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I,1: La suite du Temps

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Les trois brèves mesures d’orchestre qui ouvrent l’opéra campent le décor de façon saisissante : le roulement de caisse claire évoque le contexte militaire qui va régner tout au long de l’ouvrage. Les premiers mots chantés seront : « Langsam, Wozzeck, langsam … ! »… avant que la musique ne livre une course poursuite haletante. Ces mots d’introduction seront répétés à la fin de cette scène comme pour bien délimiter cette préoccupation temporelle. En extrapolant quelque peu, on pense ici à La recherche de Proust, tout entier contenue entre “Longtemps …” et “dans le Temps.” Puis est exposé le caractère tourmenté du Capitaine Hauptmann sur l’occupation des « dix minutes » qui va lui rester après son rasage, sur les « trente années » (et le comptage en jours, heures, minutes) qu’il « accorde » à Wozzeck pour finir sa vie. Et sur la façon dont il va, lui aussi, occuper ces trente années. De dix minutes à trente ans (soit rien de moins que 1.576.800 fois dix minutes), voilà dans quelle fantasmagorie le Capitaine envisage l’angoisse de l’occupation du temps ! Vient ensuite sa rêverie naïve sur « l’éternité » et  « l’instant », sur le « monde qui tourne en un jour sur lui-même » et sur « la roue des moulins qui le rend mélancolique ». Le Capitaine passe, sans transition, d’un temps réaliste de la vie de tous les jours à celui de la vie humaine, d’un temps métaphysique à un temps cosmologique, mais son petit cerveau est bien incapable de les relier les uns aux autres. Il souffre de la démesure des petits esprits.

Marthe Robert et Arthur Adamov écrivirent : «Comme pour souligner encore son symbole, le temps qui fut si singulièrement mesuré à Büchner est le véritable héros de son œuvre. » [1. Georg Büchner : Théâtre complet. 1953, l’Arche Éditeur, Paris.]. Ce Temps est également l’un des principaux « personnages » de l’opéra d’Alban Berg et à ce titre, la première scène est édifiante. Elle déploie uns succession de catégories temporelles qui pourrait bien être le microcosme de l’opéra tout entier. Comme Wagner et Mahler, mais en réaction contre leurs goûts très prononcés pour l’étirement, Berg inscrit son œuvre dans des temps psychologiques extrêmement ductiles. Il est impossible de ne pas penser à deux auteurs qui, à la même époque, ont placé le Temps au centre de leurs œuvres : Marcel Proust dans À la recherche du temps perdu, et James Joyce dans Ulysse. Berg n’a probablement lu, ni l’un ni l’autre. Notons que, suivant en cela les exemples de Richard Strauss dans Salomé, Elektra ou Die Frau ohne Schatten, Berg n’écrit pas d’ouverture. On entre directement de plain-pied dans l’histoire, sans préparation. Ou si préparation il y a, elle se trouve condensée dans une durée infime.

Le choix de la forme d’une Suite en cinq mouvements, qui constitue toute la scène, se prête à merveille à ce dessein. Les différents mouvements d’une suite baroque sont en effet caractérisés plus par des tempi que par des formes proprement dites. Ici, nous avons eu un Prélude agité et une Pavane étirée, viennent ensuite une Gigue alerte et une Gavotte solennelle. Dans cette dernière, le Capitaine, toujours sous l’effet d’un court-circuit mental, se questionne maintenant Wozzeck sur un autre temps : non celui « qui passe » mais celui « qu’il fait ». Puis lui inflige un sermon de morale religieuse. Plus on avance dans ce monologue du Capitaine, plus ses idées semblent se succéder sans logique. Pour combler le temps vide de la vie (ou pour maîtriser l’angoisse) on parle de tout et de rien.

Wozzeck n’a jusque-là presque rien dit, assaillis par la logorrhée délirante du Capitaine [2. Dans le texte de Büchner, qui n’est malheureusement pas toujours respecté dans les surtitres d’opéras, le Capitaine Hauptmann s’adresse toujours à Wozzeck à la troisième personne du singulier comme pour lui signifier qu’il ne lui parle pas comme à une personne singulière. Il le nie. Cette coutume est aussi très présente en France lorsque, par exemple, un commerçant s’adressant à une vieille dame dont il pense qu’elle n’a plus tous ses esprits, lui dit : “ Alors ! Qu’est-ce qu’elle veut la p’tite dame ?”.]. Ses « Ja-wohl, Herr Hauptmann ! », chantés imperturbablement sur la même note et dans le même rythme, indiquent bien sa résignation et sa soumission à ses supérieurs. Mais si le Capitaine est un être aussi extraverti que Wozzeck est introverti, ils demeurent, tous deux, des personnages tourmentés. Wozzeck, dans son mutisme, ronge son frein. Il réagit une première fois au sermon moraliste: « Le seigneur a dit : laissez venir à moi les petits-enfants ! », ce qui laisse le Capitaine confus et interloqué. Celui-ci reprenant de plus belle, Wozzeck soudain « explose » dans l’Aria. Les remontrances morales du Capitaine le font sortir de ses gonds : « Wie arme Leut ! » (« Nous pauvres gens!… Nous n’avons pas d’argent…. Nous sommes faits de chair et de sang »). La musique quitte ses oripeaux ornementaux pour recourir au pathos des sonorités de cordes. L’homme simple, issu du peuple, n’a peut-être pas le vernis de culture des gens qu’il côtoie, mais il sait parler vrai. Cet Aria va le définir et Wozzeck l’évoquera encore une fois au cours de l’opéra dans une situation semblable. Et Berg le reprendra, dans toute sa dimension tragique, lors du grand Interlude malherien précédant la scène finale de l’opéra. L’emportement de Wozzeck effraye visiblement le Capitaine qui tente de le dominer une nouvelle fois : « Il pense trop ». Il lui conseille alors de reprendre le chemin du retour « en marchant bien au milieu de la rue… mais langsam ! » La musique ici, dans ce soucis typiquement bergien de faire de la forme musicale le symbole refermé du drame, reprends le Prélude en rétrograde.

Berg va utiliser ici une autre technique qui évoque le traitement instrumental (une première parodie) de la Suite baroque. Cette technique est dérivée de l’obligato qui désignait, à l’époque baroque, une partie vocale ou instrumentale dont l’exécution était  indispensable, par opposition à ad libitum. Si, dans certaines de ses cantates, Bach désirait que la partie de clavecin soit réalisée pendant le concert, suivant le principe de la basse chiffrée, il inscrivait obligato devant une partie soliste. À l’époque de Berg, tout était scrupuleusement noté et l’indication obligato n’avait donc plus lieu d’être. Cependant, à chaque mouvement de cette Suite, Berg inscrit la mention obligato en face, non pas d’une partie soliste, mais de tout un groupe instrumental. Ainsi, sous cette appellation, nous aurons successivement : un quatuor d’anches, deux percussions et une harpe, un trio de flûtes, un quatuor de trompettes, un autre de cors et de trombones, puis  toute les cordes et enfin, un quintette d’anches reprenant le quatuor initial. Cela ne signifie pas que, seuls, ces groupes instrumentaux vont jouer, mais qu’ils constitueront la sonorité principale autour de laquelle s’articulera chaque mouvement de la Suite. Pour reprendre la belle formule d’Olivier Messaien, nous aurons ici des « temps colorés ».