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Interview d’Enzo Iannuzzi à propos de « Das Wohlpräparierte Klavier »

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Pourriez-vous nous indiquer à quelle occasion votre chemin musical a croisé celui de Daniel Barenboim ? Plus précisément, comment est née l’idée de ce « Das Wohlpräparierte Klavier » qui sera créé le 5 septembre prochain à Berlin dans la Boulez Saal ?

 

François-Xavier Roth avait dirigé Répons de Pierre Boulez dans la Boulez Saal et Barenboim était tellement enchanté par la manière dont résonnaient les sons électroniques dans ce lieu qu’il lui a demandé qui pourrait lui écrire une œuvre pour piano et électronique qu’il créerait dans cette salle. C’est ainsi que François-Xavier lui a suggéré mon nom. Voilà comment tout a commencé. J’avais depuis longtemps l’idée d’écrire une pièce qui s’intitulerait Das Wohlpräparierte Klavier, et ceci pour plusieurs raisons. Lorsque je vivais en Californie, j’ai été très étonné de voir combien de compositeurs continuaient encore d’utiliser les pianos préparés, cette invention un peu dadaïste de John Cage que je croyais moribonde. En fait cette idée est restée en stagnation aux USA. On ne peut d’ailleurs pas la faire évoluer. Cependant l’idée de transformer le piano avec des moyens électroniques est toujours pleine d’intérêt. Daniel Barenboim a eu, à un moment, un peu peur que je lui demande de jouer du piano préparé. Je l’ai vite rassuré sur ce point en lui disant qu’on ne mettra aucune aiguille, aucune visse ou morceau de bois dans son piano. L’électronique se chargera de tout !

J’ai comparé cette situation de la transformation des sons instrumentaux avec celle de l’époque de Bach lorsque les musiciens se querellaient sur les différentes manières d’accorder les claviers, ce qu’on appelait la querelle des tempéraments. Quand il a écrit son Wohltemperiertes Klavier, Bach a voulu faire la démonstration qu’on pouvait accorder les claviers pour qu’ils puissent jouer dans toutes les tonalités. Je trouve beaucoup d’analogies entre cette période et la nôtre…, sauf qu’au XVIIème siècle les problèmes théoriques de la musique enflammaient les esprits des intellectuels et des philosophes, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui ! J’ai fait donc une référence à Bach en divisant ma composition en deux grands volets : une fantaisie d’esprit assez libre et une forme rigoureuse et sévère comme il le faisait souvent. Pour cette dernière, j’ai fait une autre référence, mais ironique et parodique celle-ci, à Cage. Il a écrit des Sonates et Interludes pour piano préparé. Ses « sonates » sont de petites pièces dans l’esprit des formes simples des sonates de Scarlatti. J’ai, quant à moi, décidé de composer une sonate très développée, dans l’esprit beethovenien, interrompue par des interludes de formes plus libres. Il y a donc une dimension parodique cachée dans cette pièce, mais plutôt dans le sens où Joyce parodiait Homère dans Ulysses. On n’entendra aucune parodie ni citation dans cette musique.

 

Dans un texte lumineux que l’on peut trouver sur votre site vous expliquez travailler sur une « pièce de musique de chambre dans laquelle le piano aura un dialogue avec un discours électronique, qui ne sera pas entièrement fixé par avance, à l’instar d’une ‘forme ouverte' ». Ce dialogue homme-machine semble très actuel ; pourriez-vous nous décrire ces caractéristiques et l’intention esthétique qui vous a conduit à travailler sur ce que vous appelez des « partitions virtuelles » ?

 

Je développe depuis plus de 30 ans ce concept de « partitions virtuelles ». Il s’agit de mettre en place des processus informatiques qui recueillent les données de l’interprétation musicale et les utilisent comme paramètres de composition. L’ordinateur prélève ce que joue le musicien, parfois en fait une analyse, et l’utilise pour engendrer des structures musicales. La musique électronique en temps réel sera calculée en fonction de ces données interprétatives. Il ne faut pas confondre cela avec l’improvisation ; il s’agit de la composition qui prend en compte l’interprétation. L’interprète n’improvise pas, il a sous ses yeux une partition aussi exacte que possible mais, comme c’est toujours le cas, il dispose d’une infinité de possibilités de l’interpréter. La manière dont il va le faire sera unique à chaque fois. L’interprétation dans tous ses détails est par définition imprévisible. L’interprète sait qu’il doit jouer une note avant une autre, mais il ne peut décider ni du temps exact qui les sépare ni l’énergie réelle qu’il va donner à cette note. Il peut en déterminer les contours, mais certainement pas les valeurs exactes. C’est cette partie imprévisible que je saisis avec l’ordinateur. Il ne s’agit pas forcément d’avoir recours au principe de « formes ouvertes » mais d’organiser les partitions électroniques de manière à ce qu’elles soient sensibles à la façon dont les interprètes vont jouer, par exemple qu’elles adaptent leur tempo à celui du musicien. Une partition classique est un écrit figé dans le temps, et c’est très bien comme cela. On joue encore des partitions du XVIème et XVIIème siècle qui n’ont pas changé. Mais la manière dont on les interprète, elle, s’est beaucoup modifiée. Une partition virtuelle, en revanche, naît au moment où l’interprète joue et disparait pour toujours, une fois ce moment passé. Souvent les gens me posent la question : la musique est-elle toujours différente ? Je réponds : oui, c’est aussi le cas lorsque vous entendez n’importe quelle œuvre du répertoire. C’est donc une situation tout-à-fait traditionnelle que je réintroduis ici. Je le fais car, dans ses débuts, la musique électronique était comme du cinéma. C’était des sons fixés, enregistrés, insensibles au temps et aux situations acoustiques. On ne pouvait ni ralentir, ni accélérer, ni adapter son tempo aux conditions acoustiques, qui sont des données fondamentales de la pratique musicale, toute civilisations et époques confondues. J’ai voulu que cette culture numérique, avec ce qu’elle possède de fascinant, rejoigne la culture musicale traditionnelle. Cela est possible aujourd’hui car nous avons l’informatique qui a apporté beaucoup de souplesse à la musique électronique. Cela n’aurait pas été envisageable autrefois.

 

Plus loin dans le propos, vous indiquez que la pièce « parlera » d' »influences » et d' »attractions », vous allez même jusqu’à avancer l’idée qu’elle « racontera l’histoire d’un être humain influençant le monde autour de lui, malgré la résistance, l’inertie et parfois l’inimitié ». On a peine à croire cependant qu’il s’agisse cependant d’une « musique à programme » comme on en a connu au XIXème et au début du XXème siècle… Si vous pouviez préciser le sens de votre métaphore ?

 

Ce n’est qu’une métaphore évidemment. Notre cerveau est ainsi fait, nous développons une tendance irrépressible à essayer de prédire l’avenir, ne serait-ce que l’avenir à très court terme (moins d’une seconde par exemple) lorsque nous écoutons une musique et même une phrase parlée. Ce phénomène a été traité par des philosophes et des scientifiques depuis longtemps. On peut voir cela comme si l’on avait affaire à des attracteurs qui nous forcent à aller vers eux. La musique a inclus le phénomène d’attraction à plusieurs niveaux. Notre civilisation occidentale actuelle, toujours sous l’emprise de la même musique tonale – et même de plus en plus avec l’essor planétaire de la pop music -, le vérifie très bien. On sait que tel accord va terminer une phrase ou un morceau; même si l’on ne sait pas le nommer, on le ressent. Ce pouvoir d’attraction, qui est lié à la prédiction, a eu tendance à disparaître dans les différents styles contemporains. Je veux le réintégrer sans pour autant verser dans le néo-tonalisme ni dans le retour aux formes traditionnelles du passé. Par exemple, le fait d’entendre une lente rotation sonore qui va en accélérant et en montant vers l’aigu nous la fait imaginer comme une force d’attraction pour les autres voix, comme une étoile autour de laquelle tournent des planètes en raison de la gravitation. Les autres voix vont alors se rapprocher d’elle et tenter d’épouser son mouvement comme sa sonorité. Une voix va attirer une autre vers elle et en diriger le devenir. Encore une fois, tout cela n’est possible que grâce à l’informatique. Chez moi les sons ne sont plus uniquement des phénomènes acoustiques, mais ce sont des objets qui s’envoient des informations et qui s’influencent les uns les autres. Les sons se parlent entre eux, pourrait-on dire. Je suis sûr que nous sommes ici au début de quelque chose qui ne fait que commencer et qui pourrait avoir une grande importance dans les musiques futures – si toutefois nous acceptons le fait que la musique dépasse le simple stade du divertissement ou celui de certaines modes avant-gardistes purement conceptuelles dans lesquelles les sons n’ont plus aucune importance. Il faut pour cela continuer à travailler avec les sons eux-mêmes et ne pas rejeter ce qu’ils contiennent en eux comme source d’expressions nouvelles. Je suis en train de réfléchir à une sorte de théorie des attractions sonores.

 

Le modèle naturel du « flocking » des oiseaux semble également opérant dans l’œuvre. Si vous pouviez expliquer aux futurs auditeurs de l’œuvre comment il devra « s’écouter » pendant l’audition de l’œuvre ?

 

Le « flocking », phénomène observé dans les nuées d’oiseaux, m’a semblé un excellent modèle pour ces attractions. Dans la réalité un oiseau est en contact avec 7 ou 8 congénères autour de lui et, s’il vole dans une direction différente de la nuée, il va influencer chacun d’entre eux, qui, à son tour, influencera 7 ou 8 autres, et ainsi de suite. Ainsi toute la nuée va changer graduellement de direction. Ce qui est fascinant dans ce modèle, c’est qu’il n’y a pas de leader. Chaque individu peut à tout moment devenir le leader provisoire de tous les autres, ce qui revient à dire qu’il n’y a pas de leader. Mais je ne suis pas sûr qu’il soit possible de transposer ce modèle directement dans la musique. Comme toujours, il va falloir l’adapter à la réalité musicale. Je vais faire sonner des nappes de sons électroniques au moment où le public entrera dans la salle. Ces nappes seront réparties entre plusieurs couches sonores qui s’influenceront les unes les autres, un peu comme dans le flocking des oiseaux. Et c’est dans ce contexte que Daniel Barenboim s’assoira devant son piano et commencera à jouer. Et c’est lui qui va ensuite devenir le « leader » de la musique électronique autour de lui.

30 juillet 2021