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2.1 Marie et l’enfant : Sonate (« reprise » de l’exposition et developpement)

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2.1.7 La « reprise », ou la réécriture du réel.

La très grande plasticité que Berg applique à ses motifs, provient évidemment de Wagner. C’est lui qui a inventé cette souplesse qui permet de donner à un motif des caractères, des tempi, des expressions extrêmement variables [1. Schœnberg attribuait cette idée à Beethoven en remarquant que, pour la première fois, les motifs et les thèmes n’étaient pas conçus dans une vitesse précise et fixe, mais se comportent comme des potentialités : les motifs gardent leurs contours généraux mais leurs caractères se modifient sans cesse.]. Ici, nous allons revivre les mêmes événements que ceux qui présidaient au début de cette scène. En cela Berg a adapté le texte de Büchner pour répondre à ses besoins formels. Nous verrons, comme dans la l’exposition la structure suivante :

1) Premier thème : Marie contemple ses bijoux

2) Transition : Bub dérange ses contemplations

3) Second thème : Marie intime à son fils l’ordre de fermer ses yeux

4) Coda : le « malheur de Wozzeck ».

L’organisation du texte obéit donc à une forme sonate dans l’exposition et sa reprise, et nous verrons que le même phénomène se poursuit dans le développement. Comme chez Wagner, c’est au niveau du caractère que le contexte dramatique va se modifier, mais les motifs seront reconnaissables dans leurs contours. Berg a utilisé ici une technique de réécriture qui permet de conserver les structures premières dans des formes qui conservent certaines caractéristiques mais en modifient d’autres. Cette technique était utilisée fréquemment par Schœnberg lorsqu’il mettait au point sa technique dodécaphonique. Il ne s’agit pas de développements mais de redistribution des éléments dans le temps. Les deux exemples suivants, extraits des Klavierstûcke opus 23, vont en donner une démonstration. La dernière pièce commence ainsi :

Puis, le même matériel est réutilisé dans un arrangement temporel différent à la fin :

Wozzeck n’est pas écrit dans cette technique strictement dodécaphonique, mais la manière rigoureuse avec laquelle Berg va « réécrire » l’exposition de cette sonate, s’en approche par l’utilisation stricte du même matériel de hauteurs. Dans le moment de la scène qui nous occupe, l’élément le plus important est la contemplation. En se replongeant dans la contemplation des bijoux que lui a offerts le Tambour-major, Marie, cette fois, se perd totalement. Le temps est contemplatif et, comme c’est le cas dans cet état psychologique, souvent arrêté. Marie regarde les bijoux et se demande si c’est de l’or ? Ces instants de contemplation sont symbolisés par des points d’orgue, colorés par un accord du célesta, qui stoppent le déroulement musical. L’aspect « classique » que nous avions observé dans le début de cette sonate, avec sa thématique brahmsienne, a ici complètement disparu :

Le caractère de ces lignes souples, figées dans les points d’orgues, est très éloigné de la configuration qui prévalait au début de cette scène. L’exemple suivant montre que le réseau thématique est, en fait, identique. En haut : le thème dans sa version première, en bas : sa réécriture dans la « reprise » :

Ce passage est un des plus beaux exemples qui soient du gauchissement d’une forme musicale par une situation dramatique. Le début de la Sonate, avec son thème brahmsien, n’était qu’une première approche de ce moment contemplatif. Le temps y coulait « naturellement » dans une sorte d’insouciance, comme lorsque l’on passe graduellement d’une idée à l’autre. Marie était désœuvrée et laissait libre cours à sa rêverie. Elle ne chantait pas. La musique seule exprimait son état intérieur. Ici, elle revient sur la contemplation de ses bijoux, mais avec la parole en plus. Elle se pose des questions : « Est-ce de l’or ? ». Ce qui commençait comme de la musique purement symphonique, devient ici, musique psychologique. Le temps est toujours vécu dans un écoulement, mais est arrêté par les points d’orgue : ces arrêts sont ceux de la conscience qui, se posant des questions, sort du réel. Il est aussi celui de la contemplation. Les horloges biologiques semblent suspendues.

Au cours de cette « reprise », Marie va laisser libre cours à son imagination le temps d’un bref moment. Sa voix va passer par les registres les plus divers, comme ici, lorsqu’elle s’imagine en une riche dame portant ses bijoux, où sa voix minaude et parodie une certaine distinction bourgeoise :

Mais, à la fin de cette reprise du premier thème, la réalité reprend le dessus : « Mais je ne suis qu’une pauvre image de femme ». La voix est devenue grave dans une phrase montante et descendante qui est une sorte d’autodéfinition de Marie. Les intervalles qui débutent et termine cette phrase sont ceux de son propre motif, et Berg abandonne la voix légère et virtuose, les grands sauts d’intervalles et les légatos pour une simple phrase, « objective », très calme, et dont chaque note est légèrement marquée :

L’attention que porte Berg aux moindres éléments va le pousser également à gauchir son matériau thématique pour le faire plier à de nouvelles situations. Si, dans le début de cette reprise, la distribution des éléments dans le temps était la seule distorsion du matériel thématique de la Sonate, il va maintenant modifier ce materiel dans sa constitution mélodique. La descente en tierces qui terminait le thème dans l’exposition que je rappelle ici :

se transformera, dans la reprise, de la manière suivante :

Nous avons la descente en tierces [mi-do-la], puis intervient la formule [lab-fa-mi], soit tierce mineure et seconde mineure, soit le « motif de Marie », qui prélude à l’exposition de ce même motif, de manière très reconnaissable, par toutes les cordes au moment même où Marie parle d’elle comme une « pauvre image de femme » :

L’accord (entouré en vert) qui l’accompagne [si-mi-sol-do] n’est autre que celui du début de la Berceuse. Tout est dit. Marie passe du statut de femme courtisée (le « motif des bijoux » transformé) à celui de mère comme toutes les autres (« une pauvre image de femme »), simplement évoqué par l’harmonie de la Berceuse.

2.1.8 Nouvelle dualité de la transition.

La transition entre les deux thèmes lors de l’exposition, était découpée en deux séquences, chacune composées de 3 éléments : la répétition en croches de secondes mineures, un mouvement chromatique, et une conclusion harmonique (cf. paragraphe 2.1.4). Nous retrouverons les deux premiers éléments dans cette nouvelle transition. Nous nous souvenons que cette transistion était divisées en deux sections : l’une transposant des secondes mineures dans l’aigu à la quarte inférieure, et l’autre, dans le grave, à la quarte supérieure. La première section de cette réécriture de la transition superpose ces éléments en les faisant alterner. Nous retrouvons ces mouvements de secondes mineures transposées à la quarte, dans l’aigu et dans le grave :

La figure soulignée en bleu, est la transformation des figures chromatique qui accompagnaient ces transpositions, comme je le rappelle ici :

Puisque la première partie de cette nouvelle transition superpose les deux sections de la transition de l’exposition, Berg, dans cette seconde partie, développe les mouvements chromatiques qui préparent la reprise second thème. « Le marchand de sable est ici, il est au mur » dit-elle à son enfant qui ne veut pas obéïr. Cette musique rapide sensée effrayer l’enfant n’a plus rien de commun avec celle qui précède. Les éléments thématiques sont bien présent, mais le caractère est rivé sur l’action dramatique. Les proportions de cette réécriture de la transtion sont de 2+2+5 mesures, et à chaque nouvelle période Berg renouvelle totalement le caractère de la musique, exprimant en cela les fréquentes sautes d’humeur de Marie, sans cesse dérangée par son enfant alors qu’elle était concentrée sur sa propre personne (« la grande dame » puis « la pauvre image de femme ») :

La rigueur et l’économie de moyens utilisées ici par Berg sont en droite ligne avec le style classique : les mêmes éléments mais agencés différemment dans le temps. Il existe, chez Haydn, Mozart et Beethoven, de nombreux exemples de ces techniques de compositions qui redistribuent différemment les mêmes éléments, en mettant l’accent tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre. Une variation de poids s’opère. Le poids total reste inchangé, mais ce qui était léger avant, devient lourd et vice versa. Ici ce sont les petites figures chromatiques qui, dans l’exposition, n’avaient qu’une fonction de liaison entre deux éléments :

qui assureront, dans la reprise, toute la continuité du discours musical.

2.1.9 L’infime proportion du second thème.

Un des principaux enjeux de cette scène, on l’a vu, consiste à distordre une forme musicale établie par une nécessité dramatique. Ce procédé deviendra de plus en plus évident au fur et à mesure que se déroulera cette Sonate. La modification des proportions est un des facteurs déterminant de cette distorsion. Nous en avons ici un premier exemple. Le second thème sera « expédié » en trois mesures, contre six lors de l’exposition. Marie se fâche maintenant : « Ferme tes yeux ou alors le marchand de sable te fixera jusqu’à ce que tu sois aveuglé ». [1. Dans sa mise en scène, Patrice Chereau jouait habilement avec un miroir, dont Marie se servait à la fois pour se contempler, et aussi pour aveugler son enfant en faisant miroiter des reflets de lumières sur lui] D’un point de vue agogique, les choses vont s’entendre différemment ici. Lors de l’exposition, le second thème avait un véritable statut car il tranchait, par son apparence, avec ce qui précédait, en particulier grâce au solo de violon. Dans la reprise, le second thème sera entendu comme une simple continuation et conclusion de la transition. On y retrouve la plupart des éléments, mais dans un principe qui ne dépend plus du procédé de réécriture que nous avions observé pour la reprise du premier thème.

Les cors qui progressaient chromatiquement sur le rythme de croches répétées issu de la transition lors de l’exposition :

se précipiteront dans un rythme diminué de moitié introduit par l’élément chromatique (entouré en vert) de la section qui précède. C’est la colère de Marie qui est dépeinte ici :

Le principal élément de continuité entre la transition et la reprise de ce thème est assuré par les cordes qui poursuivent leur course précipitée en mouvements chromatiques :

La voix, rappellera brièvement le motif de la Berceuse (souligné en vert) avant de rejoindre les mouvements chromatiques des cordes :

Le tout s’achèvera, comme lors de l’exposition, par une brusque conclusion vers l’aigu dans laquelle tous les instruments, indépendant les uns des autres dans les deux premières mesures, se rejoindront :

Cette « reprise », qui n’en est pas une, tranche radicalement avec l’exposition. Berg passe ainsi de ce que l’on pourrait qualifier de « musique pure » à une musique dramatique.

2.1.10 Celui qu’on attendait pas, ou la fausse coda.

La reprise de l’exposition doit, selon toute logique, se terminer par la coda. Elle est bien là, si l’on observe le matériau thématique. Le « malheur » annoncé dans la première partie fait ici son entrée. Wozzeck rentre à la maison. Il n’y restera pas longtemps. De toute évidence, Marie ne l’attendait pas. Wozzeck n’est jamais là où on l’attend. Wozzeck entre et il interrompt la Sonate. La coda de l’exposition était une conclusion du second thème, elle lui répondait musicalement en joingnant cette dernière frénésie chromatique au clame du retour au preimier thème. La coda de la reprise ne conclut rien, ne répond à rien. Bien au contraire, elle introduit celui qui va changer le cours des choses. Aucune continuité entre la progression rapide dans l’aigu du second thème qui précède avec cette lourdeur des trois trombones jouant le motif du « malheur de Wozzeck » en canons successifs. Wozzeck entre silencieusement mais lourdement, son « malheur » lui pèse sur les épaules :

À partir de ce moment, il n’y aura plus d’état de grâce. Marie, plongée dans l’admiration de ses bijoux, a été dérangée par deux fois par son enfant turbulent, mais cette fois, « celui par qui le malheur arrive » va infléchir le cours des choses. Il va détruire cette harmonie familiale pourtant bien fragile. Ici encore, on pourra admirer la manière dont Berg va poursuivre parallèlement ses deux routes : celle de la forme musicale et celle du dramatisme. C’est par le « caractère » (l’union des timbres, du tempo et de l’articulation) qu’il peint l’entrée de Wozzeck. La distorsion est temporelle et se manifeste aussi dans les registres si nous comparons avec la première coda jouée par les clarinettes dans l’aigu :

Mais aussi, tout en respectant la coupe formelle de la Sonate, Berg fait de cette coda, non point la conclusion de la reprise l’exposition, mais le début du développement. La musique de l’exposition était celle de Marie, celle du développement, sera celle de Wozzeck.

2.1.11 Le développement du premier thème en mode hirsute.

La première réflexion que Wozzeck fait à Marie porte sur ses bijoux :

W : Qu’est-ce que cela ?

M : Rien.

W : Quelque chose de brillant à tes doigts.

Wozzeck voit Marie avec des bijoux qu’il ne lui a pas achetés. Son étonnement est teinté d’une colère rentrée qui va s’amplifier jusqu’au bord de l’éclatement. L’éclatement aura lieu dans la troisième scène. Wozzeck ne fait pas semblant de ne rien voir, il ne développe pas de stratégie. Il est carrément hirsute et la musique le montre par ce motif d’accords, joué par les violons divisées dans un rythme brève-longue :

La querelle porte sur les bijoux et nous nous souvenons que c’était le premier thème qui était lié à eux. Ce développement ici sera donc sur ce même thème et, ici encore, Berg fait coïncider la forme musicale avec le texte chanté. Voici le thème, tel qu’il aparraissait le première fois :

et ici, dans sa transformation :

On y reconnaît la mélodie note à note avec sa succession de figures montantes, mais les notes aiguës sont placées ici une octave plus haut. Le rythme aussi est conservé, mais l’alternance de valeurs brèves et longues, qui étaient dans un rapport 1:2 lors de l’exposition, devient ici 1:8. Si nous observons les accords distribués entre les huit parties de violons divisées, nous retrouvons les accords qui étaient ceux utilisés pour l’exposition du thème, mais certains transposés une octave au dessus en suivant la nouvelle ligne du thème. Les voici dans leur forme originale [2. Notons que le premier accord (sol – lab – si) est le « motif de Marie » superposé. Nous y reconnaissons le demi-ton et la tierce mineure.] :

Puis dans la forme que Berg lui a donnée dans le développement :

Le troisième trombone joue également une partie interne que nous avions déjà vu lors de l’exposition (cf. alti mesure 9) :

Et Berg prend soin de mettre la première note « ré » entre parenthèse car les trombones ténors ne la possèdent pas. Il est joué cependant par le 4ème trombone, qui est un trombone-basse et qui, lui, possède ce « ré ».

Parmi les principes de développement que Berg utilise ici, notons la transformation mélodique d’une partie du premier thème. Lors de l’exposition il était joué en accords :

Ces accords seront ici transformés en arpèges, joués par un violon solo :

Une petite transition est consacrée au thème du Mahleur, d’abord joué en triolets aux violoncelles :

puis dans canons à la seconde, confié aux cors :

Notons également que sur le mot « gefunden », utilisé à la fois par Marie et par Wozzeck, Berg utilise le même intervalle de quarte augmentée ou quinte diminuée, « solb-do » pour Marie :et « fa-si » pour Wozzeck :

Wozzeck imite les inflexions de voix de Marie pour bien lui montrer qu’il a perçu son jeu. Marie alors le provoque en lui demandant si il la considère comme une mauvaise femme, et le premier thème, joué aux bois sous sa forme développée, monte alors du grave à l’aigu dans un accès de tension :

Puis Wozzeck clame la situation, ne voulant pas déjà provoquer un conflit : »C’est bon, Marie ! c’est bon. » et le thème redescend :


Fin de l’amorce de la dispute.

2.1.12 La transition mélodisée. ou l’enfant endormi.

Cette relation formelle entre les éléments thématiques de la Sonate et le texte se poursuit lorsque Berg développe les éléments de la transition entre les thèmes. Wozzeck, pour couper court à la montée d’une dispute avec Marie, lui demande pourquoi Bub dort-il toujours. Preuve, si l’en fallait, de sa situation d’étranger dans son propre ménage, cette phrase fait écho à celles, nombreuses, de Marie qui somme son fils de dormir. Berg utilise le même matériau musical, mais va le traiter différemment. On se souvient que la transition était composée avec des répétitions d’accords de secondes mineures transposées à la quarte supérieure :

Ce matériau va être maintenant traité mélodiquement. Les secondes mineures ne seront plus simultanées, mais successives. Leurs transpositions ne se feront plus à la quarte montante, mais à la quinte descendante. C’est le célesta qui les déroule dans leur forme la plus simple :

Les violons produisent le même dessin, mais distribués sur deux voix alternées, chacune jouée sur 2 instruments:

Berg, composant un mouvement de forme Sonate, était tout à fait conscient des rapports d’équilibre que celle-ci impliquait. La multiplicité thématique, car il convient toujours de parler de groupes thématiques plutôt que de thèmes proprement dit, laisse une grande liberté quant aux poids que l’on accorde à tous ces éléments thématiques. Il est fréquent, chez les classiques viennois, de constater que le développement n’épuise pas les ressources thématiques exposées précédemment. Chez Mozart ou Beethoven, les développements apparaissent parfois comme des périodes de transition nécessaires, mais qui ne remplissent pas toujours leur fonction de développement. Souvent, les motifs sont développés lors des réexpositions, ce qui permet de briser la symétrie formelle A-B-A, et d’éviter que la réexposition ne soit qu’une simple « redite » de l’exposition dans une tonalité unifiée. Chez Mahler, le plus proche prédécesseur de Berg, l’usage de la forme Sonate dans un contexte proche du narratif wagnérien le conduira à concevoir des formes d’une extrême complexité dans le contrôle de l’équilibre thématique, comme on peut l’observer dans le premier mouvement de sa neuvième symphonie. Dans ce contexte opératique, Berg suit une narration qu’il a pourtant modifiée pour l’adapter à ses vues formelles. Il ne sera pas question ici de développer le second thème, c’est-à-dire la chanson tzigane censée obliger l’enfant à fermer les yeux. Wozzeck n’a-t-il pas dit que Bub dormait tout le temps. On peut d’ailleurs très bien imaginer que le « sommeil » de l’enfant est feint. C’est souvent le seul refuge des enfants de parents qui souvent se disputent. Bref, rien n’implique la présence du second thème dans ce contexte. Ce soucis architectonique sera rattrapé lors de la réexposition qui, nous le verrons, aura une fonction dramatique tout à fait particulière.

Le développement culimine avec une évocation de l’aria de la Suite : « Wie arme Leut » (« Nous pauvres gens ») dans laquelle Wozzeck, pour la première fois s’exprimait réellement. Ce motif symbolise Wozzeck plus que son propre motif. Il est préparé par des montées succéssives aux violoncelles, alti, cors et bassons qui empilent des tierces mineures. Il n’est qu’esquissé ici (seule la première phrase est chantée) et culmine dans un accord extrêmement fourni par le total chromatique réparti dans tout l’orchestre :

Wozzeck a tout boulversé, jusqu’à faire entrer des éléments étrangers (comme lui) dans le cours de la sonate. Cette formidable tension va brusquement s’interrompre pour laisser la place à l’élément le plus opposé qui soit à cet immense accord : un simple do majeur.

2.1.13 La pauvre réalité du « do majeur ».

Wozzeck étranger dans sa famille, intervenant sans qu’il soit le moindre du monde attendu, est une image qui va pousser Berg jusqu’à une limite qui n’a, apparemment, qu’une cohérence dramatique. Il prend congé de Marie. Son passage a été une visite éclair. Comme le disait le docteur dans la Passacaille : « il passe comme un rasoir sur le monde ». Avant de partir, il donne à Marie l’argent qu’il a gagné auprès du Capitaine et du Docteur. Marie, soudain déstabilisée, le remercie dans une sorte de bénédiction populaire que l’on pourrait traduire par : « Que Dieu te le rende, Franz ». C’est le début d’une mauvaise conscience qui va se déverser bientôt dans la réexposition. Wozzeck doit repartir et dit adieu. Ce court passage est l’un des moments les plus poignants de tout l’opéra. Il est aussi l’un des plus simples du point de vue de l’organisation musicale : un accord de do majeur, tenu par les cordes, sur lequel se construit un récitatif :

Alban Berg, dans une conférence qu’il donna sur son opéra, disait qu’il n’avait rien trouvé de mieux qu’un accord de do majeur pour exprimer la « pauvre réalité » de Wozzeck. Berg, le constructeur de formes, le sensuel calculateur d’équilibres sonores, l’artiste attentif aux moindres détails, le musicien le plus complexe de son temps, se contente d’un accord de do majeur pour exprimer toute la misère du monde ! Do majeur : l’archétype de la musique tonale que les musiciens de l’École de Vienne ont toujours voulu dépasser. On se souvient de la phrase d’un Schœnberg dubitatif : « Il y a encore plein de belles choses à écrire en do majeur ! ». Do majeur, la tonalité la plus simple, celle qui sert de base à toutes les autres. Lorsqu’il intégrera la tonalité dans l’Interlude en ré mineur du troisième acte, Berg rendra hommage à Bruckner et Mahler, dans une conception élargie de celle-ci, pleine de chromatisme et de modulations complexes. Mais ici, rien de tout cela. Nous sommes dans la « pauvre réalité » de l’existence humaine. Celle qui n’a rien à proposer, mais que l’on subit simplement. Pourquoi ce réutilisation d’une forme d’expression aussi simple ? Ce n’est bien sur pas parce que Berg était à court d’idées, ou qu’il ait voulu faire une quelconque allégeance à la tradition. L’idée est en fait beaucoup plus forte. C’est l’étrangeté qui se manifeste ici. Wozzeck, par son intrusion brutale, a stoppé le rêve de Marie qui contemplait ses bijoux. Il a brisé l’intimité. Marie, entre les bijoux et son fils, faisait évoluer la Sonate dans une profonde organicité. Le développement, malgré ses brusqueries, prolongeait encore les moments les thèmes des bijoux et du sommeil de l’enfant. Mais ici c’est de l’argent qu’il s’agit. Wozzeck fait vivre sa famille en acceptant toutes sortes d’humiliations. Cet argent a ici une valeur concrète et non fantasmatique comme l’est celle qui est attachée à la valeur des bijoux offerts par le tambour-major. En l’introduisant comme un corps étranger, Wozzeck, lui-même étranger dans sa propre famille, sort du cadre de la Sonate. Aucune analyse ne pourra jamais prouver une quelconque appartenance de cet accord de Do majeur avec le matériel thématique de cette Sonate. Il est la conséquence ultime de ce bouleversement opéré par Wozzeck dans un monde qui lui est fermé. Par ce trait de génie, Berg simule le fait que ce n’est pas tant lui qui organise la musique suivant ses propres conceptions formelles, mais bien les personnages qui, par leurs caractères, modifient le cours logique des choses. Ce n’est qu’un leurre évidemment, mais c’est ainsi que la puissance dramatique, en entrant en collision avec la forme musicale, la fait éclater comme un burin enfoncé de force dans une pièce de bois.

Un autre élément étranger vient corroborer ce moment. Le récitatif de Wozzeck obéit à un profil mélodique que nous connaissons déjà : le motif de l’obsession. On le connaissait de la bouche du Docteur, mais il est ici repris par Wozzeck, ce qui en dit long sur son obsession personnelle : celle de gagner simplement de l’argent pour vivre. À partir du « do », 10 des 12 degrés chromatiques seront égrenés dans l’ordre 11, 1, 12, 1, 9, 6, 8 , 7 et 5 :

Il ne manque les degrés 2 et 3. Le troisième degré, « ré », n’apparaît pas mais le second apparaîtra dans la mesure suivante aux violoncelles :

Lorsqu’on observe la courbe du récitatif chanté par Wozzeck, on s’aperçoit qu’il obéit globalement à un rétrécissement d’intervalles : 11, 1-12, 1-10, 1-9, 1-8, 7 et 1-5. Le violoncelle, jouant le plus petit intervalle (la seconde mineure 1-2), complète la liste et s’inscrit dans la logique de cette diminution. Ce petit mouvement de seconde mineure montante, nous le connaissons déjà. C’était lui qui inaugurait, aux alti, la voix secondaire lors de l’exposition du premier thème de la Sonate :

Ainsi, le « motif de l’obsession », en se rétrécissant, va introduire la réexposition.

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