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Variation XX : un “ovni” musical

Nous voici en face d’un véritable « ovni » musical. Rien, dans la littérature musicale précédente, ne saurait pouvoir faire figure d’ancêtre, même d’ancêtre éloigné, de cette variation. Il faudra également attendre longtemps avant d’entendre quelque chose d’aussi énigmatique (pour reprendre l’adjectif utilisé par Michel Philippot) dans les enchaînements d’accords. Ce n’est que dans les dernières œuvres de compositeurs de la génération suivant celle de Beethoven qu’on pourra retrouver un tel niveau d’avancement dans la conception de l’harmonie et l’extension  de la tonalité. Je veux parler des dernières pièces pour piano (atonales pour la plupart) de Franz Liszt et surtout de Parsifal de Richard Wagner, en particulier le prélude du troisième acte, qui annonce, par bien des aspects, les premières œuvres atonales de Schœnberg.

 À première vue, cette partition faite d’accords écrits dans des valeurs lentes et régulières à l’intérieur d’une mesure à 6/4, peut aussi sembler annonciatrice de certaines pages de Moussorgski (La grande Porte de Kiev qui termine les Tableaux d’une exposition) ou de Debussy (La Cathédrale engloutie). Il n’y a pas de motifs rythmiques à proprement parlé ici, et il est difficile (mais pas impossible) d’y reconnaître le thème de la valse de Diabelli. C’est par l’extrême étrangeté de son harmonie autant que par l’absence de « motifs » que cette page est énigmatique. Dans une première approche, celle qui consiste à délimiter des phrases successives, nous retrouvons ce que nous pourrons appeler la « structure » du thème. Les 32 mesures, divisées en deux parties de 16, chacune subdivisées en deux phrases de 8, celles-ci encore subdivisées en sections de 4 sont bien là. Ce n’est pas ici que Beethoven va faire des entorses aux proportions classiques du thème de Diabelli. Il a d’autres projets en tête et,pour être plus juste, il ne veut pas encore brouiller toute réminiscences avec la valse. J’écris « pas encore » car c’est ce qui se passera plus tard, en particulier dans les trois dernières grandes variations.

 La première phrase reprend deux éléments du thème : d’abord les fixations sur les régions de la tonique et de la dominante, et cette désormais fameuse quarte qui était la simple formule d’accompagnement de la valse. La technique d’écriture utilisée ici est celle d’un canon à l’octave entre les voix extrêmes qui commence par cet intervalle de quarte. Voici la réduction des 8 premières mesures avec ces seules voix extrêmes :

 

 

La seule entorse au canon strict est donnée par le « la bémol » de la voix supérieure qui répond au « la bécarre » du motif à la basse, mais ceci a une explication d’ordre harmonique. De ce point de vue, une première « curiosité » nous est offerte par le premier accord qui se trouve dans une position de quarte et sixte qui, normalement, devrait se résoudre sur une dominante, mais reste ici sur la tonique, provoquant d’un même coup une de ces syncopes d’accords dont Beethoven nous a déjà accoutumé au cours des variations précédentes :

 

Nous ne serions pas au bout de nos peines si nous cherchions à justifier la longue liste de ces licences d’un point de vue des règles de l’harmonie. Ce qui suit se présentera comme un véritable casse-tête !  Mais déjà ici, nous pouvons observer que ce qui se joue est une confrontation entre des mouvements mélodiques (et contrapuntiques) et une conception verticale. Cette tension implique des choix qui ne peuvent satisfaire également les deux parties. Ici c’est la conduite mélodique des voix qui prime, car c’est le canon à l’octave, que Beethoven a retenu pour l’écriture de ce début, qui doit avoir le dernier mot. La suite de cette phrase ne pose pas de grands problèmes du point de vue harmonique. Nous avons 2 accords sur le 1er degré, puis deux accords de 7ème diminuées, (et c’est là l’explication du « la bémol » de la mesure 4), enfin la seconde section est toute entière sur la région de la dominante avec quelques accords de passages et quelques mouvement chromatiques : 

 

 

 

Mais voici le passage énigmatique qui a fait couler beaucoup d’encre :

 

 

 Hans von Bulow, le célèbre pianiste et chef d’orchestre, a tenté une analyse qui fait intervenir des accords sous-entendus qui se situeraient entre ceux que Beethoven a écrits afin de trouver une explication rationnelle à ces successions harmoniques. Il est pour le moins curieux d’imaginer une telle solution. On imagine mal Beethoven écrivant une suite d’accords dans le respect le plus total des règles de l’harmonie, puis n’en conservant que certains afin de rendre la chose plus bizarre ! Ce genre de procédé facile pourrait être attribué à certains compositeurs néo-classiques, ou encore à Hindemith, (que von Bulow ne pouvait certes pas connaître) mais certainement pas à Beethoven. Arnold Schœnberg, dans son ouvrage Structural functions  of harmony tire également une curieuse conclusion de ce passage. Voici, en résumé sa position : un accord de 7ème diminuée pouvait, chez les anciens théoriciens, être précédé et suivi par n’importe quelle harmonie, et dans le cas présent, l’analyse, faute d’arguments, doit « se résigner en faveur d’une foi confiante en la pensée d’un grand compositeur ». On peut, ici aussi, n’être que surpris par une conclusion aussi hâtive de la part d’un esprit aussi conséquent et rigoureux que celui de Schœnberg. Michel Philippot dans son ouvrage Diabolus in musica (voire préface) conteste également ces deux positions et tente d’autres explications. Avec beaucoup de sérieux et d’opiniâtreté il s’avance sur de nombreuses tentatives qui seraient trop fastidieuses à résumer ici. Chacun de ces accords est évidemment tout à fait analysable en lui-même, mais c’est leur succession qui pose problème. Philippot considère par exemple plusieurs fondamentales possibles à l’accord de 7ème diminuée, situé au début de la 3ème mesure de l’exemple précédent. Il peut être un « ré » (un second degré) mais comment alors expliquer le « do# » supérieur ? Il peut être aussi un « fa# », mais alors comment expliquer le « sol » qui se trouve au milieu ? Cela pourrait être une neuvième ? Soit. Mais alors comment expliquer son enchaînement avec un accord de « do majeur » ? Toutes les suppositions sont possible, et Philippot n’en élimine aucune, mais il se rend compte, à son tour, que ce ne sont que des supposition. Et si sa démonstration est moins hâtive que celles de von Bulow et de Schœnberg, elle n’en apporte pas plus de résultats. Il est étonnant que, venant d’esprits aussi rationnels et perspicaces, pas un n’est vu que la solution venait d’ailleurs. Certes Philippot a souvent abordé ce problème de la confrontation entre organisation horizontale et verticale au cours de ces variations, mais il ne mentionne pas un élément qui me semble le plus apte à expliquer la raison d’être de ce passage. C’est un des écueils de son étude, pourtant remarquable à beaucoup de point de vue, que voir dans cette œuvre plus la recherche d’un système général que la présence d’indices particuliers. Certes, ma position ne fournira pas d’explications à ces enchaînements hors du commun, mais je ne pense pas qu’il y ait beaucoup à attendre sur ce point de vue. Mais si l’on prend en compte certaines dimensions mélodiques et certains intervalles, on s’aperçoit que, tel l’accord de sixte et quarte mentionné au début, Beethoven fait entrer de force ici des éléments mélodiques dont les mouvements provoquent des harmonies qui les n’ont d’autres explications que de les soutenir. Ces mouvements ne sont pas fortuits, car ils proviennent du thème initial de la valse. Nous sommes ici dans la phrase des séquences dont je rappelle ici le motif : 

 

Ce petit fragment montre deux éléments : une seconde mineure montante puis une tierce majeure montante. Ce sont ces deux éléments que Beethoven traite ici séparément. Les deux premières mesures montrent une reprise de cette montée de seconde mineure aux voix extrêmes, et Beethoven a prit soin d’écrire les voix intermédiaires de façon croisée ce qui nous montre, au ténor, un autre mouvement de seconde mineure qui marche par mouvement contraire à celui de la basse. D’un point de vue harmonique nous avons d’abord un accord de dominante mais dont la tierce est appogiaturée (le si bémol), et quand celle-ci se résout sur le « si bécarre », l’harmonie change à cause de ces mouvements chromatiques, et devient un accord de 7ème sur le IIIème, dans son premier renversement : 

 

Les accords qui suivent sont beaucoup plus énigmatiques encore. Ici on ne peut plus parler d’appogiatures et de mouvements chromatiques mais on peut voir qu’après le traitement de ces secondes mineures, Beethoven s’attaque ici aux tierces (donc le second élément du motif des séquences). Les tierces sont devenues mineures à la voix supérieure, et diminuées à la basse. C’est la raison pour laquelle Beethoven écrit « la# » et non « si bémol ».  Dans le tempérament égal, ces deux notes sont absolument identiques, mais Beethoven, contrairement aux apparences hirsutes que présentaient ses partitions et ses esquisses, était extrêmement rigoureux dans la notation.  Harmoniquement nous avons un accord de 7èmediminuée suivi par un accord de « do majeur » et la rencontre entre le do# de la voix supérieure et le do bécarre de la basse dans l’accord suivant produit à nouveau une fausse relation d’octave, comme nous en avons vues déjà dans les variations précédentes. Les voix intermédiaires ne sont plus croisées et restent ici immobiles. Seules les tierces, en haut et en bas, montent comme dans le motif de cette phrase en séquences : 

 

 

La seconde partie de cette variation, aussi curieux que cela puisse paraître, respecte ici les grandes régions tonales qui sont celles du thème. Cependant les notes utilisées, si elles appartiennent respectivement aux accords de 7ème de dominante sur la dominante puis sur la tonique, provoquent des étrangetés car Beethoven ne choisit pas de joindre les notes principales des accords, mais des notes secondaires à des appogiatures de notes principales. On retrouve qu début le canon à l’octave qui était la technique utilisée pour le début de la première partie, qui est ici dans un mouvement montant ce qui renforce encore le lien avec le thème de la valse. Il faut noter que dans un premier état, nous avons un canon dans la même découpe rythmique que lors du début entre les deux voix extrêmes : 

 

Lors de l’intervention de la seconde voix, qui se fait avant l’entrée de la voix supérieure, Beethoven lui donne également sa forme canonique, sans toutefois la respecter rigoureusement jusqu’au bout. Mais il y a, par rapport au début, une augmentation de la densité polyphonique et non pas une suite d’accords comme lors de la première partie :

 

La seconde phrase est tout entière construite sur l’accord de 7ème de dominante sur le premier degré et, là encore, la bizarrerie de ces fragments mélodiques, peuvent s’expliquer d’un point de vue harmonique :

 le mouvement de basse « si bémol    ré# » est l’enchaînement de la septième à l’appogiature de la tierce (qui se résout ensuite),

  les trois accords qui suivent sont aisément identifiables comme des accords de dominantes et de 7èmediminuées.

 Le « fa# » de la troisième mesure et le « ré# » de la quatrième sont respectivement les appogiatures de la quinte et de la tierce de l’accord.

Il n’y a, malgré la hardiesse de ces sonorités, pas l’ombre d’un doute quant à l’analyse harmonique de ce passage. Mais cette hardiesse provoquée par ce choix de notes demande une explication. Lorsqu’on entend « si bémol    ré# » on n’attends pas spontanément une harmonie de do majeur, et Beethoven joue ici en maître de ce sentiment de déstabilisation tonale qui va trouver son explication dans les mesures qui suivent. 

Mais, et c’est le plus important, c’est encore sur la conduite mélodique des voix que semble porter le plus d’intérêt le compositeur. Dans la réduction que je propose ci-dessous, de nombreux éléments se font jour   

D’abord on voit qu’il s’agit d’une variation du motif débutant cette seconde section. La quarte augmentée « sol – do# » des mesures 15 et 16 devient ici une tierce augmentée « si bémol – ré # ». Mais cette tierce augmentée (toujours dans le cadre du tempérament égal) ne sonne pas différemment d’une quarte ce qui nous renvoie au tout début de cette variation, et aussi, par voie de conséquence, à l’accompagnement du thème. Cette quarte, est transposée dans la voix supérieure (sol et do), puis s’écarte en une quinte augmentée (sib-fa#) avant de revenir à sa forme initiale de tierce augmentée. On pourrait dire qu’il s’agit là d’un savant jeu de transformation des intervalles qui restent confinés à l’intérieur d’une même harmonie. On n’aura pas tord mais ce serait faire de ce passage un subtil exercice de technique musicale. Hors s’il y a un élément qui «saute aux oreilles » c’est bien cette progression vers l’aigu, alors que la variation a longtemps stagné dans le grave. Une autre réduction vient éclairer cela et montre la dimension proprement sensible dans la conduite de ces voix vers l’aigu. Là aussi, Beethoven retrouve l’aspect ascendant de cette seconde partie du thème et on ne peut qu’admirer comment il conserve des formes tout en en changeant d’autres.

 

La phrase des séquences de la seconde partie présente des harmonies que n’aurait pas dédaignées Richard Wagner. J’évoquais, au début de cette analyse de cette variation le début du troisième acte de Parsifal. Quiconque joue ces quelques mesures au piano : 

 

Et les compare avec celles qui nous occupe chez Beethoven : 

 

Ne peut qu’être frappé de leur ressemblance. J’ai ici évoqué le fait que le célèbre accord qui ouvre Tristanse trouve en plusieurs endroits des sonates pour piano de Beethoven. La même  constatation peut être faite ici. Pas seulement des ressemblances, mais les mêmes notes aux mêmes registres : « sol bémol » et « ré bémol » en bas, « si bémol » au milieu, la voix supérieure oscillant entre le « mi » et le « fa » ! Cela ne peut pas être simplement le fruit du hasard !

Lors de ces séquences de la seconde partie, Beethoven réduit son matériel à l’usage de la seule seconde mineure. Il n’utilise pas la tierce comme il l’avait fait lors de la première partie. Il compose ici une musique extrêmement chromatique faisant intervenir des accords de passages tels que ceux-ci :

 

L’accord de mi bémol majeur avec 7ème est en fait un accord appogiaturé de celui de 7ème diminué qui suit, et les glissements chromatiques par mouvements contraires entre toutes les parties aboutissent à un accord de dominante (sous forme de 7ème diminuée) qui introduit le IVème degré du ton principal à partir duquel Beethoven va conclure cette variation. Il faut noter que l’on trouve le thème « sous » les notes de la partie supérieure « mi-fa » et « sol b (fa#) – sol ». On a souvent vu au cours de ces variations que Beethoven introduisait presque toujours une nouveauté à la fin. C’est le cas ici lorsqu’on regarde la densité harmonique qui est à 5 ou 6 voix (si l’on considère les redoublements à l’octave) :