Aller au contenu

La Trilogie Köln

  • par

…ou comment repenser l’orchestre pour les nouvelles salles de concert.

 

Les architectures des nouvelles salles de concert symphonique que l’on voit s’ériger dans la plupart des grandes capitales mondiales figurent parmi les constructions les plus audacieuses de notre époque. Tournant le dos aux principes des salles historiques du passé, elles offrent des points de vue (des points d’écoute également) tout à fait nouveaux. Ces dernières, construites pour la plupart au cours du XIXe et au début du XXe siècle, ont été conçues pour satisfaire à l’élargissement des formations que requéraient les œuvres du postromantisme ainsi qu’à l’accroissement des publics des concerts symphoniques. Dans la plupart des cas, les formes de ces salles-là se limitent à de simples parallélépipèdes rectangles dont un des côtés est occupé par la scène, la grande majorité du public occupant l’espace qui lui fait face, avec parfois des balcons au fond et sur les côtés latéraux. La raison de cette forme standardisée n’est pas fortuite : elle favorise globalement une perception frontale de la musique, perception qui est à la base même des constructions sonores produites par les orchestres symphoniques classique et romantique[1]. L’organisation de l’orchestre obéit, elle aussi, à des critères qui relèvent de cette frontalité : les instruments les plus sonores (les percussions et les cuivres) sont disposés à l’arrière, les bois sont surélevés à l’avant, et les cordes sont au premier plan. Autre critère : le nombre. Les instruments aigus, dotés d’un spectre plus limité, sont en plus grand nombre que les instruments graves. Il arrive fréquemment que l’on ait 32 violons pour 8 contrebasses. Le son qui provient de ces orchestres est une construction sonore extrêmement hiérarchique. Les instruments sont rassemblés en « familles », et même à l’intérieur d’une famille, comme par exemple celle des bois, les individus (les flûtes, les hautbois, les clarinettes…) sont regroupés à leur tour. L’homogénéité a été durant toutes ces époques la règle d’or de l’image sonore idéale. La musique classique et romantique a imposé une hégémonie des cordes sur le reste de l’orchestre, et cette organisation hiérarchique se retrouve également dans la constitution même des groupes d’instruments. On sait qu’à l’époque classique les altistes étaient des violonistes qui n’avaient pas réussi, tout comme les contrebassistes – des violoncellistes ratés. Ces instruments, absolument nécessaires à la construction du son orchestral, ne jouaient jamais les parties les plus importantes.

Sans chercher à dresser un parallèle grossier entre l’orchestre et la société[2], il est vrai que le premier a souvent été considéré comme le miroir des sociétés européennes bourgeoises des XVIIIe et XIXe siècles. La progressive « libération » des contraintes hiérarchiques qui tenaient d’une main de fer les canons sonores de ces époques date de la toute fin du XIXe et du début du XXe siècle. L’orchestre de Wagner – fusionnel s’il en fut – cherchait à éliminer les trop grandes disparités entre les familles. La fameuse fosse d’orchestre du Festspielhaus de Bayreuth, plongeant l’orchestre dans les sous-sols de la scène, renvoie un son global qui se construit à un degré de fusion tel qu’il est presque impossible pour le public de savoir si, par exemple, la flûte se trouve à droite ou à gauche[3]. L’orchestration de Parsifal, ainsi que celle de la plupart des œuvres tardives de Wagner, constitue de ce point de vue une adéquation géniale entre l’architecture et le son. On voit aussi dans les œuvres de Mahler et de Strauss une place de plus en plus grande laissée à l’expression des instruments individuels, ce qui n’empêche pas, comme chez Wagner, la présence d’événements fortement massifs. Mais c’est chez Debussy que l’on entend le plus clairement cette « redistribution des rôles » qui n’est plus confiée principalement aux cordes mais s’applique à toutes les autres familles. Une œuvre comme Jeux est la plus prémonitoire de ce strict point de vue.

Un tel exemple n’a pas laissé indifférentes les générations de compositeurs postérieures à Debussy et les tentatives de poursuivre dans cette direction ont connu certains succès. C’est au cours des années 50 et 60 que les démarches ont semblé prendre une tournure décisive. Stockhausen avec Gruppen, puis Carré, Xenakis avec Terretektorh et Nomos Gama, Boulez avec Figures-Double-Prisme, ont, chacun à sa façon, cherché à redéfinir l’orchestre tant dans sa construction interne que dans sa disposition par rapport au public. On pensait alors que la société musicale allait enfin sortir de son engourdissement, à l’image du monde du théâtre et de la danse qui, à son tour, cherchait à s’émanciper de la frontalité classique. Las ! La tradition qui, pour reprendre l’expression de Mahler, n’est parfois qu’un cortège de mauvaises habitudes, a eu raison de ces volontés d’émancipation. Certes, s’il le fallait, on aménageait un Palais des Congrès ou bien on déplaçait un orchestre dans un « lieu neutre » afin de pouvoir le disposer à sa guise, mais ce n’étaient là que des tentatives isolées. Il faut se rendre à l’évidence, ce ne sont ni le Requiem de Berlioz, ni les dispositions des orchestres de cuivres dans les coulisses chez Mahler, ni les tentatives de spatialisation de Charles Ives, ni non plus les expérimentations des compositeurs des années d’après-guerre qui auraient réussi à fonder une quelconque tradition. Toutes ces expériences, aussi géniales fussent-elles pour certaines d’entre elles, n’ont été que des cas isolés, sans continuité ni conséquences.

La frontalité est aujourd’hui confrontée à un étonnant paradoxe. Les nouvelles salles, conçues pour accueillir le même répertoire que les salles anciennes (la pop music ou au le jazz qui s’invitent souvent dans ces salles n’apportent rien de nouveau de ce point de vue) offrent des dispositions spatiales qui bouleversent radicalement la place (le « point d’ouïe ») d’une partie du public. Un orchestre situé au centre de la scène, par exemple, a pour les auditeurs placés au « paradis » l’intérêt de pouvoir regarder le chef d’orchestre en face, mais cela, inévitablement, au prix d’un grand déséquilibre de l’écoute : ils percevront plus forts les cors (en raison de l’orientation des pavillons) que les violons, et les percussions, placées ainsi pour eux au premier plan, surplomberont le reste de l’orchestre. Ce n’est qu’un des exemples de la domination que le visuel exerce de nos jours sur le sonore ou, devrais-je dire, du sacrifice du sonore au visuel.

J’aimerais aborder ce problème d’une autre façon. Voici les questions que je me pose : N’existe-t-il pas une autre manière valable de disposer des musiciens d’orchestre que celle que nous connaissons depuis près de deux siècles et demi ? Doiton continuer à l’infini de cultiver ce « son philharmonique » hiérarchisé que nous ont légué les traditions classique et romantique ? Ne devrait-on pas pouvoir s’exprimer dans une esthétique résolument contemporaine et délaisser enfin les codes calqués sur l’ordre social de jadis ? N’est-ce pas le moment pour réfléchir à de nouvelles esthétiques sonores dont la richesse et la force viendraient précisément de la diversité et de la multiplicité, et qui, au lieu d’isoler le public à la périphérie, l’accueillerait au centre ? Ces familles d’instruments unies, très homogénéisés selon de vénérables desseins anciens, ne porteraient-elles pas une richesse sonore nouvelle une fois désunies (mais point désolidarisées !), dispersées plus librement dans l’espace ? Maintenant que ces salles nouvelles existent, n’est-il pas temps qu’elles servent d’écrins pour des œuvres nouvelles qui enfin leur correspondent ?

Ce n’est pas tant la spatialisation comme effet sonore mais une nouvelle conception du son, moins hiérarchique, moins « philharmonique », que je veux proposer. En plaçant des musiciens autour du public, je ne chercherai pas à ajouter du spectacle supplémentaire au « spectacle » même du concert, mais à créer un paradigme sonore qui n’a pas encore été tenté. Le son fusionnel a connu une apogée avec les œuvres des compositeurs de la tendance spectrale qui, chacun à sa manière, ont poursuivi le vieux rêve wagnérien d’un son un et indivis. Désormais c’est à la multiplicité de pouvoir parler, non d’une seule, mais d’une multitude de voix. Cependant ce défi comporte aussi des risques. L’un d’entre eux serait de tomber dans une esthétique (poétique) de la masse sonore et, son corollaire direct, la perception globale. Xenakis a exploré ces territoires avec le succès que l’on sait, mais sa conception purement probabiliste de la musique a rendu impossible toute forme de réelle polyphonie[4]. La « polyphonie », dans un sens très large comme une mise en commun de temporalités hétérogènes, invite l’auditeur à pénétrer dans la profondeur des structures sonores qui révèlent la complexité de leurs textures ainsi que la variabilité des relations qui les composent. On ne peut pas être à l’intérieur et à l’extérieur à la fois, comme on ne peut pas être à la fenêtre et se regarder marcher dans la rue. Un autre risque serait, en voulant desserrer l’homogénéité des familles sonores traditionnelles, d’en recréer de nouvelles. Ce risque-là est même double car, du point de vue de leurs architectures, les nouvelles salles de philharmonie sont fortement dissemblables. Certes, on voit parfois quelques similitudes (sinon carrément des imitations) d’une salle à l’autre, mais force est de constater qu’elles ne reposent pas sur les mêmes critères. Retomber dans des conceptions rigides et trop strictes de la géométrie spatiale (c’est le cas d’œuvres comme Gruppen, mais aussi de ma propre composition In situ) aurait pour conséquence de rendre impossible l’exécution des œuvres dans un grand nombre de salles. Il ne faut donc surtout pas substituer à une norme une autre norme tout aussi contraignante. Il faut réfléchir en termes de modularité dans la composition des œuvres et ne pas donner à l’espace autre statut que celui qui est le sien : un milieu de propagation. De la même manière qu’il ne faut pas chosifier les formes du temps, il ne faut pas non plus chosifier les formes de l’espace[5]. Des groupes d’instruments choisis pour composer ces « familles provisoires », homogènes ou hétérogènes, pourront être placés suivant des considérations variables en fonction des architectures des salles. S’il est impossible de les placer à droite, alors on les placera à gauche.

La dimension hétérogène du son est fortement mise en avant par les dernières recherches sur les constituants sonores que seule l’informatique a pu nous révéler. On méconnaît le rôle de l’informatique si l’on n’y voit qu’un moyen de la production sonore (synthèse, spatialisation, transformation, etc.), tout en négligeant ses capacités d’analyse et d’outil de connaissance sur le son. Les descripteurs audio ont renforcé en nous l’image d’une pluralité de comportements dans le son, tandis que l’histoire nous a fait prendre conscience de sa nature fusionnelle. Les rugosités, les inharmonicités, les caractères bruités, les brillances, les souffles, les frottements, les perforations se sont invités, parmi bien d’autres, dans la liste des descriptions de ce qui constitue les sons. Je pourrais également invoquer les « attracteurs sonores » et les Grammaires Musicales Génératives comme outils à la fois conceptuels et compositionnels pour repenser le son de l’orchestre hors des catégories traditionnelles. La diversité et la multiplicité des comportements sonores, plutôt que la fusion et la hiérarchie, sont les principes qui vont me guider dans la réalisation de la Trilogie Köln.

Articulée autour d’In situ, créé en 2013 lors des Donaueschinger Musiktage par l’Ensemble Modern et le SWR Sinfonieorchester sous la direction de François-Xavier Roth, la Trilogie Köln commencera par Ring, d’une durée d’environ 36 minutes, et se conclura par Lab.Oratorium[6], une composition pour un grand format auquel se joindra un chœur, quelques chanteurs et acteurs, ainsi que la musique électronique en temps réel. Les trois pièces de ce cycle seront créées, respectivement au cours des années 2016, 2017 et 2018, par le Gürzenich-Orchester Köln sous la direction de son chef, François-Xavier Roth, dans la salle de la Philharmonie de Cologne.

Ring, la première pièce, sera distribuée de la manière suivante. Un petit orchestre mozartien, en tant que symbole de l’histoire passée, occupera la scène proprement dite, tandis que différents groupes seront répartis dans différents endroits de la salle. Deux groupes de 9 musiciens à droite et à gauche (à savoir 6 trios) surplomberont l’orchestre dans les loges situées en hauteur derrière l’orchestre, 2 autres groupes d’environ 10 musiciens occuperont les nacelles latérales habituellement réservées aux étudiants (à droite) et aux retardataires (à gauche), et 4 groupes seront placés à l’arrière de la salle en hauteur sur une seule rangée. Chacun de ces groupes sera de caractère hétérogène, c’est-à-dire composé d’instruments de familles différentes. Cet « anneau » sonore, disposé ainsi à Cologne, pourra très bien être orienté sur des degrés différents dans une autre salle, si toutefois est conservé la contiguïté des groupes entre eux. Une légère scénographie viendra soutenir le déroulement de cette composition. Lors de l’entrée du public, les différents groupes seront déjà installés dans la salle. Chacun disposera d’un petit moniteur vidéo qui, de temps à autre, affichera un chiffre, signal donné à un groupe particulier pour jouer une courte séquence, en guise d’anticipation subliminale du matériau musical à venir. Par exemple au chiffre 1, le groupe A jouera une séquence, au chiffre 2 ce sera le tour d’un des groupes arrière, au chiffre 3 un des groupes latéraux, etc. Pendant ce temps, l’orchestre central prend place sur scène et, durant l’accordage (prévoir des diapasons pour tous les musiciens car il n’y aura pas d’accordage à partir du hautbois), commence à s’installer une texture sonore d’aspect assez libre. La musique a donc déjà commencé et c’est la baisse de l’éclairage de la salle qui signifiera le « vrai » début de la pièce. Pas d’applaudissements d’entrée donc. Ainsi la musique libre évolue et c’est dans ce contexte que le chef fait son apparition (pour éviter les applaudissements, il sera déjà assis au milieu de l’orchestre) pour prendre en main l’œuvre, désormais structurée de façon rigoureuse et dense, et la mener à son terme.

 

 

Philippe Manoury

Strasbourg, juin 2015

 

Lire aussi Entretiens avec Patrick Hahn (à propos de « Ring »)

[1] Les distributions spatiales des orchestres n’étaient pas rares à l’époque baroque et prébaroque. Giovanni Gabrieli disposant ces fanfares au quatre coins de la Basilique St Marc de Venise est l’exemple le plus connu, mais on sait que la disposition des chœurs dans les Passions de Bach n’était pas frontale.

[2] Ce parallèle a été traité avec maestria dans le film Prova d’orchestra de Federico Fellini.

[3] On sait que ce coup de génie fut en réalité un coup de dés. Autrefois en poste à Riga, Wagner avait été frappé par le son d’un ensemble provenant d’une salle avec un plafond très bas. Inspiré par cette découverte, il prit alors le risque de dessiner la fosse de l’orchestre. Cette initiative eût pu tout aussi bien échouer. Ce fut la rencontre du génie et de l’intuition. Pour avoir assisté à des actes entiers dans la fosse d’orchestre et dans la salle, j’ai pu constater avec étonnement à quel point le son sec et analytique à l’intérieur de la fosse devient une synthèse proprement alchimique, miraculeuse, lorsqu’il en sort.

[4] Son œuvre Nomos Gamma où le public est placé librement dans l’orchestre est très ambiguë à ce niveau. Les figures musicales, n’étant conçues que pour servir un propos global et n’ayant pas de valeurs intrinsèques propres, se retrouvent au premier plan par le fait que si l’on est assis à côté du basson, on perçoit « gonflé » le détail de cette partie alors qu’elle n’est pas censée avoir plus d’importance que les autres. Le paradoxe réside en ce qu’il faudrait être à la fois à l’intérieur de l’orchestre (c’est la raison d’être de cette pièce) et également loin de chaque musicien pour bien percevoir l’ensemble, et pas surtout un détail.

[5] Il est impossible de reconnaître des formes spatiales avec la même acuité qu’on peut le faire pour des formes mélodiques ou rythmiques. Passée l’identification de formes primaires, comme les rotations, les panoramiques, les zigzags, notre cerveau échoue à reconnaître des formes plus complexes. Même la forme qu’épouse un son tournant tantôt en cercle, tantôt en carré autour de l’auditeur est perçue par lui comme identique.

[6] Le titre de cette dernière pièce reste encore à trouver.