Je suis né en 1952 à Tulle et j’ai passé toute mon enfance dans un petit village de la Corrèze. Ma mère était d’origine paysanne et mon père, issu de la petite bourgeoisie parisienne et normande. Rien ne me prédestinait à devenir musicien si ce n’est l’attirance de mon père pour les musiques folkloriques du Massif Central. C’était probablement la première musique que j’ai connue, et je la pratiquerai quelques années plus tard en jouant de la cabrette (cornemuse du Limousin). Mon père avait alors une petite entreprise de cinéma d’amateur et projetait des films dans les campagnes, parfois dans les granges, souvent devant de vieux paysans qui, ne sachant pas que le cinéma existait, s’asseyaient face au projecteur en tournant le dos à l’écran. Il aimait la musique en amateur mais ne pratiquait aucun instrument. Ma mère, en revanche, était certainement « amusique » et ne percevait rien de la justesse ou de la fausseté des intonations. Au début des années 60, toute notre famille quitta le Limousin pour s’établir à Paris.
J’ai appris alors à détester l’école publique et à supporter l’ennui morne et gris des dimanches en ville. Ma vie scolaire était une catastrophe totale et la musique, que je découvrais à la même époque, une planche de sauvetage. J’ai tenu tant bien que mal pendant quelques années, et vers l’âge de 14 ans, j’ai émis le désir de ne me consacrer qu’à l’étude du piano et de la musique. J’avais la chance de vivre dans une famille assez bohème où l’on ne s’inquiétait guère outre mesure de l’abandon des mathématiques, de la géographie, des sciences naturelles, et de toutes ces disciplines collectives que je trouvais rébarbatives, à commencer par le sport. J’ai commencé à composer dès que j’ai su à peu près lire les notes de musique. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture musicale alla chez moi pratiquement de pair. J’ai alors dévoré des partitions, des livres, hanté les salles de concert, de cinéma et de théâtre. Je n’ai pas participé aux manifestations de mai 68 (car je travaillais mon piano en solitaire de 8 à 9 heures par jour), mais j’ai adoré la vie parisienne à cette époque-là.
J’ai échoué par deux fois au concours d’entrée au Conservatoire de Paris dans la classe de piano de Pierre Sancan, chez qui je prenais des cours particuliers (très onéreux pour mes parents) à la salle Pleyel. Je sentais cependant que la composition prenait peu à peu une place centrale dans ma vie. J’avais fait la connaissance, lors de stages de pianos à Nice à la fin des années soixante, de Gérard Condé qui n’était pas encore critique musical au journal « Le Monde ». Je lui avais montré mes compositions qui, si je me souviens bien, étaient écrites sous l’influence de Stravinsky, Messiaen, Bartók et Prokofiev. Une fois par semaine, Gérard Condé passait ses matinées parisiennes chez mes parents, pendant lesquelles il me faisait découvrir, avec générosité, ce qui manquait à ma culture musicale d’alors. Les après-midi, nous allions suivre le cours que Max Deutsch, un vieil Autrichien réfugié en France qui avait été élève de Schœnberg à Vienne avant la première guerre mondiale, donnait chez lui rue de Constantinople. Il y analysait toutes sortes de choses, de façon assez cavalière, mêlant anecdotes, fragments d’histoires de la musique, bribes de théories, tapant sur un piano désaccordé et poussiéreux d’approximatives transcriptions, et me demandant souvent de les jouer à sa place. Je finis par suivre, pendant deux ans, ses cours de composition à l’École Normale de Musique, où j’étudiais aussi l’écriture classique. Parallèlement à cet enseignement, je prenais des cours d’harmonie et de contrepoint au Conservatoire de Montreuil avec le compositeur Philippe Drogoz, ainsi que des cours d’analyse musicale au Conservatoire de Bobigny avec le compositeur Yves-Marie Pasquet. Je remportai, en 1972, tous mes prix dans ces disciplines.
À cette époque, je fis un bref séjour en Islande, pays qui venait d’abriter le tournoi historique opposant Bobby Fischer à Boris Spassky pour le titre de champion du monde des échecs. Nous étions en plein guère froide et la victoire de l’Américain sur le Soviétique prit une tournure hautement symbolique. Tout le pays vibrait de ce tournoi; j’appris à jouer aux échecs pendant cette période. À mon retour à Paris j’ai nourri une passion démesurée pour ce jeu, passant des soirées entières dans des clubs, étudiant des ouvrages spécialisés dont certains titres (« Les idées cachées dans les ouvertures d’échec ») me laissaient entrevoir un monde fabuleux, souvent assez proche des constructions musicales. J’hésitais même un moment à abandonner la musique pour ne me consacrer qu’aux échecs, mais la tension nerveuse que ce jeu suscitait chez moi me contraignit d’arrêter tandis qu’affleurait une évidence criante: malgré les heures passées à étudier les stratégies du jeu, je restais un joueur médiocre. Je n’ai pratiquement plus joué aux échecs depuis lors.
J’ai obtenu ma licence de composition à l’Ecole Normale avec une grande sonate pour deux pianos, d’une durée de 25 minutes, qui a été interprétée par France Pennetier et Jean Kœrner. C’est la seule œuvre de cette époque que je n’ai pas détruite et qui figure encore à mon catalogue. Cette sonate a été écrite sous l’influence de la seconde sonate de Boulez, de la sonate de Barraqué et des Klavierstücke de Stockhausen que je découvrais à cette période. De ce dernier, j’avais assisté à la création française de Mantra, cette même année, qui a été pour moi un événement considérable. Lors de la création de cette sonate, Paul Méfano se trouvait dans la salle et est venu me voir, enthousiasmé, pour me demander d’écrire une œuvre, pour son ensemble 2e2m, qu’il présenterait au Festival de Royan. Le résultat de cette seconde expérience ne fut guère satisfaisant pour moi. Il convainquit cependant suffisamment de personnes présentes pour qu’aussitôt, l’on me proposa d’écrire une œuvre pour piano seul pour Claude Helffer, qui devait être créée aux Rencontres Internationales de Musique Contemporaine de Metz quelques mois plus tard. À cette époque, la France était assez riche en festivals de créations musicales : La Rochelle, Royan, Metz, Orléans ainsi que plusieurs endroits à Paris. J’y avais rencontré Sylvano Bussotti, Jean-Claude Eloy, Mauricio Kagel, Luciano Berio, et les jeunes compositeurs de la tendance spectrale qui naissait alors : Tristan Murail et Gérard Grisey. C’était la période où la droite était au pouvoir, mais le Ministère de la Culture était pratiquement entre les mains des socialistes. Les théâtres publics des banlieues communistes affichaient des programmations aventureuses, l’opposition de gauche préparait lentement son entrée aux affaires sous l’étendard de la « culture », comme on allait le voir.
Pendant trois mois, je composais pour Claude Helffer ce qui allait devenir Cryptophonos et je recopiais la partition sur quatre pages immenses. Au début de l’été 72, je me présentai chez Helffer avec cette partition incommode. Il fut tout de suite séduit, bien que gêné par les nombreux passages dans lesquels je lui demandais de jouer à l’intérieur du piano. Il la créa en septembre suivant à Metz et elle fut très bien accueillie. C’est à ce moment-là que je fis personnellement connaissance de Stockhausen qui était venu y présenter Mantra. Nous avons parlé à plusieurs reprises, je lui fit parvenir la partition de Cryptophonos, il me répondit en me joignant certains de ses textes sur la musique électronique. J’avais engagé avec lui un rapport, distendu, épisodique, mais qui me convenait à merveille. Paul Méfano suivait mon évolution avec bienveillance. Il y avait à ce moment-là deux ensembles principaux à Paris : 2e2m et l’Itinéraire. L’Itinéraire était surtout un collectif où se regroupaient les compositeurs du mouvement spectral et l’on n’y jouait presque exclusivement que de la musique de cette tendance. C’est donc chez Paul Méfano que je trouvais ma place.
Cette période correspond à celle de mon entrée au Conservatoire de Paris, situé alors rue de Madrid. Je rompis mes relations avec Max Deutsch qui ne voyait pas d’un très bon œil l’enseignement du conservatoire. La rue de Constantinople, où il habitait, était juste à côté de la rue de Madrid, mais un fossé béant semblait les séparer. Il est vrai que le Conservatoire ne l’avait jamais invité, traînant encore, probablement de manière inconsciente, un relent d’anti-germanisme qui avait du mal à s’éteindre. Je me présentais au Conservatoire presque à contrecœur, n’ayant aucune envie de me retrouver à nouveau dans la situation d’un étudiant. Mais il me semblait qu’un diplôme de cette institution pourrait m’être nécessaire, et aussi que la vie d’un étudiant offrait par ailleurs quelques avantages. Je gagnais ma vie en étant musicien de bal, de night-club, de bar, de studio, et en écrivant divers arrangements pour des orchestres. C’était aussi l’époque où je commençais à m’intéresser à une discipline qui en était alors à ses tout premiers balbutiements : l’informatique musicale. Michel Philippot enseignait la composition au Conservatoire et j’avais, par le passé, assisté à plusieurs de ses conférences sur les procédés de composition algorithmiques. Ce fut la raison principale de mon retour à la vie estudiantine. Une autre était due à des pressions que je sentais s’exercer sur moi et que je supportais assez mal. Ayant été remarqué à l’âge de 19 ans comme compositeur (on m’avait même surnommé « le plus jeune compositeur français » !), plusieurs personnes me poussaient à étudier, qui chez Sinopoli, qui chez Donatoni, qui chez Ferneyhough, qui chez Klaus Huber, qui chez Messiaen. J’avais souvent été dans la classe de ce dernier, en tant qu’auditeur libre, et je n’en avais pas tiré une impression aussi grande que sa notoriété me laissait entrevoir. Beaucoup de ses élèves discutaient de la « couleur des accords », des « modes à transpositions limitées », des « rythmes hindous », cherchant souvent à lui plaire et formant une petite cour autour de lui, où se mêlaient gestes affectueux, sourires crispés et admiration un peu béate, ce qui me déplaisait alors au plus haut point. Lors de l’affichage des résultats du concours d’entrée, je me trouvais à côté de Messiaen qui, regardant la liste des étudiants admis chez lui, me dit : « Je suis désolé, mon cher Manoury, mais vous n’avez pas été reçu ». Je lui dis que j’avais bel et bien été reçu, mais que je ne m’étais pas présenté dans sa classe. Il fit alors une légère moue et me tourna les talons. J’étais d’un caractère assez dur, habité par une sorte de radicalisme théorique un peu sauvage, hautain et solitaire. Je détestais les quatuors de saxophones avec Ondes Martenot qui pleuvaient à cette époque au Conservatoire, je ne voulais rien voir des « pourpres orangés » et autres « bleus-verts scintillants » des accords. Ce qui m’intéressait, c’était le calcul des probabilités et la théorie de l’information. Mais s’il y avait surtout quelque chose que je ne voulais pas, c’était d’un « maître ». Je me suis inscrit dans la classe de Philippot (qu’il partageait avec Ivo Malec). Michel Philippot était une sorte d’humaniste inspiré par le siècle des Lumières. Admirateur de Diderot, de Russell, de Schœnberg et de Kandinsky, il s’intéressait beaucoup plus aux mécanismes de la pensée et de la composition qu’aux résultats esthétiques. Il nous donnait parfois des cours d’astronomie, de mathématiques. Il m’initia au calcul des probabilités, que je souhaitais de tous mes vœux, ainsi qu’aux délices des cigares, qui continuent de me ravir encore aujourd’hui.
Je suivais parallèlement la classe d’analyse musicale de Claude Ballif, et j’allais faire quelques tours dans la classe du GRM de Pierre Schaeffer. Schaeffer passait alors pour une sorte de gourou [1. Pierre Schaeffer avait d’ailleurs été un disciple de Gurdjieff à la fin des années quarante.], venant au conservatoire, entre deux cocktails, pour y haranguer ses étudiants de façon parfois drôle et provocatrice. Cependant, je n’étais jamais convaincu par son approche de la composition purement intuitive et sans bases théoriques réelles et je ne développais pas plus avant mes contacts avec le GRM. Par contre, les fréquentes visites que faisait Stockhausen à Paris me laissaient entrevoir une tout autre espérance pour cette musique électronique qui m’intriguait au plus haut point. J’ai obtenu, la seconde année un second prix en analysant Herma de Xenakis, puis l’année suivante un premier prix avec une analyse probabiliste des mouvements mélodiques dans la Grande Fugue de Beethoven. À cette époque, j’avais fait également la connaissance de Michel Fano, dont j’admirais beaucoup le travail dans la musique pour le cinéma, ainsi que de Iannis Xenakis.
Lors de mes études au Conservatoire, j’ai composé deux études automatiques (que je me suis empressé d’oublier depuis) pour petit ensemble dont les règles étaient fournies par un algorithme et dont je retranscrivais les résultats sur du papier à musique. Puis, commandé par l’ensemble 2e2m, j’écrivis une composition pour piano et 12 instruments appelée Numéro cinq. Cette pièce était d’un radicalisme presque total. La musique était considérée comme un élément brut et sauvage, une matière en fusion qui devait être canalisée suivant différentes règles probabilistes. Aucune subjectivité ne venait adoucir ni gauchir un discours souvent heurté et agressif. Vers cette même époque, Michel Philippot est parti pour un semestre au Brésil et a été remplacé par Pierre Barbaud qui fût, avec Hiller et Xenakis, l’un des premiers musiciens à se servir d’ordinateurs pour composer. Sa personnalité à contre-courant de tout ce qui se faisait en Conservatoire me plût immédiatement. Je nouais des liens amicaux avec lui et il m’emmenait plusieurs fois par semaine à Roquencourt, près de Paris, dans un centre de recherche qui s’appelait alors l’IRIA, devenu par la suite l’INRIA. Là, j’écrivais des programmes, qui étaient tapés sur des cartes perforées, puis triés dans une machine extrêmement bruyante, avant de fournir les résultats sur un listing. Pour chaque erreur de programmation, il fallait retaper la carte perforée en question et réintroduire tout le paquet dans la machine. Au bout de trois années, j’obtins un premier pris de composition, ainsi qu’un premier prix d’analyse. Ma vie estudiantine était définitivement derrière moi.
Pendant ces années, se construisaient à Paris le Centre Pompidou et, bien sûr, l’IRCAM et l’Ensemble Intercontemporain. Je fus le premier surpris lorsqu’on m’apprit que Numéro cinq, cette pièce si ardue et difficile, avait été choisie pour le concert inaugural de l’EIC au TNP de Villeurbanne que dirigeait alors Patrice Chéreau. Chéreau et Boulez étaient alors en plein travail sur le Ring du centenaire à Bayreuth. Je suis allé à Villeurbanne où je rencontrais brièvement Boulez pour la première fois. Il n’apprécia guère Numéro cinq, ce qui ne m’étonna pas outre mesure. Il me semblait alors plus étonnant qu’on l’appréciât ! Si j’ai supprimé bon nombre de mes premières compositions, j’ai néanmoins gardé Numéro cinq. Il ne sert à rien de dissimuler systématiquement les tendances extrêmes de ses débuts, ni de cacher ce que l’on a été.
J’avais 22 ans et j’étais bien décidé à ne plus retourner dans le monde étudiant. Je ne me suis jamais présenté à la Villa Medici à Rome, ne souhaitant pas prolonger mes années d’études sous une autre forme. Libre de toutes attaches, sur la proposition de Michel Philippot, je décidais de partir pour le Brésil afin d’y enseigner à l’Université de Sao Paulo. Juste avant mon départ, je me rendis dans les locaux provisoires qui abritaient les premiers bureaux de l’IRCAM, avant la construction du bâtiment, et j’y déposais, sans me faire trop d’illusions, un projet de recherche sur les sons inharmoniques, puis m’envolais pour le Brésil où je devais rester 2 ans. Durant cette période, je donnais quelques cours dans différentes universités du pays, enseignant l’analyse musicale et la composition dans une école appelée « Broolyn Paulista » que dirigeait un certain Sigrido Levental, ancien pianiste mais devenu handicapé, qui était le cousin de Daniel Barenboïm. J’y analysais les œuvres de Stockhausen, de Boulez, de Ligeti pendant la journée, et les soirs, je visitais les écoles de samba de la ville. J’y composais une grande pièce pour orchestre, Numéro huit, me battant avec la taille minuscule du papier à musique que l’on trouvait dans ce pays, ainsi qu’avec le haut degré d’humidité qui rendait l’écriture sur papier parfois impossible. Cependant, je suis revenu à Paris avec l’œuvre terminée. Les tempi trop rapides que j’avais notés dans cette immense partition pour 103 musiciens provoquèrent de véritables colères de la part du chef d’orchestre Sylvain Cambreling qui menaça de supprimer l’œuvre du programme pour sa création à Orléans. Il a fallu faire des coupures pour que finalement la création partielle puisse avoir lieu. Je révisais la partition l’été suivant pour lui donner une écriture moins abrupte, mais j’ai dû attendre près de huit ans avant d’entendre sa création complète.
Revenu en France, je suis allé m’inquiéter de ce que l’Ircam avait pensé de mon projet de recherche. Je rencontrais David Wessel, alors Directeur de la pédagogie, qui me dit que ce projet « tombait à pic » dans les axes de recherches que l’Ircam projetait de lancer. Ce fût alors le début d’une collaboration qui, depuis cette année 1979, n’a jamais cessé entre cet Institut et moi. À la fin des années 70, je me suis alors initié aux techniques de la musique électronique et j’ai composé Zeitlauf, pour chœur ensemble et musique électronique, d’une durée de 70 minutes. Au cours des années 80 le chercheur italien Guiseppe di Guigno avait inventé les premiers systèmes en temps réel qui ont ensuite abouti à la machine 4X. Il y avait tout à construire et tout à inventer. Je passais des nuits entières à travailler, à expérimenter, à composer. Je collaborais avec un jeune mathématicien américain du nom de Miller Puckette et, ensemble, nous avons fait Jupiter qui était la première pièce réellement interactive dans laquelle la musique de synthèse était pilotée par un instrument acoustique. Miller Puckette mettait au point un logiciel, aujourd’hui mondialement connu sous le nom de Max-msp, dont la première utilisation a été faite avec ma composition Pluton. J’ai composé ensuite, coup sur coup, La partition du Ciel et de l’Enfer, Neptune et En écho. Nous avions alors de fréquentes réunions de travail avec Pierre Boulez, le plus souvent à 6 heures du matin, au cours desquelles nous discutions des résultats de nos travaux.
L’Ircam devenait peu à peu, non seulement un centre renommé, mais aussi un lieu de rencontre privilégié entre des compositeurs de différentes nationalités et générations. Mais cet Institut était aussi la proie de nombreuses attaques dans la presse, dont la principale pointait le montant des subventions qui lui était alloué [2. Cette somme était bien supérieure à celle de tous les autres centres de production et de recherche qui existaient en France, mais, pour donner un ordre de grandeur, à peu près égale à la celle que touchait un orchestre symphonique de région.]. Parmi ces critiques, certaines relevaient de la pure affabulation : cet édifice aurait abrité des musiciens privilégiés qui seraient mensualisés pour composer sous les directives d’un dictateur. Une sorte de « bolchevisme bourgeois et chic » dans la gauche triomphante des années 80. Iannis Xenakis, Jean-Claude Eloy et quelques autres se sont répandus dans les journaux en des termes qui laissaient apparaître au grand jour leurs rancœurs. Pour ma part, j’avais été joué lors du concert inaugural de l’EIC, et je menais une collaboration assez suivie avec l’Ircam et il n’en a fallu guère plus pour voir en moi un « protégé », proche du pouvoir en place, travaillant douillettement dans les studios, tandis qu’un salaire mensuel assurait mon confort quotidien. On m’opposait des compositeurs, soi-disant « indépendants » des institutions qui, cela dit, bénéficiaient d’aides publiques toutes aussi officielles, comme la Villa Medici, Radio-France, les résidences dans les orchestres et dans les opéras, les commandes d’État, etc. [3. Il est évident que sans l’aide de l’État, toutes ces institutions qui font vivre la création musicale ne pourraient pas exister.] Mais la personnalité forte et contestée de Pierre Boulez attirait les foudres. Étant un des principaux compositeurs ayant travaillé sur une longue durée dans la recherche musicale à l’Ircam, je devenais, aux yeux de beaucoup, le compositeur d’une avant-garde officielle qui, en plus, s’enrichissait aux dépens du contribuable. Ainsi une revue d’extrême droite, lors de la création d’un de mes opéras, fit de moi ce portrait : » Manoury est un des membres éminents de cette caste de musiciens officiels qui n’intéressent personne mais à qui reviennent les subventions de l’État, quel que soit le gouvernement ». Pour que les choses soient bien claires, je tiens à affirmer que non, ni moi ni personne n’ont jamais été des salariés annuels de l’Ircam. Les contrats étaient de courtes durées et espacés dans le temps et bon nombre de recherches que j’ai effectuées l’ont été sans apport d’argent, et parfois sans commandes. C’est ainsi que l’on est vite « étiqueté ». Cette étiquette doit continuer encore aujourd’hui à pendre symboliquement à mes vestes, puisque certains festivals de création contemporaine rechignent toujours à jouer mes compositions, pensant que je n’en ai pas besoin.
Comme j’avais décidé de ne composer que des œuvres de grandes dimensions occupant toute une soirée, ou utilisant les technologies du temps réel (une œuvre de ce genre demande 4 à 5 fois plus de travail qu’une composition instrumentale), ma musique n’était guère jouée et je gagnais ma vie, tant bien que mal, dans l’enseignement. La tournure que prenaient mes compositions ne pouvait que me faire rencontrer un jour où l’autre l’opéra. Cette rencontre ne fut pas une histoire d’amour dès le début, loin de là. Mon premier projet, librement inspiré du Citizen Kane d’Orson Welles, fut autant une « valse-chavirée » me propulsant d’une maison d’opéra à une autre, d’un metteur en scène à un autre, qu’une « valse-hésitation » avec les changements continuels de directeurs d’opéras, ou même d’états d’âme à l’intérieur d’un même directeur. D’abord prévu pour le Théâtre des Champs-Élysées, ce fut l’Opéra-Bastille qui recueillit le projet vagabond. Je n’avais pas, pour autant de commande et devais jongler avec une situation précaire tout en consacrant du temps à l’écriture de cette partition. Laurent Bayle, alors Directeur de l’Ircam, s’en émut, et demanda à son ami et mécène Paul Sacher de m’aider. Je pus alors me consacrer à plein temps à cette grande entreprise. Tout allait pour le mieux, on m’avait même offert une loge avec un piano dans laquelle je pouvais travailler jours et nuit à la composition. Les choses allaient bon train, je rencontrais les metteurs en scènes Werner Schrœter, Peter Sellars, Bernard Sobel, j’avais écrit plus de 45 minutes de musique pour grand orchestre, chanteurs et électronique lorsque… la Direction changea de mains. Le nouvel homme fort, mécontent du livret, décida d’annuler mon projet pour y donner à la place Padmavati d’Albert Roussel. Mon opéra sur Citizen Kane, sur lequel je travaillais depuis trois ans fut alors simplement rayé de la carte… comme le fut d’ailleurs Padmavati et ce nouveau directeur, quelques mois à peine après sa prise de fonction ! Stéphane Lissner, alors Directeur du Châtelet, suivait l’affaire en coulisse, et me téléphona pour me proposer de créer cet opéra chez lui. J’étais fatigué par ces sempiternels changements et, par une sorte de superstition qui s’avéra bénéfique, je décidais de tout abandonner et de repartir sur quelque chose de nouveau. Il me fit rencontrer le metteur en scène Pierre Strosser et l’écrivain Michel Deutsch et, ensemble, nous avons écrit 60ème parallèle. Il fut créé en 1997 avec l’Orchestre de Paris sous la direction de David Robertson, connut un beau succès public malgré une critique mitigée. Cet opéra, sous ses formes diverses, m’a occupé pendant près de cinq années et ne fut représenté quatre fois. Mon second opéra, K…, produit par l’Opéra-Bastille dans une mise en scène d’André Engel, connut, lui, un succès critique et public beaucoup plus grand, mais ne fut pas pour autant repris dans d’autres maisons d’opéra. La raison de cette situation s’explique principalement par la concurrence que se livre certains opéras et par le sentiment d’ego, parfois surdimensionné, qui anime certains directeurs : reprendre la production d’une autre maison serait vu comme une absence de prise de risque.
Lors des répétitions de K…, je me trouvais à nouveau à court d’argent. Une telle entreprise demande une disponibilité totale et ne permet absolument pas de se disperser dans d’autres activités. Ma situation s’est alors totalement effondrée et, bien que mon nom ait été inscrit en grandes lettres sur le frontispice de l’Opéra-Bastille, j’en étais venu à emprunter de l’argent à certaines personnes qui travaillent avec moi sur cette production afin de survivre. Le chef d’orchestre Dennis Russell Davies en fût choqué et alerta Catherine Tasca, alors Ministre de la Culture qui, avec l’aide de plusieurs autres personnes, me fit rencontrer Claude Malric, alors directeur de la Scène Nationale d’Orléans, qui m’accueillit en résidence pendant trois ans dans son théâtre où j’y créais plusieurs projets dont La frontière, un opéra de chambre. J’entrepris ensuite la composition de On Iron, une vaste pièce pour chœur, percussion vidéo et électronique pour le chœur Accentus dans une mise en scène de Iannis Kokkos. Mais la situation financière de cette production n’était pas bonne. Trop de frais et pas assez de rentrées espérées. Je décidais donc de faire fi de ma commande, ce qui voulait dire « composer gratuitement », afin d’alléger le budget de production. Cette décision fût acceptée avec joie mais je n’en fus nullement remercié. Il m’a semblé que cela avait paru naturel qu’un compositeur puisse ainsi renoncer à sa commande et se sacrifier pour sauver la création de son œuvre. Entre-temps je me présentais comme professeur de composition au Conservatoire National Supérieur de Paris. Probablement pas assez préparé et fatigué par les répétitions et les représentations de K…, mon savoir de compositeur n’a pas paru suffisant au jury au point que l’on me trouve digne de l’enseigner.
Les dimensions et les conditions techniques requises par mes compositions en rendaient la diffusion de plus en plus rare et je ne pouvais pas espérer non plus de pouvoir vivre de mes droits d’auteurs. J’avais passé la plupart de la décennie précédente à me consacrer des œuvres, soit de grande durées, soit nécessitant de nombreux travaux de recherche plutôt que d’écrire de la musique de chambre qui auraient pu être jouée plus souvent. À la demande de Pierre Boulez, les orchestres de Chicago et de Cleveland m’ont passé commande de Sound and Fury, et là encore, je ne boudais pas mon plaisir de convoquer 8 cors, 6 trompettes et 6 trombones en plus d’un effectif orchestral très chargé, ce qui ne facilite pas la vie vagabonde de l’œuvre après sa création. Je n’ai jamais été très doué pour faire coïncider mes désirs musicaux avec une quelconque satisfaction pécuniaire. En 2003, l’Université de Californie à San Diego cherchait un professeur de composition, je décidais de me présenter et j’ai été finalement engagé. Je lis souvent dans les journaux que de très nombreux scientifiques quittent la France pour travailler dans des universités américaines. Comme eux, je vis dans ces belles (mais très lointaines) contrées depuis cinq ans où, pour la première fois de ma vie, je peux me consacrer à la composition, sans avoir trop à m’inquiéter de ma propre survie.
San Diego, Mai 2009