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1.1.4 Suite : Gavotte

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Par un de ses tours, dont il avait le secret, Berg fera de cette Gavotte une forme éminemment dramatique. Deux thématiques sont ici en présence :

la critique morale et religieuse du Capitaine : Wozzeck n’a pas de morale, il a un enfant qui n’a pas reçu la bénédiction de l’église.

Ce sermon n’aura d’autre effet que de faire sortir Wozzeck de ses gonds, préparant ainsi le terrain pour l’Aria « Wie arme Leut ! » qui le représentera plus que son propre leitmotiv.

Il n’y aura pas de fermeture de la forme sur elle-même, comme cela a été le cas précédemment, mais au contraire une non-fin : Wozzeck prendra la parole et l’Aria interrompra la Gavotte en plein cours.

1.1.4.1 Une entrée en canons.

La Gavotte est une danse lente à 4 temps dont les chacun d’eux est appuyé comme on peut l’entendre dans cet autre extrait d’une suite de Bach.

Ici la section « obligato » passe aux 4 trompettes. Ces « trompettes de la renommée » sont ici le symbole de la morale sociale et du dogme. Berg va parodier le style « choral luthérien », comme il le fera également dans le second acte en jouant avec des procédés d’écriture très conventionnels. Une entrée en canons à 4 voix sert d’ouverture à cette Gavotte. Chaque voix progresse dans l’aigu tout en agrandissant les intervalles qui constituent le motif. Ce motif est repérable par son contour mélodique plus que par son contenu intervallique. Chaque note d’aboutissement correspond également à la montée vocale du Capitaine scandant : « Moral ! Moral ! moralisch ist ! »

L’accompagnement de ces voix en canons progressant vers l’aigu, s’écarte au contraire en s’éloignant vers le grave, tel que nous le voyons ici dans la partie des bassons :

Les parties internes progressent, elles, chromatiquement par mouvements contraires :

Le Capitaine montre ici l’étendue de sa bêtise : « Wozzeck n’a pas de morale ! La morale c’est quand on a de la morale ! (Tu comprends ! C’est un bon mot !) ». La bêtise des militaires, leur manque d’éducation, seront une constante dans cet opéra et trouveront leur apogée dans la dernière scène de ce premier acte.

1.1.4.2 Le motif religieux.

Au chiffre 120 de la partition intervient un second motif qui, par son allure et son accompagnement, fait immédiatement référence à un choral luthérien : des accords sévères à l’intérieur desquels les voix obéissent à des mouvements conjoints. Voici un exemple de cette écriture chez Bach :

 

Berg utilisera, on le sait, un véritable choral de Bach à la fin de son Concerto à la mémoire d’un ange

Il reviendra sur cette forme, dans une manière encore plus ironique, au cours du scherzo du second acte lorsqu’il s’agira de parodier un sermon d’église entonné par deux ivrognes. Voici ce motif (lorsque le Capitaine dit à Wozzeck: « Il a un enfant qui n’a pas reçu la bénédiction de l’église ») :

Plusieurs constatations sont à faire sur ce motif. Son profil mélodique révèle qu’il n’est autre qu’une transformation du motif de la Gavotte :

La conduite des voix internes obéit à des mouvements chromatiques retournés et conjoints :

La partie de basse est constituée d’une alternance sur les secondes ré et do :

Tous ces petits traits d’écriture se retrouveront dans la suite de cette Gavotte. Berg, on l’a vu à maintes reprises, cherchait toujours à être le plus conséquent possible avec son traitement musical.

1.1.4.3 Une aparté avortée…

Wozzeck cherche a sortir de son mutisme et à « en placer une ». Le « Ja-wo… » chanté sur le do#, qu’entretiennent les violoncelles et contrebasses, n’est autre qu’une tentative avortée de chanter le motif de la soumission, tel que nous l’avons entendu depuis le début : « Ja wohl ! Herr Hauptmann ! ».

Mais le Capitaine lui coupe immédiatement la parole pour spécifier que cette phrase a été dite par l’aumônier de la Paroisse, et qu’elle n’est pas de lui, comme il va le préciser tout de suite après. A ce moment l’orchestre, sur le « do# » des basses, développe deux éléments que nous venons de voir : les mouvements chromatiques descendants des pizzicati (cf. exemple 2). La trompette, quant à elle, prolonge les dernières notes chantées par le Capitaine sur le mot « Kirche« , sol et la bémol :

Avec encore plus d’emphase, le Capitaine va asséner une seconde fois sa phrase accusatrice avec le secours de toute l’harmonie. Il s’agit de la transposition une seconde plus haut et d’une orchestration plus fournie des mesures 121 et 122 précédentes :

Noter qu’un seul des accords ne correspond pas exactement à celui de la première harmonisation de ce choral. Comme le montre l’exemple ci-dessous, l’avant-dernier accord aurait dû comporter un si bécarre et non du do# pour correspondre à la transposition de la formule originale (voire notes en rouge) :

Est-ce une erreur ? Une modification volontaire ? Je n’ai malheureusement pas l’explication de cela.

1.1.4.4 Une première tentative d’aria.

Ici, Wozzeck va faire une première entrée, coupant, à son tour, la parole au Capitaine. Dans les 3 mesures qui interviennent ici, les 4 trompettes laissent la place aux 4 cors pour jouer les parties « obligato ». Mais le plus frappant est cette entrée des cordes en descentes chromatiques. Avant d’analyser le contenu de ces quelques mesures, il faut noter que cette sonorité de cordes annonce celle qui servira d’obligato pour l’aria qui va suivre (cf. mesure 136 et suivantes). Il s’agit donc bien ici d’une première tentative d’un aria qui va être brusquement coupé lorsque le Capitaine se montrera interloqué par ce qu’osera dire Wozzeck :

Les éléments qui composent ces quelques mesures sont, si l’on y regarde bien, déjà connus. Les mouvements de tierces chromatiques, dans les parties de cordes, rappellent bien sûr celles du début de la Gavotte (cf. exemple2). Mais la figure principale, jouée au premier cor (en rouge dans l’exemple suivant), est un peu plus caché :

Pour en trouver la clé, il faut revenir au tout début de cette Gavotte et suivre la ligne supérieure qui était jouée par la seconde trompette à la mesure 117, ici notée en rouge :

Ce motif dérivé du thème de la Gavotte, va se trouver ensuite repris par les violoncelles et contrebasses dans la mesure suivante :

1.1.4.4 Une fausse reprise.

Ici, Berg va nous montrer, encore une fois, et nous verrons bien d’autres exemples de ce type, comment concilier la forme musicale avec la forme dramatique. Les trois mesures qui suivent, s’enchaînent sans ruptures avec ce qui précède. Peu de chose, à l’écoute, semble marquer une reprise du début de la Gavotte. La voix continue à chanter dans ces lignes courbes, et les clarinettes semblent répondre à ce que produisaient les cors précédemment. Mais l’examen de la partition montre que Berg va maintenant unifier le thème de la Gavotte avec le thème religieux, et montrer la dérivation du second par rapport au premier. Les triolets que jouent les clarinettes ici :

Fait immédiatement penser aux triolets des entrées en canon entre les 4 trompettes du début :

Mais si l’on regarde précisément les intervalles constituant cette ligne mélodique, on y voit très clairement le motif du choral religieux.

Ce qui va encore se passer dans la dernière mesure « Noch langsammer » va conclure cette incartade de Wozzeck dans la logorrhée du Capitaine. À la remarque de celui-ci sur le fait que son enfant ne soit pas baptisé, Wozzeck fait preuve ici d’une vive répartie : « Le bon dieu ne lui en voudra pas, à ce pauvre vermisseau, si on n’ pas dit Amen sur lui avant de le faire. Le Seigneur a dit : « Laissez venir à moi les petits enfants. » ». Lorsqu’il chante cette phrase, il le fait sur le thème du choral religieux et, accompagné par les 4 cors qui jouent toujours ici le rôle d’obligato, il termine sur une note poignante sous laquelle Berg fait intervenir une conclusion tonale : c’est sur une dominante d’ut mineur que termine ici cette phrase, dont la note fondamentale (sol) est délicatement jouée par les premiers violons en octave, introduisant ainsi une « lumière » sonore autant que mentale, mais surtout mettant en évidence un ancrage dans une situation culturellement identifiable (la demi cadence tonale) qui rendra encore plus abrupt le fait qu’elle soit coupé brutalement dans conclusion :

1.1.4.5 Une Gavotte qui ne finit pas.

Berg, une nouvelle fois, va jouer la rupture de ton. Ce que va dire maintenant le Capitaine ne peut plus l’être dans le rythme lent et sévère de la Gavotte. Si les 3 mesures précédentes (130 à 132) étaient une reprise condensée des mesures 115 à 126, celle qui suit (133) va « expédier » la Gavotte en contractant les mesures 127 à 129.

Le Capitaine se montre tout à fait interloqué par une telle réponse qu’il n’attendait pas de la bouche de ce pauvre soldat. Il va s’exprimer en valeurs très courtes dans lesquelles un autre effet comique est introduit lorsqu’il prononcera le mot « konfus ! » sur un la bémol aigu, que Berg demande de produire « avec une voix haletante » :

« On me trouble l’esprit avec une réponse pareil ! On me laisse confus ! Et quand je dis « on », je veux dire « toi » ! « toi » ! » lui rétorque le Capitaine. Et Berg accentue ces pronoms, « on », « toi », « toi » sur une montée en tierce mineure qui reprend celle qui accompagnait les trois « Moral » du début. La raison de tout cela se trouve dans les pizzicati de cordes qui reprennent une dernière fois les entrées canoniques des trompettes au début :

La Gavotte a cessé d’être. Le rythme est maintenant haletant et l’obligato passe aux 4 trombones. Successivement, tous les groupes de cuivres se seront relayés dans cette section. Il ne reste plus que les formes mélodiques qui nous rattachent à cette Gavotte, mais le rythme a disparu. Nous entendons d’abord le motif présenté lors de l’exemple 15 joué ici dans une très grande vitesse :

La fin de cette précipitation des 4 trombones montre la reprise du motif précédent (en bleu), le thème religieux (en rouge), les mouvements chromatiques (en vert) et l’alternance sur les 2 sons que l’on a observé à déjà deux reprises lors des exemples 7 et 10 (en jaune) :

La toute fin de cette Gavotte montre un premier trait dramatique et orchestral qui est un peu comme une signature dans cet opéra : le collage. Il arrivera souvent que Berg juxtapose brutalement deux structures musicales que tout oppose pour créer un choc dramatique. Cela sera très clair dans la berceuse qui suivra cette scène (voire mesure 363 de la partition d’orchestre). C’est déjà le cas ici. Les montées chromatiques des trombones qui « envoient au diable » cette Gavotte, sont laissés comme inachevés, pendant que les cordes introduisent l’aria qui suit. :

Wozzeck, qui ne tient plus, face aux sarcasmes du Capitaine, va pouvoir enfin dire ce qu’il pense. Il se dégage de sa soumission, dont le do# des basses rappelle l’existence, et va chanter son Aria.

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