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I,2 : La rhapsodie hallucinée

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La deuxième scène nous fait découvrir un autre aspect, fondamental, de la personnalité de Wozzeck : celui d’un être psychologiquement perturbé, en proie à des hallucinations et à des sentiments de panique. Elle se passe au crépuscule, à la campagne, de laquelle se dresse la ville au loin. Wozzeck est en compagnie d’Andres, un soldat comme lui, et probablement son seul véritable ami. Les deux hommes coupent du bois pour le Major. Très vite, Wozzeck apparaît dans un état de dérangement mental extrême : « Hé, cet endroit est maudit ! » crie-t-il. Andres chante une chanson de chasse, mais Wozzeck insiste à nouveau : « Cet endroit est maudit ! ». Puis vient un délire à propos d’un « trait sur l’herbe », preuve qu’ « une tête y a roulé». Andres reprend la chanson de plus belle, mais Wozzeck demande le silence et évoque bizarrement les francs-maçons. Andres incite son compagnon à chanter avec lui, pensant que cela pourrait le calmer, mais Wozzeck entend soudain quelque chose qui cogne derrière lui, sous lui : encore les francs-maçons. Puis « un feu traverse le ciel » et il entend un « vacarme de trompettes ». Ce feu n’est autre que les derniers rayons de soleil qui se couchent à l’horizon. Wozzeck est saisi de frayeur, puis tout s’arrête subitement, « tout silence, comme si le monde était mort ». Les tambours battent au loin dans la caserne et il fait nuit. Il faut rentrer. Wozzeck, on le verra, ne rentrera pas à la caserne, mais auprès de Marie.

 La forme choisie ici par Berg est la celle de la Rhapsodie, forme libre et d’inspiration populaire. La chanson de chasse est le centre de cette référence populaire. Andres est confié à une voix de un ténor qui déploie une virtuosité d’autant plus démonstrative qu’il cherche à entraîner Wozzeck dans sa chanson tout simplement pour le détourner de ses hallucinations. Wozzeck, lui ne chante pas, il parle, il hurle. Tout son rôle est écrit en sprechgesang pour bien se démarquer de la parodie de bel canto entonnée par Andres. La musique de cette scène est un des exemples le plus caractéristique du style expressionniste de cet opéra. Les contrastes de tempi et de dynamiques y sont fréquents. Un « thème d’accord » sert de matériau musical de base, et l’on entend pour la première fois cet intervalle de « quarte » qui prendra des fonctions symboliques différentes tout au long de l’œuvre. Ici c’est la quarte comme référence populaire au cor de chasse. L’autre référence intervallique est la seconde majeure, encore une évocation du cor de chasse. Mais ce seront bientôt les hurlements des trombones et les déflagrations des percussions qui domineront, précédés par des pizzicati « spécifiquement » écrits par Berg lorsque Wozzeck doit taper du pied sur le sol. L’orchestre, plus que dans toutes les autres scènes de l’opéra, ne va pas cesser de s’enfler et de se rétrécir. L’influence de la première des 5 Orchesterstucke opus 16 de Schœnberg est audible. Mêmes violences soudaines, mêmes paroxysmes proches du délire sonore. Les textures orchestrales sont fréquemment opposées comme le sont les deux caractères des personnages sur scène, et l’élément parodique utilisé pour la chanson de chasse, avec ses ornementations « volontairement » académiques, va se voir progressivement submergé par les hurlements des cuivres. Petit à petit, l’orchestre va suivre Wozzeck dans ses hallucinations et sa frayeur, jusqu’au déferlement assourdissant des quatre timbales précédant la « mort du monde » : les cordes, entrées inaperçues pendant le fracas, se figent sur un accord immobile que colore légèrement un roulement de caisse claire : ce sont les tambours, au loin dans la caserne, qui battent le rappel.

 C’est alors que Berg entreprend un adagio qui sonne comme une prémonition du grand interlude en Ré mineur du dernier acte. La plastique sonore de ce passage évoque clairement – et c’est ici le premier d’une longue série – une technique cinématographique. On imagine une caméra subjective prenant du recul et de la hauteur, quittant la scène de l’action, pour dépeindre la triste condition humaine de la folie. De lentes gammes descendantes, conduites sur le « thème d’accord » rétrogradé, vont introduire des motifs en arpèges « on ne peut plus classiques » des cors et des trompettes, sortes d’hommages à Brahms et Mahler. Un motif de clarinette sautillant annonce qu’au même moment peut-être, dans la ville au loin, a lieu un défilé militaire, qui sera le point de départ d’un drame irrépressible. Le motif de la chanson de chasse est évoqué à trois reprises, et chaque fois de manière plus lointaine. Peut-être Andres continue-t-il à fredonner ? La caméra, trop haute désormais pour capter ces détails, entreprend un travelling avec fondu enchaîné, pour s’approcher de la ville d’où l’on perçoit les échos lointains d’une fanfare militaire. Si j’emploie à dessein ces terminologies cinématographiques, c’est pour indiquer un passage du temps que le cinéma a su nous rendre familier. Le vocabulaire cinématographique avec ses « cuts », « travellings », « fondus enchaînés », « gros plans » , sera parfois d’un assez grand secours pour expliquer ces moments de transitions. On sait que Berg s’est montré extrêmement curieux de cette forme d’expression puisqu’il l’a même voulu l’intégrer dans Lulu. Il y a, dans Wozzeck, des formes de transitions qu’on ne trouve ni chez Wagner, ni chez Strauss, ni chez Debussy. Il existe, certes chez Wagner, des techniques de « morphing » (des transitions graduelles d’un état dans un autre), ainsi la transformation du leitmotiv de « l’anneau » en celui du « Walhalla » entre les deux premières scènes du Rheingold. Cependant, la superposition de structures, en fondu enchaîné, dans laquelle l’une apparaît tandis que l’autre disparaît, est un des traits caractéristiques de la nouveauté formelle initiée ici par Berg. Plus important encore, est  le passage d’un lieu à un autre dans un temps continu et contracté. Je reviendrai sur cette question lorsque j’aborderai certains aspects de la temporalité dans Wozzeck.  Le passage de la deuxième à la troisième scène de ce premier acte est, en tout cas, un excellent exemple d’analogie entre des techniques cinématographiques et des techniques musicales.