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1,3b : Aux portes de l’inconnu.

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Les interludes symphoniques des opéras remplissent une fonction bien pratique : donner du temps aux changements de décors entre les scènes. Mais, au-delà de cet aspect purement pratique, elles agissent à un niveau beaucoup plus profond dans la transition d’un discours musical à un autre, la résorption d’une tension, la préparation d’un nouveau climat musical, les changements de tempi ou de thématique. Wagner a su tirer des pages extrêmement développées et subtiles (ses fameuses « musiques de transformation ») de cette contrainte dramatique. On sait, par ailleurs, que Berg était particulièrement admiratif des interludes que Debussy avait composés pour Pelléas.

Parmi les interludes de Wozzeck, deux méritent une attention toute particulière. Je veux parler de l’interlude séparant les scènes 3 et 4 du premier acte, puis – je l’évoquerai le moment venu – celui qui précède la scène finale de l’opéra. Ces pages nous plongent au cœur d’une profondeur psychologique qui transcende toute idée de fonctionnalité, fût-elle éminemment dramatique. À ce sujet, l’interlude qui nous occupe ici est d’autant plus remarquable qu’il n’est pas dicté par une nécessité d’ordre pratique puisque les deux scènes qui l’encadrent se situent dans le même lieu, la chambre de Marie, et ne réclament donc pas de changement de décors.

Que se passe-t-il ici ? Marie est seule dans le silence. La berceuse qui a servi d’exutoire à la tentation érotique provoquée par le défilé du Tambour-Major se dissout lentement. Marie s’abandonne totalement à ses pensées, et son enfant s’étant enfin endormi, elle les laisse suivre leurs propres cours. C’est encore l’image du Tambour-Major qui surgit à son esprit, mais non plus sous la forme militaire et machiste que l’on lui a connue, mais comme filtrée par sa propre sensualité. Les motifs d’ « Éros » et de la marche militaire s’immiscent par deux fois dans une musique d’une grande sensualité : un arpège de célesta descendant et montant sur un accord de septième majeure dans le ton de Fa. Ce sera la première incartade de cet opéra dans le domaine tonal. C’est le caractère tout emprunt de lasciveté de Marie qui est ici dépeint. Cette brève séquence est entourée symétriquement de deux petites séquences de 3 mesures qui se répondent l’une à l’autre. Dans les deux cas, les quintes vides de la «  Mort » montent par étage dans les cordes. Cependant, la première séquence est « tonalement » ancrée dans Fa majeur, préparant ainsi l’arpège qui suivra. Lors de la seconde séquence, un glissement de note de l’accord transforme l’intervalle en une quinte diminuée qui est « l’autre harmonie de la Mort ». On ne peux guère imaginer de solution plus concise et plus expressive que ces 14 mesures qui indiquent, à l’aide d’un matériau musical d’une surprenante simplicité, une foule de sentiments aussi réels que prémonitoires. Marie, par sa nature divisée, se laisse submerger par le désir de s’abandonner à des rêveries sensuelles, mais voit  aussi se profiler, plus ou moins inconsciemment, l’ombre d’une menace. Elle est aux portes de l’inconnu. Elle pressent que cette tentation érotique est aussi un danger qui peut la mènera à la catastrophe même si elle ne peut pas se le formuler explicitement. Ces deux petites séquences de 3 mesures, si semblables en apparence, sont, en fait séparées par un abîme. La première, avec le balancement en quartes des contrebasses, se comporte comme « les derniers feux » de la berceuse et nous plonge dans un état de rêverie volontairement connoté. Mais les deux interventions des motifs d’« Éros » et de la marche militaire vont dévier complètement le cours des choses. Lors de la seconde séquence, les contrebasses sont remplacées par une harpe d’une sonorité de beaucoup moindre plénitude reprenant ce balancement sur la quinte diminuée. Marie est maintenant devant un gouffre béant et plein de menaces qui laisse poindre une angoisse qu’elle ne peut nommer. Il faudra l’entrée soudaine d’un Wozzeck hirsute pour l’en faire brutalement sortir.

L’épisode qui suit est le seul de l’opéra qui est composé suivant un principe purement dramatique, sans référence aucune à une forme musicale prédéterminée. Il est curieux de noter ici un petit détail d’ordre chronologique. Wozzeck rentre précipitamment et Marie lui demande s’il a coupé du bois pour le Major. Wozzeck évoque alors les troubles hallucinatoires dont il a été victime lors de la seconde scène, et qui l’ont suivi pendant son retour à la ville. Wozzeck rentre donc directement de la forêt, c’est-à-dire de la deuxième scène. Puisque nous sommes juste quelques minutes après la parade militaire, nous en déduisons que la scène à  la campagne a donc dû se dérouler «  avant » celle-ci, et que Wozzeck est rentré à la ville pendant le temps de la parade et de la berceuse – ce qui est d’ailleurs un temps très court, mais il serait ridicule de chercher un temps totalement réaliste dans le cadre d’un opéra. Cependant, nous savons que la scène des hallucinations à la campagne se passait à la fin du crépuscule car Wozzeck, devant le soleil couchant, croyait voir un feu sortant de la terre. Berg note d’ailleurs dans la partition : « les derniers rayons de soleil colorent l’horizon ». La parade ayant eut lieu pendant le retour de Wozzeck à la ville, c’est-à-dire à la nuit tombée, serait alors une parade nocturne. Mais voilà qu’une indication dans le texte apporte un désaccord à ce schéma chronologique. À la fin de la scène qui nous occupe, une fois Wozzeck reparti, Marie dit : «  Il commence à faire très noir, c’est comme si on devenait aveugle ! D’habitude la lanterne de la rue éclaire un peu ». Si l’on devait alors suivre cette conception chronologique (scène à la campagne à la fin du crépuscule puis, marche militaire et berceuse pendant la rentrée de Wozzeck à la ville, c’est-à-dire déjà dans la nuit), on pourrait se demander ce que Marie a bien pu voir du défilé – et surtout du Tambour Major – dans de telles conditions d’éclairage.

L’autre solution est de décider que le défilé ait eu lieu pendant qu’il faisait encore un peu jour et que Marie a peut-être chanté sa berceuse pendant le crépuscule, c’est-à-dire au même moment que  la scène des hallucinations à la campagne. Dans ce cas, il s’agirait tout simplement de deux actions simultanées qui ont tout bonnement été mises en succession. Ceci plaide également pour une conception de l’indépendance temporelle des scènes de ce premier acte, en opposition au second qui suivra une linéarité chronologique sans faille. Mais un problème plus concret se pose alors : comment Wozzeck aurait-il fait pour arriver si vite car ses hallucinations crépusculaires n’auraient précédé, dans ce cas, que de quelques instants son entrée chez Marie ? Le temps du voyage de retour de Wozzeck de la campagne à la ville est presque inexistant.

La dernière solution, celle qui ferait s’inverser les deux scènes dans le temps, est évidemment à éliminer car le niveau d’incohérence serait alors à son comble : comment Wozzeck pourrait-il revenir d’une scène qui n’a pas encore eu lieu ? La meilleure réponse que l’on peut apporter à ce problème est d’insister sur le caractère proprement non réaliste, voire mythique, du temps purement musical. Lorsque nous sommes dans ce que l’on peut appeler faute de mieux « une scène d’action », c’est-à-dire une scène dans laquelle la musique suit une action dramatique pas à pas qui se déroule en temps réel sous nos yeux, il y a concordance des temps, car bien souvent c’est le temps dramatique qui impose sa loi à la musique. Mais le temps de l’opéra n’est pas exactement celui du théâtre. Patrice Chéreau, dans une interview, relevait que le temps de l’opéra était toujours plus juste (il faisait référence au Ring de Wagner) que celui du théâtre car il était composé, tandis que l’autre n’était qu’improvisé. Mais cela va plus loin encore. Le temps musical de l’opéra se dévêt parfois totalement de ses oripeaux réalistes (cela peut arriver dans le théâtre aussi bien sûr) pour accéder à une dimension dans laquelle ce sont la valeur et le poids des sons qui imposent leurs lois au détriment de toutes autres considérations. On peut alors penser que ces brèves 14 mesures qui précèdent l’entrée de Wozzeck symbolisent un temps psychologique qui est en fait beaucoup plus long dans la réalité. On peut imaginer ceci :  Marie, totalement absorbée dans ses pensées est resté là, assise, un assez long moment. Elle a  plusieurs fois pensé au tambour-major, longtemps, elle s’est abandonnée à sa rêverie, probablement aussi, elle a été visitée à plusieurs reprises par le spectre de la mort. Ce temps a pu être beaucoup plus long que celui qu’évoque la musique. Mais la musique l’a en quelque sorte condensé et sublimé dans un « hors temps » à l’intérieur duquel le réel n’a pas eu droit de cité. Le paradoxe génial de cette situation est que la brièveté, voulue par Berg, provoque ici un sentiment d’étirement d’un temps absolument non-comptable. Tellement non-comptable que l’on peut facilement imaginer que Wozzeck a eu le temps de rentrer à pied de la campagne à la ville.

La suite de cette scène fera revivre les éléments entendus lors de la scène à la campagne :  le motif de la « Frayeur », celui du « Destin» et les différents motifs liés aux hallucinations. Vient ensuite une transformation précipitée des arpèges sensuels entendus précédemment puis, toujours dans ce souci de symétrie formelle si typiquement Bergien, le thème de Wozzeck renversé (signalant son départ rapide chez le Docteur) précédant une autre évocation des « quintes de la Mort ». Cette construction est exactement à l’inverse de celle qui était présentée au début de cette scène. Commence enfin ce qui pourrait être le début d’un lamento de Marie (déplorant la triste condition de l’état psychologique de Wozzeck) mais qui va être très vite submergé par un orchestre écrasant conduisant à la passacaille. Le motif de cette passacaille est esquissé par deux fois et se termine dans une pirouette fugitive : nous voici prêts à affronter la scène de la cruauté.