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En prélude à B-Partita (in memoriam P. Boulez)

Beaucoup de choses ont été dites ou écrites sur la personnalité de Pierre Boulez depuis sa disparition le 5 janvier dernier. Mais puisque nous nous trouvons ici près de l’IRCAM, au cœur du Festival Manifeste, c’est sur son rapport à la musique électronique que j’aimerais me pencher. Ce chemin, comme je vais tenter de le montrer, était loin d’être une ligne droite. Autant dire que ce n’était pas un long fleuve tranquille.

Suivant une trajectoire bien personnelle, Pierre Boulez a entretenu une relation complexe avec la musique électronique. L’intérêt qu’il nourrissait pour elle n’avait d’égal que la méfiance qu’elle lui inspirait. Son goût pour l’expérimentation était sans cesse combattu par son irritation envers des formes d’expression que gouvernait l’intuition seule, dépourvues de pensée théorique forte. C’est au début des années 50 qu’éclatèrent ses querelles et brouilles célèbres, notamment avec Pierre Schæffer, l’inventeur de la musique concrète, chez qui Boulez composera quelques Études. « Un marché aux puces des sons », écrira-t-il après avoir claqué la porte du Club d’essai de la RTF. Premier échec. Cela a du mal à se concevoir aujourd’hui, mais cette époque vivait une guerre permanente entre les compositeurs nourris au sérail, maniant le crayon et le papier, et ceux qui pensaient « libérer » les sons de leur carcan historique à l’aide d’un micro et d’une paire de ciseaux. D’un côté une musique pensée avec le support de la notation symbolique, de l’écrit comme générateur de formes, et de l’autre, une musique qui prend sa source dans les sons mêmes, sans autre mode de représentation ; « un beau son est déjà de la belle musique », disait Schæffer. Lors de mes études à Paris, à la fin des années 60, l’orage était encore loin de s’être dissipé. Boulez n’épargnera pas non plus son ami Stockhausen qui, croyant avoir inventé des spectres sonores au moyen de sons sinusoïdaux, se verra par lui fraîchement accueilli sous prétexte que ce n’étaient là que des accords ! L’alchimie sonore, la synthèse – presque mystique – si intensément rêvées par Stockhausen n’étaient pour Boulez que de simples… superpositions.

Cependant, loin de se détourner des promesses que la musique électronique continuait de faire planer, Pierre Boulez, tel un Sisyphe roulant sans relâche son rocher en haut de la montagne, revenait toujours à la charge. Pour les raisons que presque tout le monde connaît, Boulez a quitté la France pour s’établir en Allemagne. Poésie pour pouvoir, sur des poèmes d’Henri Michaud et réalisée en 1958 dans les studios de la SWR à Freibourg, est sa première tentative pour se confronter à la bande magnétique. Un nouvel échec, aux yeux mêmes du compositeur qui n’avait de critique plus sévère que lui-même. L’œuvre est retirée. Cette matière sonore nouvelle se devait d’avoir un support théorique, l’intuition seule – et ce, malgré les travaux de Stockhausen ! – était selon lui trop faible pour venir à bout de la résistance qu’opposait ce matériau. Boulez veut aller au plus profond de la structure, et ce qu’il réalise entre poésie et musique lui résiste lorsqu’il aborde le champ des sons électroniques. Il ne veut plus tâtonner et pense alors sérieusement à la nécessité de fonder un centre de recherche musicale qui aurait une assise scientifique. Il entreprend de le fonder en collaboration avec le Max-Planck Institut à Göttingen. On demande l’avis sur le projet à deux personnalités allemandes dont l’autorité – musicale chez l’un et scientifique chez l’autre – est incontestable. Le baryton Dietrich Fischer-Dieskau tout comme le grand physicien Werner Heisenberg qui, aux dires de Boulez, préférait rentrer chez lui pour jouer du Mozart à la maison, s’expriment défavorablement. Le centre ne se réalisera donc pas. Troisième échec. Quelques années plus tard, Boulez est nommé à la tête du New York Philharmonic. Il élabore en 1971 une première version d’…explosante-fixe… pour un groupe de solistes. Un système de transformations analogique en temps réel est cette fois-ci à l’œuvre. Encore un échec, le quatrième. Cette version de l’œuvre sera aussi retirée du catalogue. Pour Boulez les échecs ne sont jamais définitifs, comme les succès ne sont pas des trophées que l’on accroche dans son salon. Poésie pour pouvoir servira de canevas pour Répons et …explosante-fixe… sera entièrement réécrite. Mais où donc cela coinçait-il ? Il m’apparaît clairement aujourd’hui que c’est au niveau du temps que le bât blessait. L’écriture, aussi fixée et sophistiquée soit-elle, laisse toujours une marge de manœuvre à l’interprète qui produit ainsi une part d’inattendu au moment du concert. La bande magnétique condamnait les sons à un carcan perpétuel et les systèmes en temps réel étaient encore beaucoup trop rudimentaires à cette époque. L’informatique n’existait pas encore. Le temps libre et flexible de l’humain se mariait difficilement avec le temps mécanique des machines. Et pour Boulez, ce n’était pas un problème philosophique, mais une question – cruciale entre toutes – d’esthétique.

Le temps passe, le Président Pompidou appelle Boulez, on connaît la suite. L’IRCAM est finalement créé. Lorsqu’on lui demande ce qu’il espère trouver dans cet Institut de recherche, Boulez répond : « si on le savait, on ne chercherait même pas ! ». Il est alors attaqué de toutes parts. On dit que c’est un dictateur qui veut un Institut sinon pour lui-même, du moins pour ceux qui feront comme il leur ordonnera. L’histoire peut désormais parler pour elle-même ! Au cours des années pendant lesquelles je venais travailler à l’IRCAM, j’y ai croisé, entre autres figures, Luciano Berio, John Cage, Gérard Grisey, Steve Reich, Karlheinz Stockhausen, Iannis Xenakis et Frank Zappa. Bref, une assemblée pas particulièrement obéissante !

Toujours en poste à New-York, Boulez visite les universités américaines et s’informe sur l’état des connaissances, en particulier auprès de Max Matthews, l’inventeur de la synthèse sonore par ordinateur. L’informatique se développait et, n’étant pas scientifique lui-même mais se renseignant tous azimuts, Boulez a très vite compris qu’elle portait en elle le germe de ce qui, précisément, lui manquait dans l’électronique de grand-papa : le temps réel. Sur les conseils de Luciano Berio, Boulez fait venir un physicien italien qui travaille au CERN à Genève, Peppino di Guigno, qui mettra au point toute une série prototypes d’un genre nouveau. Ce sont des « machines-caméléons », aimait à dire ce dernier. « Contrairement aux autres machines, les miennes ne savent rien faire par elles-mêmes, il faut tout leur apprendre. » Peppino di Guigno était un « original », et Boulez aimait les originaux. Di Guigno va ainsi inventer la fameuse 4X, sur laquelle Boulez composera Répons.

Le temps réel était LA priorité pour Boulez. Il a engagé un tout jeune mathématicien américain qui n’avait pas encore obtenu son Doctorat de l’Université de Harvard, Miller Puckette, qui allait mettre au point le programme Max, devenu depuis une des références mondiales en matière de musique électronique en temps réel. J’ai eu l’honneur de participer pendant près de 10 ans à ces recherches au cours desquelles il nous a fallu tout construire, tellement nos « bibliothèques » étaient dégarnies. Nous nous rencontrions avec Boulez le plus souvent déjà à 6 heures du matin car, plus tard dans la journée, ses fonctions de directeur de l’Institut l’accaparaient totalement. Au cours de nos discussions, l’esthétique et la technique se bousculaient fréquemment. Rien ne l’irritait plus qu’une pensée entièrement soumise à la technique et sans vision esthétique. Réputé théoricien, Boulez n’a cependant jamais été éloigné de la matière. Lorsque la 4X est devenue une dame trop âgée, Boulez engagea Eric Lindemann, un chercheur américain totalement autodidacte, pour concevoir une nouvelle station de travail. Ce dernier augmente la machine Next – mise au point par un certain Steve Jobs – qui rendra possible, entre autres, la détection acoustique, qui jusqu’alors n’était que mécanique.

Jusqu’à une date récente, Boulez s’est montré toujours à l’écoute, non seulement des jeunes générations de compositeurs, mais aussi des chercheurs, tel Arshia Cont qui a conçu et mis au point le logiciel Antescofo, sur lequel va être jouée B-Partita tout à l’heure. Boulez a su accompagner l’évolution de la technologie, sans fétichisme, sans dogmatisme, et, bien sûr, sans nostalgie. Celui qu’on représentait si souvent comme un homme autoritaire, voire dogmatique, n’aimait rien tant que laisser les chercheurs – en tout cas ceux qu’il jugeait inventifs – travailler en toute liberté. Il savait mieux que personne que ce n’est ni sous la contrainte, ni sous la férule d’un programme centralisateur que pourrait surgir l’invention. « Il faut les laisser inventer, disait-il souvent, c’est la meilleur manière de tirer bénéfice de leurs travaux ».

Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de comparer les œuvres avec électronique de Boulez, Répons, Dialogue de l’ombre double, …explosante-fixe…, Anthèmes II, faibles en nombre mais riches en contenu, avec l’effort continu et intense qu’il a pu déployer tout au long de sa vie, au point d’avoir fourni un outil dont il ne se sera, finalement, que peu servi. Il a créé cet Institut, l’IRCAM, unique au monde, pour entrelacer les formes d’expressions artistiques et les moyens modernes de les créer, pour confronter sans cesse la technique, source de fascination comme de répulsion, avec l’esthétique, qui est, elle, l’autre face du même visage, plus intérieure, parfois moins partageable.

Un ami m’a fait remarquer un jour que, lorsqu’on se trouve à l’angle de la rue du Renard et de la rue Saint-Merri, on aperçoit Notre-Dame en face, lieu d’où sont issues les grandes recherches de l’école polyphonique occidentale au Moyen-Âge, et, qu’en tournant la tête de 45° sur la droite, on voit l’IRCAM, le dernier avatar de cette longue tradition ; et qui est toujours à renouveler, à réinventer. Cette filiation, Pierre Boulez ne l’a, bien sûr, pas intentionnellement recherchée. Mais il nous appartient symboliquement de la perpétuer. À bon escient. Dans un monde où l’appât du gain trouve dans la frivolité sa plus parfaite partenaire, il nous faut rester vigilants. Il nous faut sans cesse rappeler à qui veut l’entendre que la recherche, qu’elle soit scientifique, musicale ou celle au service d’autres arts, ne doit jamais s’arrêter. Boulez avait fait sienne la phrase de Stravinsky qui disait : « Nous avons un devoir envers la musique, c’est celui de l’inventer ».

 

Texte lu avant la création de B-Partita à Paris le 16 juin 2016.