ou 70 minutes simplement pour orchestre. Je me suis dit que s’il y avait une voix qui intervenait à certains moments, cela donnera des points d’ancrage et des éléments de fraîcheur. C’est peut-être la même chose qui est arrivé avec Mahler dans ses symphonies, je n’en sais rien. Cela amène une personnalisation à un certain moment, la posibilité pour le public de se focaliser sur quelque chose de précis. C’est une sorte de zoom.

 

JPD : Vous avez essentiellement fait les pièces avec informatique pour des instruments solos, et puis, il y a un cycle, la Partition du ciel et de l’enfer, où vous utilisez un orchestre plus nombreux. Est-ce qu’actuellement, vous allez jusqu’à imaginer une pièce de grand orchestre, qui s’adjoindrait également les techniques que vous avez utilisées dans ce cycle (Pluton, Jupiter…) ?

 

PM : Oui, bien sûr. C’est ce que je vais faire dans l’opéra sur lequel je commence à travailler. Je vais utiliser ces techniques-là, mais il ne faut pas perdre de vue qu’elles sont quand même très liées à une individualité. On peut connecter de manière assez profonde et même assez sensible un ordinateur avec une flûte, avec un soprano, avec un piano. On peut détecter des éléments très fin parfois et s’en servir ensuite. On ne peut pas faire ça avec une collectivité comme un orchestre, on ne peut pas mettre un capteur à chaque instrument, ce serait ingérable. De toute manière, je suis au départ un expérimentateur dans cette discipline. L’expérimentation est plus difficile lorsqu’on a affaire à une grande collectivité. Mais le choix du support ne me pose aucun problème. Je suis aussi à l’aise avec un ordinateur qu’avec un orchestre. Les deux choses font partie de mon univers personnel. La complexité des textures qu’on peut obtenir avec un orchestre, avec superposition de couches, d’images sonores trouvent chez moi un écho tout à fait équivalent dans la musique de synthèse, où on peut aussi travailler suivant un procédé analogue : on peut partir de sons assez épurés ou de sons qui en eux-mêmes n’ont pas de vie intéressante et les faire passer par différents stades de traitement de manière à obtenir quelque chose pouvant avoir une complexité de textures très riche. Je concois la musique de synthèse et la musique d’orchestre comme deux fantasmes, deux manières de travailler, qui correspondent, pour moi, assez naturellement à une certaine image sonore, une certaine fantasmagorie que j’ai envie d’exprimer.

 

JPD : Vous allez être en résidence à l’Orchestre de Paris et être en rapport régulier avec la machinerie orchestrale. Est-ce que vous pensez qu’avant de vous lancez là-dedans vous avez encore besoin d’apprendre des choses sur l’orchestre ?

 

PM : Oui. J’ai besoin d’apprendre des choses sur l’orchestre et surtout sur les rapports voix-orchestre. Parce que ce que je connais des rapports voix-orchestre sont des choses que je connais des partitions, mais pas de manière très pragmatique. Quand on lit une partition, on ne se pose pas toujours la question de l’éfficacité. Ca fonctionne bien, on le constate, mais quant à dire pourquoi ?! Lorsqu’ on est chef d’orchestre on a une connaissance plus intuitive de ces choses. J’ai encore pas mal de choses à expérimenter au niveau des rapports voix-orchestre. Par exemple, des choses aussi simples que : quels types d’orchestration faut-il adapter à un débit vocal assez rapide ou lorsque la voix se trouve dans une tessiture assez grave ? Il y a des cas de figure comme ça, qui ne sont enseignés nulle part parce qu’il n’y a pas de règles précises comme en harmonie, ce sont des problématiques à régler de façon pragmatique, qui sont extrêmement importantes si l’on veut que le texte soit compréhensible.

 

JPD : Comment allez-vous travailler avec vos collaborateurs ?. J’imagine que vous n’allez pas me démentir, vous travaillez en équipe ?

 

PM : Oui, on travaille en équipe avec Michel Deutsch qui écrit le livret et Pierre Strosser, le metteur en scène. Cela me motive beaucoup et rejoint un peu la question qu’on se posait au début, sur le rapport avec une autre discipline. Je pense que quand on est confronté à un autre médium, comme l’écriture, la littérature ou le théâtre, on est amené, du moins je l’espère, à se poser des questions musicales auxquelles on n’aurait pas pensé. Je pense, par exemple, que l’orchestration de Wagner et surtout sa conception motivique, qui est extrêmement complexe, n’aurait pas été la même s’il n’avait pas eu ce cadre dramaturgique. J’imagine que le final de la Walkyrie ou le prologue du Crépuscule des Dieux, qui est pour moi l’une des plus belles et des plus intéressantes orchestrations qui soit, n’aurait pu avoir lieu sans le support dramaturgique qu’il y avait derrière. Chez Wagner, très souvent les innovations musicales ont eu, à mon avis, comme point de départ le rapport avec autre chose : le texte et surtout la dramaturgie qui est plus forte que le texte chez lui. C’est cela que j’espère beaucoup dans l’écriture de l’opéra, être confonté tout d’un coup à des problématiques musicales que je n’aurais pas du tout eu si j’étais resté dans le domaine purement symphonique. Donc le lien avec un écrivain et un metteur en scène est intéressant, parce que ça nous permet de pouvoir assez rapidement nous mettre d’accord sur un certain nombre de choses : sur quel type d’univers on veut s’exprimer, sur les conséquences qu’une idée de l’un entre nous va avoir sur le travail des autres. On essaie de faire autant que possible des choses ouvertes. On se voit régulièrement tous les quinze jours pour confronter ou affiner nos propositions. Le fait qu’il y ait un metteur en scène ne veut pas dire, pour moi, qu’il faut que la mise en scène soit totalement impliquée dans la composition, comme l’a fait Berg par exemple. Je pense que c’est une erreur. Peut-être que c’était pour lui, une manière de fonctionner, un élément catalysatuer un peu comme lorsqu’il incluait des éléments numérologique . Ce sont des excitants, rien de plus. Je pense qu’il faut laisser une certaine latitude, une assez grande liberté quant à la situation à présenter. Le travail en équipe ne réduit pas la part personnelle de chacun. Ce n’est pas une oeuvre collective comme on les faisaient dans l’après 68. J’ai une grande habitude de ce mode de fonctionnement car j’ai travaillé pendant près de dix ans avec le mathématicien Miller Puckette et notre collaboration a été extrêmement fructueuse pour tous les deux.

 

JPD : Concrètement comment se passe un travail de ce type avec vos collaborateurs  pour l’opéra?

 

PM : J’avais fait une proposition d’histoire. Elle a été lue par les deux autres personnes : certaines choses ont été retenues, d’autres complètement oubliées. On voit comment cette histoire réagit sur les autres comment les choses évoluent petit à petit. C’est vraiment un quelque chose qui va se concrétiser petit à petit. Il ne reste peut-être qu’un dixième de ma proposition de départ. Chaque élément suscite de nouvelles idées. On est tombé tous les trois d’accord sur un univers proche du théâtre d’Harold Pinter que nous aimons beaucoup tous les trois. C’est à dire un univers ou les relations de causalités ne sont pas explicites, ou tout peut exploser à n’importe quel moment. Quelque chose d’assez dangereux qui puisse créer une tension assez forte. Une fois que le livret sera écrit, je me mettrais à la composition de la musique. Il est sûr que le livret va encore changer. Il y a des décisions que l’on ne peut prendre seulement au moment où l’on écrit la musique. C’est comme cela que doit se faire un opéra à notre époque – c’est comme cela qu’on faisait autrefois d’ailleurs. Mais que ce que j’ai envie de dire en musique trouve sa nécéssité.

 

JPD :  D’un point de vue général comment fonctionne la vie musicale : la transmission du savoir musical, l’interprétation musicale, les commandes ?

 

PM : Sur les transmissions du savoir musical, et même plus généralement sur les transmissions de la culture musicale – je ne peux parler que de Paris parce que j’y habite – je pense qu’il y a grosso modo ce qu’on veut. Quelqu’un qui veut savoir ce qui se passe dans le domaine musical, dans le domaine de la recherche musicale, a suffisamment d’informations, de concerts, de conférences qui peuvent le guider. Le problème est beaucoup plus grave en ce qui concerne la culture musicale, la culture générale : là ça devient franchement dramatique. Je suis vraiment persuadé qu’il y a vraiment une culture qui se perd. Le rôle de la musique devient de plus en plus un rôle de divertissement et cela me fait peur. Je n’ai rien contre la musique de divertissement, il y a plein de choses que je consomme aussi de cette manière-là. J’ai l’impression que dans une société comme celle dans laquelle on vit – mais il faudrait demander à des sociologues qui aient un réel intérêt pour la musique, ce qui est rare – , une société qui est amenée à avoir énormément de problèmes à résoudre et qui ne tend pas vers un mieux, on donne le divertissement comme antidote aux problèmes. Plus la société va aller mal, plus on va lui donner cet antidote de divertissement et là, la musique joue un rôle très fort. Il y a une surconsommation musicale de divertissement et les gens ont du mal à accepter que la musique puisse être aussi le fruit d’une réflexion et d’une démarche intérieure, chose qu’ils peuvent plus facilement accepter dans le domaine de la littérature. Quand on lit un livre, on ne cherche pas obligatoirement un plaisir immédiat et on peut concevoir qu’il est le résultat d’un cheminement intérieur. Pour la musique, finalement, les gens ne sont pas du tout amenés à accepter cette idée-là. La fonction de divertissement qu’on associe à la musique finit par étouffer toutes les autres. Il y a vraiment une carence énorme, pas tellement à la radio mais à la télévision qui est un média infiniement plus puissant. Même une chaîne comme Arte ne se préoccupe pas beaucoup de la culture musicale qui se fait actuellement. Le problème se pose aussi au niveau de la critique. Les critiques n’ont plus la culture musicale pour critiquer. Ils ne critiquent plus d’ailleurs, parce qu’ils n’ont plus les points de repères. Quand je dis qu’ils n’ont plus de culture musicale, je ne veux pas parler de la musique du passé – ça, encore ils le savent – je veux parler la culture musicale actuelle, de ce qui se fait actuellement. Et même la culture musicale à un domaine plus large. Je n’écoute pas que de la musique contemporaine, j’écoute aussi du rock. Il y a des choses intéressantes, qui me questionnent, parce que ces gens-là utilisent des instruments électroniques et des techniques que j’ai également utilisé, très souvent avant eux d’ailleurs, mais ça m’intéresse de voir comment ces techniques-là passent maintenant dans un domaine plus commercial. Je pense qu’il y a un réel problème de transfert de la culture musicale dans le public. Les gens n’ont plus de points de repères, ils ne savent plus du tout pourquoi on fait tel type de musique et pas telle autre, d’où vient tel compositeur et où il va. Lorsque j’étais au Japon, j’ai participé à un festival ou étaient mélangé des musiques de différentes périodes, avec également des musiques traditionnelles. La personne qui organisait cela m’a dit que c’était absolument nécéssaire au Japon, car la plupart des gens n’avaient aucun point de repère historiques. C’était très intelligent. Cela devrait également être fait chez nous. Nous sommes loin d’être le pays cultivé que nous croyons être.

 

JPD : Est-ce que vous avez une idée de la manière dont il faudrait faire, des endroits où cela pourrait se passer, des instances à mettre en jeu ?

 

PM : Il y a deux choses qui devraient se passer. Ce sont peut-être des utopies mais il en faut de temps en temps. D’une part, je crois qu’on devrait beaucoup plus se préoccuper des compositeurs vivants et moins des compositeurs morts. Cela devrait être un réflexe naturel. Ce qu’une société produit devrait questionner plus les gens que ce qu’elle a produit autrefois. D’autre part, je pense qu’on devrait arrêter de faire cette séparation entre la musique de répertoire et la musique contemporaine. A mon avis, la meilleure manière de toucher les gens, c’est de les surprendre et non de les préparer en leur disant : « Attention ! Vous allez écouter de la musique du XXe siècle. Cela être difficile ». On a tenté ce discours-là pendant très longtemps, j’y ai même participé quand je faisais des animations musicales à l’EIC ou dans d’autres structures. Je n’y crois plus guère maintenant. Présenter aux auditeurs, lors d’un concert classique, une pièce qu’ils ne connaissent pas, encore faut-il qu’elle soit bien choisie, déclencherait beaucoup plus d’intérêt qu’un discours pédagogique, si bon soit-il. Je crois beaucoup à la révélation, au choc, car c’est comme cela que ca s’est passé pour moi. Les œuvres ont une empreinte plus profonde si on ne les attend pas, si on est confronté à elles, d’un seul coup. Cette révélation finit par poser des questions. C’est une erreur de penser que la musique contemporaine doit nécéssairement passer par un discours. On en a des preuves contraires. Une oeuvre forte, et notre époque en a, présentée dans des véritables conditions, peut susciter l’adhésion d’un public qui n’est pas obligatoirement préparé à cela. Évidemment, il y a des oeuvres plus difficiles d’accès que d’autres. Mais cela à toute les époques. On écoute pas les derniers quatuors de Beethoven dans sa salle de bain tous les jours.

 

JPD : Concrètement, vous êtes compositeur, un peu enseignant. Est-ce que c’est très simple d’organiser tout ça ? Comment travaillez-vous ?

 

PM : Pour l’enseignement, je travaille régulièrement, puisque je suis professeur à Lyon, donc j’ai un jour particulier pour y aller. Pour la composition, j’essaie de planifier plus ou moins les choses : j’essaie de me garder des plages de temps, plusieurs semaines à l’avance. Pour ce qui est de la vie financière, c’est effectivement très difficile parce que je fais une musique qui ne rapporte pas beaucoup d’argent. Mais il y a les institutions. Beaucoup m’ont reproché d’être porté par les institutions, de toutes sortes façons, tous les compositeurs de ma catégorie le sont, sauf ceux qui ont une fortune personnelle, mais je n’en connai pas un seul. On ne peut, de toute manière, pas faire autrement. Il n’y a pas beaucoup de gens fortunés qui acceptent de soutenir un créateur, quant au mécénat d’entreprise, il n’est pas le fruit d’un intérêt artistique mais d’une image de marque vis à vis d’une clientelle.

 

JPD : De toutes les façons, l’institution est l’expression de la communauté ou de la collectivité. Ce n’est pas un monstre abstrait.

 

PM : Bien sûr. J’ai été aidé par des institutions comme l’Ircam, l’Ensemble Intercontemporain et maintenant, l’Orchestre de Paris. Et puis il y a l’enseignement, qui me permet de vivre, quelques conférences par çi par là. Mais, il n’y a pas de rapports directs entre l’argent qu’on peut recevoir d’une commande et la quantité de travail à fournir. Il y a une autre chose qui est très importante : les gens n’ont plus du tout l’idée que les compositeurs existent. J’ai l’impression que, pour beaucoup de personnes, les compositeurs sont des gens morts. Quand on prononce des noms de compositeurs, ce sont soit des gens morts, soit des gens vivants qui font de la variété. En tous cas, c’est comme ça que c’est présenté dans les médias. Je pense que le grand public n’a vraiment plus une idée de ce qu’est un compositeur.

 

JPD : La solution passe par l’enseignement, par la télévision ?

 

PM : Oui, à mon avis, ça passe beaucoup par la télévision, par les médias qui sont regardés. Il faudrait, sans faire de terrorisme, investir les télévisions pour expliquer ça. En tout cas les chaînes publiques et celles qui ont une vocation culturelle. Que reste-t-il d’une civilisation ? Deux choses à mon avis : sa culture et ses guerres. Ce que nous savons des civilisations anciennes ne tient qu’à cela. Notre culture n’est ni meilleure ni pire qu’une autre : elle est le reflet de ce que nous sommes. A mon avis, la culture a toujours été ce qui permettait de prendre le pouls d’une civilisation et de voir à quel moment on est. C’est Diderot qui disait que pour voir où en était la civilisation, il fallait considérer sa langue. Dans le domaine de la musique, ça veut dire : quelle est place du sonore ? Notre monde a changé, les relations s’en trouvent modifiées, les rapports entre tous ces gens différents sont nouveaux, pourquoi voudrait-on que la musique ne se modifie pas également ? L’environnement sonore quotidien a une interférence avec ce que je fais. Le fait de pouvoir échantillonner des sons concrets avec un ordinateur, de pouvoir les retravailler pour que ça devienne des objets musicaux, fait partie de mon quotidien de musicien. Je ne me promène pas pour autant dans la rue avec un micro pour prendre n’importe quel son. A mon avis, un musicien est quelqu’un qui peut capter des éléments sociaux actuels, la société produit des sons, et qui doit parvenir à les transformer en une forme artistique. C’est une confrontation entre son histoire personnelle et le monde dans lequel il évolue. Cela signifie parvenir à les faire changer de sens de ces éléments. C’est ce qui me paraît fondamental : arriver à faire changer le sens des choses, qu’elles soient traditionnelles, culturelles, imaginaire, ou un produit de leur rencontre. L’important est qu’un changement sémantique s’opère dans la mise en forme d’une œuvre. Je pense que les musiciens actuels le font. Par rapport à l’impact que peut avoir le cinéma – c’est évident que Wenders ou Kubrick ont une notoriété publique beaucoup plus grande que quelqu’un comme Lachenmann ou Stockhausen – la musique demeure un art très confiné. Mais il est vrai que la musique est quelque chose de difficile en soi. C’est quand même quelque chose de très abstrait. Ce n’est pas évident de dire « il y a de gros problèmes sur la planète, il faut faire quelque chose », on peut le dire assez rapidement avec le cinéma et la littérature, mais pas avec la musique. Ça passe par une abstraction, par une poche de résistance qui est assez dure.

 

JPD : Est-ce qu’au-delà de ça, vous vous sentez une communauté, une solidarité, une fraternité avec d’autres compositeurs, avec d’autres artistes ? Est-ce que ça circule encore ?

 

PM : Oui, ça circule. Mais il faut parfois forcer la circulation. J’ai toujours préféré travailler avec des écrivains vivants que sur des textes déjà terminés. J’ai des contacts assez fréquents. avec les autresz compositeurs. J’ai des discussions esthétiques même avec des gens d’horizons assez différents du mien, comme les compositeurs de la tendance spectrale tels que Dalbavie et Hurel par exemple. Je m’aperçois que les gens desquels j’étais très éloigné, comme Murail que j’ai connu au Festival de Royan en 1972, me semblent maintenant plus proches. Nos musiques ont changé, se sont à certains moments rapprochées mais ne seront jamais identifiables. Il y a des conceptions de base qui ne se rejoindront jamais parce qu’elles proviennent de la période ou l’on s’est formé. La jeunesse laisse des traces indélébiles sur les personnalités. Mais, à un certain point nos expériences se recouvrent. Naturellement, certains compositeurs tels que Nunes ou Lindberg, pour ne citer que ces deux là, me sont plus proches car leur histoire ressemble plus à la mienne. Cela dit, les choses peuvent encore évoluer. Je n’ai pas tellement l’esprit de famille. Je préfèrerai toujours le mouvement à la conservation d’une famille de pensées. Je me méfie beaucoup des familles de pensées car elles présentent, à première vue, un aspect confortable qui semble ne soulever aucun problème alors qu’une forêt peut se cacher derrière une apparente  adhésion. Michel Foucault a dit un jour qu’il aimait décevoir. Je comprends très bien cela. De la déception, peut naître une foule de questions.

 

JPD : Est-ce qu’il y a des compositeurs franchement plus jeunes que vous qui vous surprennent, qui vous apprennent des choses, qui vous intéressent, qui vous attirent ?

 

PM : Cela s’est produit avec la musique de Lachenmann qui n’était absolument pas connue avant que l’EIC la joue en France. Mais il est plus agé. L’age n’est d’ailleurs pas une chose très importante. Le problème est qu’il est assez difficile de trouver quelqu’un qui propose une chose totalement innatendue. D’un côté, on retrouve des critères – je ne dirais pas nationaux – mais de culture. Certains compositeurs venant d’Italie, d’Allemagne, d’Angleterre, des USA, d’Amérique du Sud ou des pays de l’est cultivent, chacun à leur manière, de conceptions qu’on arrive assez facilement à identifier à leur propre histoire culturelle. Il en est très certainement de même pour nous autres francais. Certains autres sont totalement apatrides. Cela produit des choses totalement indépendantes de toute spécificté culturelle. Des anglais produisent de la musique acousmatique, des argentins font du sérialisme pur et dur, des américains composent des musiques spectrales etc. Les informations circulent actuellement tellement vite qu’on est tout de suite au courant de tout ce qui se fait. C’est peut-être une bonne chose, mais cela fait perdre, sinon un peu de perspective, du moins une certaine fraicheur de la découverte. C’est très intéressant de voir que si des formes de pensées subsisitent à l’intérieur des frontières, d’autres voyagent extrêmement rapidement. C’est l’avion qui était responsable de cela au départ. C’était une nouvelle forme éclatée du phénomène des voies romaines faisant circuler la culture grecque. Maintenant, les voies romaines deviennent les autoroutes de l’information. Je ne suis ni optimiste, ni pessimiste vis à vis de cela. Cela produira le meilleur comme le pire. Ce qui est important c’est qu’un individu, quelque part, à un certain moment, sortira de toute cette masse d’informations et de sensations une chose qu’on attendra pas. Un Joyce, un Kafka, un Bacon, un Debussy, bref, quelqu’un qui ne sera pas prévu au programme.