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I,3 : Les rythmes de l’homme et de l’enfant.

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Dans cette troisième scène, Berg nous dévoile un autre rapport à la temporalité. Il s’agit de deux modèles rythmiques, liés à des âges successifs de la vie de l’homme qui interfèrent, chacun à leur façon, sur la psychologie d’une femme. C’est d’abord un rythme masculin, machiste pourrait-on dire, qui introduit un élément extérieur de brutalité – cependant attirante pour Marie – et qui se déchaînera dans la dernière scène de ce premier acte. Puis un rythme doux et balancé qui renoue avec son état intérieur et intime. Il s’agit successivement de la Marche militaire et de la Berceuse. Ces deux formes rythmiques sont liées dans une même unité temporelle, la seconde intervenant comme un élément purificateur de la première. Marie admire la marche des soldats, avec à leurs têtes le Tambour-Major. À la suite d’une remontrance obscène de sa voisine Margret, elle ferme la fenêtre, se réfugie près de Bub, son fils, et lui chante une berceuse. Ces deux formes rythmiques seront ensuite entremêlées dans la transition orchestrale qui conduira à la scène suivante et agiront comme des forces motrices extrêmement efficaces et très importantes dans l’organisation de tout l’opéra.

La marche militaire est le premier indice de ce mélange troublant de brutalité masculine et de la fascination érotique qu’elle exerce sur la psychologie de Marie. Marie n’est visiblement pas comblée par la vie qu’elle mène avec Wozzeck. Celui-ci est un être perturbé et faible, ses révoltes sont impitoyablement vouées à l’humiliation. Le Tambour-Major apparaît pour Marie comme le symbole de la force virile, le militaire gradé et sûr de lui qui écrase tout sur son passage. C’est l’exact opposé du pauvre Wozzeck, simple soldat soumis et psychologiquement perturbé. Le thème de la marche, frustre et carré comme l’est le Tambour-Major, se métamorphosera dans une forme, ostensiblement et vulgairement ornementée, qui symbolisera à merveille la pulsion sexuelle dont Marie est en proie, le voyant parader. Cette musique militaire qui fait écho au premier mouvement de la Troisième symphonie de Mahler [1. Mahler, enfant, vivait à Jihlava, une ville de garnison de Bohême. L’histoire dit qu’il suivait les défilés militaires avec un petit accordéon. L’accordéon et les musiques militaires, chers au petit Mahler, ne sont-ils pas déjà un microcosme de l’opéra d’Alban Berg ? On peut également rapprocher ces “collages militaires” des expériences de Charles Ives dont le père, chef de musique militaire, faisait se rejoindre, sur la place centrale de la ville, plusieurs fanfares jouant des musiques différentes.] n’est pour l’instant qu’une parade pour les yeux mais va bientôt montrer son vrai visage. Dans la dernière scène de cet acte, ce sera elle qui accompagnera la “prise” de Marie par le Tambour-Major, on la retrouvera également lors de la raclée que celui-ci infligera à Wozzeck à la fin du second acte. Le Tambour-Major, symbole de la puissance militaire, souillera successivement la femme et l’homme, comme une armée d’occupation brutale souille une population. Les autres évocations du monde des soldats dans la suite de l’opéra, s’ils ne reproduiront plus cette connotation rythmique militaire, évoqueront du moins son caractère frustre avec les harmonies primitives (touches blanches et noires d’un piano) du chœur des soldats dans la taverne pendant le scherzo du second acte, ainsi que les ronflements de la caserne avant la scène de rixe entre Wozzeck et le Tambour-Major.

En complète opposition, et sans transition (Marie ferme brutalement la fenêtre), apparaît le rythme de la berceuse. C’est une Sicilienne. L’enfance est symbolisée par un intervalle de quarte juste, tout comme la musique militaire. Ce rapprochement du monde de l’enfance et de celui des soldats n’est pas nouveau. On le trouvait déjà dans la parodie de marche militaire chantée par les enfants dans Carmen. Mais cet intervalle prend ici une valeur symbolique plus large : il symbolise le devenir de la vie masculine. Il signifiait la chasse dans la Rhapsodie précédente. L’homme enfant – ici c’est un enfant mâle – deviendra chasseur puis soldat. Le petit Bub, à la toute fin de l’opéra, chantera « Hop ! Hop! » sur ce même intervalle de quarte en jouant avec un ballet qui, entre ses petites jambes, fait office de cheval imaginaire. L’homme à cheval peut être aussi bien chasseur que soldat. Cependant, ce motif de berceuse est construit sur une structure d’intervalles qui élargit encore ce champ symbolique. Il comporte les intervalles de quartes (qui symbolisent la vie masculine) mais aussi de secondes et tierces mineures (qui représentent Marie). C’est ainsi, dans le cœur du tissu musical, qu’est dépeinte la relation de l’enfant et de sa mère. Ce thème de berceuse se retrouvera ensuite sous la forme d’une chanson tzigane dans la première scène du second acte lorsque Marie tentera de le faire dormir à nouveau. Mais ce qui prime dans les aspects rythmiques de ces motifs liés à l’enfance, c’est surtout une douceur obsédante et répétitive que l’on retrouvera au début du troisième acte, lorsque Marie lira à son fils des extraits de la Bible, et surtout à la toute fin de l’ouvrage, lorsque la musique s’éternisera dans un perpetuum mobile montrant que le temps de l’enfance n’est ni strié ni découpé, mais continu. L’enfant n’a pas encore la notion du temps et la vie n’est pour lui qu’une éternelle continuation du même instant.

 Wozzeck est surtout un opéra d’hommes. Berg a éliminé de nombreux personnages féminins qui figurent dans le drame de Büchner. Dans cette scène, ces deux temps de la vie des hommes sont vécus différemment par Marie. Bien qu’elle soit passive lorsqu’elle “reçoit” la marche, et active lors qu’elle chante la Berceuse, Marie “s’adapte” à ces deux conceptions temporelles différentes. Elle est leur réceptacle. Le renfermement dans l’espace clos qui est celui de son intimité avec l’enfant a surtout valeur d’effacement des pulsions sexuelles qui l’agitaient précédemment. Ce retour au calme de la vie familiale est aussi une mise en sommeil volontaire de pulsions qui peuvent s’avérer dévastatrices. Maire, dans le début du dernier acte, aura recours à la même attitude lorsqu’elle lira à son fils des passages de la Bible afin de trouver un calme intérieur. L’enfant est pour l’instant la seule force – qui s’avèrera insuffisante – qui évite à la mère de sombrer dans la luxure. Elle sera sans cesse, dans cette histoire, en proie à une dualité qu’elle n’arrive pas à maîtriser, y compris avec son enfant, ne sachant plus parfois si elle doit gronder ou le chérir, et lorsqu’elle se fâchera, sera immédiatement envahie de remords. Ce seront d’incessantes ruptures de rythmes et de tempi qui vont l’accompagner durant tout l’opéra. Cette dualité, que l’on pourrait appeler Maman/Putain en souvenir du film de Jean Eustache, est ici présentée de façon extrême dans les expressions rythmiques si différentes qui constituent la Marche miliaire et la Berceuse.