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II,4 : Le scherzo de la honte.

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La symphonie, que constitue ce second acte, est une lente progression vers l’abîme. Avec méthode et rigueur, Berg articule cette descente aux enfers qui va éclater dans le troisième acte. Récapitulons. Wozzeck surprend Marie avec des bijoux, mais coupe court à tout conflit. Il essuie une série de ragots de la part du Capitaine et du Docteur qui ne font qu’amplifier ses soupçons. Il affronte enfin Marie sur le terrain de la dispute, mais en sort vaincu. Tout cela n’est pour l’instant que du « qu’en-dira-t-on ». Il n’a encore rien vu de ses propres yeux.  Mais il va voir maintenant. Il va voir ce qui le tourmente jusqu’à la folie et qui sera exposé au grand jour : Marie dansant dans les bras du Tambour-Major.  Après la violente dispute précédente, il est probable que Wozzeck et Marie décident d’oublier leur dispute en allant se dégriser, chacun de leur côté, dans la seule auberge de cette petite ville de garnison. Wozzeck pour y trouver une foule enivrée qui pourra peut-être lui faire penser à autre chose, et Marie, fidèle à ce fatalisme qui lui fait toujours préférer d’aller jusqu’au bout de ses pulsions plutôt que de les refréner, pour s’afficher en public avec le Tambour-Major. Ce n’est donc pas un hasard qu’ils se retrouvent dans ce lieu. Dans cette atmosphère enivrée, toute la compagnie danse au son d’un ländler d’aspect très mahlérien. Une foule de personnages vont y défiler comme dans un cauchemar. Deux compagnons entreprennent  une joute d’ivrognes. L’un a le vin triste, l’autre gai. Berg, pour des raisons de contraste musical, a inversé l’ordre des strophes qui figurent dans la troisième ébauche du texte de Büchner. Puis reprend le ländler, cette fois-ci joué par un orchestre de cabaret. C’est sur cette musique « insignifiante » que Wozzeck va apercevoir Marie dansant avec son amant et chantant à tue-tête : « Immer zu ! » (« Toujours plus ! »). Wozzeck en aura le souffle coupé, à tel point qu’il ne chante plus mais parle, comme un acteur de cabaret. Il ne veut pas voir cela :  « Pourquoi Dieu n’éteint-il pas le soleil ? ». Puis : « La femme est chaude », « Comme il la touche partout ! » (« comme moi au début », continuait Büchner, coupé par Berg). Wozzeck est prêt à bondir lorsque surgit un chœur de soldats auquel se mêle Andres, toujours prompt aux vocalises les plus excentriques. Puis le ländler reprend, nous montrant un Wozzeck ruminant des idées de suicide. Le premier compagnon entonne alors une parodie de sermon sur le Dieu créateur [1. Berg conclut ce sermon en reprenant une phrase déjà chantée : « Mon âme pue l’eau-de-vie » qu’il substitue à la phrase, originalement écrite par Büchner, nettement plus dérangeante : « allons pisser en croix, pour faire mourir un juif ». La connotation urologique, déjà censurée dans la passacaille, se double ici d’une allusion antisémite. Sans aucun doute, la crainte du regard de Schœnberg, déjà négatif quant à l’idée de faire de ce texte un opéra, aura pesé sur ce choix. Schœnberg, plus tard, refusera la proposition d’Hélène Berg lui demandant de terminer Lulu, sous le prétexte que le texte de Wedekind comportât une phrase antisémite.]. Au son d’une musique désaccordée, ou plutôt de violons qui s’accordent [2. Notons que Berg ici reprend l’idée que Mahler avait utilisée dans sa Quatrième symphonie : le violon est accordé un ton plus haut que d’habitude pour intensifier l’effet grinçant de sa sonorité.], intervient le fou [3. Ce personnage du fou apparaissait dans la première ébauche du texte de Büchner, mais a été supprimé ensuite. Berg l’a réintégré ici.] qui « sent l’odeur du sang ». Il n’en faudra pas plus pour finir de tourmenter l’esprit du pauvre Wozzeck, comme l’indique l’orchestre en assénant le thème du « couteau ». Enfin l’orchestre reprend ce ländler dans un tourbillon infernal où se mêlent en vrac tous les motifs de cette scène.

Cette scène de cabaret anticipe à  plusieurs points de vue sur l’autre scène de cabaret, dans la troisième scène du dernier acte. Les situations y seront un peu analogues. Le lieu de débauche de cabaret est, dans les deux cas, un exutoire pour échapper à une réalité insoutenable. Ici, la réalité du mensonge de Marie, là, la réalité de son meurtre. Dans ces deux scènes également, des musiciens se trouvent sur scène. Ici un orchestre de cabaret, composé de deux violons, une petite clarinette, un accordéon, une guitare et un bombardon, là, un piano désaccordé. Le parallèle avec le Don Giovanni de Mozart, dans lequel un petit orchestre joue dans un tempo différent de l’orchestre principal, a été maintes fois évoqué [4. Voir l’ouvrage de Pierre-Jean Jouve et Michel Fano sur Wozzeck.].

Si l’on regarde cette scène sous l’angle de la symphonie, nous sommes ici en présence du scherzo. Un scherzo de type schumanien avec plusieurs trios. La différence ici est que les trios extrêmes ne se répètent pas (forme ABACABA), mais changent à chaque fois (ABACADA). Malgré son caractère parodique, grotesque et hétérogène, il s’agit probablement d’une des scènes les plus rigoureusement construites de tout cet opéra. La liaison des éléments dramatiques avec la forme obéit à un principe simple : les scherzos sont construits dans le rythme d’un ländler et interviennent lors des moments de danse, les trios présentent les différents personnages de cette auberge. L’élément parodique est ici porté à son maximum : « guitare primaire » jouant principalement sur les cordes à vide parfois désaccordées, « violons grinçants » désaccordés en quart de tons, chant de soldats se flottant sur des harmonies volontairement frustres (clusters avec les touches blanches et noires d’un piano), « bombardon ivre » ne pouvant guère articuler que les trois notes d’un accord parfait, « accordéon de bas étage » reproduisant le mécanisme des systèmes diatoniques (un accord en tirant, un autre en poussant), « mélodrame anti-clérical » écrit sous la forme d’un choral varié. Le tout donne un sentiment d’ivresse cauchemardesque, proche de la nausée. Cette succession d’éléments plus hétéroclites les uns que les autres, s’entrechoquant dans des tempi vacillants et dans un chaos savamment organisé, d’où ne surgit aucun logique, force la comparaison avec la scène du bordel dans Ulysse de Joyce dans lequel les personnages se métamorphosent et les objets eux-mêmes deviennent des personnages. Ici et là, même paradoxe : la démesure chaotique comme boursouflure de l’organisation rigoureuse.