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Interview avec United Instruments of Lucilin

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À quoi ressemble ta musique ?

Ce n’est pas moi qui peux le dire. Je peux juste essayer de dire à quoi j’aimerais qu’elle ressemble. Ce serait un ensemble très organique, comme un être vivant, complexe, irrigué d’histoires, d’évolutions, et aussi d’incertitudes. Je la sens tout autant imprégnée du passé (surtout celui de la tradition occidentale savante) que tendue vers l’expérimentation et l’inconnu. Je cherche à la fois la rigueur, la règle et la spontanéité, la découverte. J’évite autant que possible les processus trop réguliers et la trop grande prédictibilité, mais également la complexité gratuite et les mirages purement conceptuels. Je souhaite tout à la fois qu’on y subodore une organisation élaborée mais que cette organisation ne se dévoile jamais. Rien n’est pire en art que les messages qui se décodent exhaustivement. Je ne suis ni déconstructeur, ni postmoderne. La façon dont ma musique sonne me préoccupe énormément. L’oreille et l’écoute intérieure lorsque je la compose sont omniprésentes. Mais ce qui me préoccupe au plus haut point, c’est la forme, c’est-à-dire la manière dont la musique se déploie dans le temps. J’aime les tempi fluctuants, les polyphonies évolutives, les moments qui sont aussi divers que ceux que l’on vit. Je voudrais que ma musique soit un reflet de la vie : celle qu’on décide de vivre par sa propre volonté et celle qui s’impose à nous par la complexité du monde.

Comment cohabites-tu avec les musiques que tu n’écris pas ?

Je cohabite plutôt bien. J’aime beaucoup écouter les musiques de mes collègues, dont certains sont aussi des amis. Je n’ai pas de concurrents, car il ne saurait exister de concurrence dans les domaines artistiques. Je ne parle pas du succès qui, lui, est une catégorie totalement différente, mais bien de la valeur artistique. J’ignore (et méprise) la jalousie même quand je peste, parce que trop de grands solistes et beaucoup de chefs et d’orchestres se contentent de jouer des musiques contemporaines qui ne demandent que peu de travail et d’investissement, tellement elles sont simplistes. Comme disait Chabrier : « Des musiques que c’est pas la peine ! » Je m’amuse souvent à imaginer comment j’aurais traité telle ou telle situation lorsque je découvre une œuvre nouvelle, si j’aurais coupé court ou au contraire développé, si j’aurais bifurqué ou approfondi. Mais mon jeu favori, c’est l’anticipation. Je sais qu’on anticipe même sans le savoir quand on écoute de la musique, mais j’essaye de le faire consciemment. Le plus drôle c’est que, parfois, ça marche très bien. Et là, le couperet tombe. Si j’anticipe trop bien, c’est que la pièce ne me parle pas. C’est comme lire un livre ou regarder un film où tout est « téléphoné » à l’avance. S’il m’arrive de ne rien anticiper, c’est aussi un très mauvais signe pour moi. Il y a un compositeur, dont je ne veux pas citer le nom, qui a composé une pièce pour voix de femme et électronique dans laquelle il m’est absolument impossible d’anticiper si la chanteuse va chanter ou non, ni de comprendre pourquoi elle chante précisément à cet endroit-là et à quel moment elle va s’arrêter. L’absence totale d’anticipation est aussi décourageante que la trop grande facilité à anticiper. Mais la plupart du temps j’ai une écoute attentive et éveillée.

Si tu pouvais prendre un café avec un compositeur mort, ce serait avec qui et de quoi discuteriez-vous ?

Ce serait avec Wagner à la fin de sa vie. Je lui demanderais comment se fait-il qu’il soit capable de concevoir des formes musicales d’une telle puissance émotive et dans des temporalités qui dépassent l’entendement tout en se comportant comme un affreux petit-bourgeois antisémite. Comment peut-on être à ce point génial et mesquin, utopique et borné ? J’imagine qu’il n’aurait pas de réponse à me fournir à cette question. Mais moi, je pourrais lui en fournir une : il n’existe pas toujours de corrélations entre la vie intérieure et extérieure, ou entre l’imaginaire et le réel. Il arrive parfois que le génie créateur intérieur se loge dans un être social de faible intérêt. Mais je lui demanderais aussi de me montrer toutes ses esquisses et de m’expliquer comment il construit ses familles de motifs. Comment il les relie mentalement les uns aux autres. J’aimerais comprendre ce qui provient de l’intuition et de la spontanéité chez lui, et ce qui fait système et déduction. Ça, j’aimerais beaucoup le savoir. Sa musique est une des plus organiques que je puisse imaginer et pourtant, ce sont aussi d’immenses constructions formelles. C’est à la fois une drogue et une invitation à la pensée la plus spéculative. Cela reste un mystère pour moi.

Comment as-tu commencé à composer ?

C’est venu tout seul, dès que j’ai commencé à lire la musique. J’ai voulu en écrire au même moment. J’ai commencé à composer avant d’avoir reçu le moindre rudiment en harmonie, contrepoint ou orchestration. Je devais avoir neuf ou dix ans. Je n’ai plus arrêté depuis. Je composais uniquement pour piano, car j’étudiais le piano, et quand c’était trop difficile à jouer, je l’enregistrais sur un magnétophone en le jouant une octave plus bas et deux fois plus lentement, et je le passais ensuite à la vitesse double pour voir ce que cela donnait. Donc dès le début, je me suis aussi servi de la technologie !

Comme tout art, la musique peut-être un vecteur politique. Comment t’inscris-tu dans cette dimension ?

La musique peut être un vecteur politique et ne pas l’être du tout. Cela ne relève aucunement de ses qualités propres ni de ses défauts. Mais il me semble important de parler du temps que nous vivons. Je traite donc assez souvent de problèmes qui agitent notre planète en ce moment. Dans Kein Licht c’était la technologie, le nucléaire et l’écologie. J’ai donné un rôle symbolique à la musique électronique dans le sens où elle représente une machine qui tourne toute seule, comme un robot ou un drone ou… un réacteur atomique qui peut donner lieu à un drame. Je n’ai absolument pas voulu faire une œuvre « engagée » car je ne partage pas forcément les opinions des ennemis du nucléaire, et encore moins celles des technophobes. Mais j’ai voulu montrer les drames de la vie (parfois de la mort) qui proviennent de ces situations. Mozart, sans vouloir me comparer le moins du monde à lui, n’a pas choisi le personnage de Don Giovanni et sa mort finale pour critiquer la morale libertine et glorifier la fidélité bourgeoise du mariage. Quand on connaît certains traits de sa vie, on a quand même du mal à l’imaginer ! En ce moment je compose Lab.Oratorium qui traite de l’histoire dramatique des migrants actuels. Sur ce point, ce sera une œuvre beaucoup plus « engagée » politiquement que Kein Licht car j’ai des convictions bien plus arrêtées sur ce sujet. Je veux montrer que, bien que cela ne soit pas sans poser de grands problèmes, les migrations sont, et ont été, des vecteurs de la culture dans le monde. Je veux combattre ici ceux qui ne voient dans ces migrations que des prétextes pour fermer les frontières, et dire surtout que la survie des humains doit passer avant toute autre considération politique, religieuse ou philosophique. Je pense que l’art est le meilleur moyen pour lutter contre ce qui n’est qu’une hypocrisie politique organisée et un manquement à la forme la plus fondamentale de notre éthique qui est celle de préserver les humains des dangers qui risquent de les anéantir. C’est très difficile de tisser des liens entre une musique et une dimension politique lorsqu’il n’y a pas de texte chanté ou parlé. La musique de Nono serait-elle de gauche ? Quelle ânerie ! Cela n’a pas le moindre sens.

Quelle est la plus grande qualité / le plus grand défaut d’un interprète de ta musique ?

La plus grande qualité d’un interprète serait qu’il me surprenne en s’appropriant ce que j’ai écrit et en en faisant quelque chose qui lui soit personnel. Quand on compose, et quand on compose beaucoup, comme c’est mon cas, on ne se souvient plus très bien de toutes les idées qui nous ont conduits à élaborer telle ou telle partition. L’œuvre achevée – de ce point de vue – m’échappe, car je suis en permanence plongé dans de nouvelles compositions. Lorsqu’un interprète me la fait découvrir comme si c’était quelque chose de totalement inconnu pour moi, qu’il révèle des aspects dont je n’ai pas souvenir, c’est une grande joie pour moi. Même si c’est moi qui ai tout écrit, j’aime que cela me résiste et qu’il y reste encore une part de mystère.

Le plus grand défaut, ce serait le manque d’enthousiasme et l’usure de la routine dans l’esprit d’un interprète.

Que signifie l’appellation « musique contemporaine » aujourd’hui ?

C’est un terme qui fait très peur à certains. D’ailleurs, il existe une grande pénurie de termes pour parler de la musique. La musique populaire, tout le monde sait ce que c’est, ou du moins pense le savoir. C’est comme la fameuse phrase de Saint Augustin : « Le temps, si personne ne me demande de le définir, je sais ce que c’est. Mais dès qu’on me demande d’en donner une définition, je ne sais plus. » Mais comment nommer les autres musiques ? Si l’on parle de musique « savante », on apparaît comme méprisant avec ceux qui disent qu’il y a un savoir aussi dans certaines musiques populaires ; si l’on dit « musique sérieuse », comme on dit aux USA, cela voudrait dire que les autres ne le sont pas et que celle-ci peut devenir vite rébarbative ; si l’on parle de « grande musique », on continue dans le dénigrement des autres, qui ne sont donc que des petites musiques ; si l’on dit « musique classique », on ignore les périodes baroques, romantiques, modernes, etc. Aujourd’hui il y a « la musique contemporaine » et « les musiques actuelles » (notez le pluriel pour cette dernière appellation). Prenons des compositeurs comme Webern ou Varèse qui sont encore rangés dans la catégorie « contemporaine » pour des raisons stylistiques alors que leurs œuvres ont été composées il y a plus d’un siècle.

Art et société, qu’est-ce que cela t’inspire ? Société sans création ?

Il faut d’abord définir ce que l’on entend par « art ». De plus en plus le mot fait référence aux arts plastiques, aux objets matériels. La musique est immatérielle, personne ne peut la posséder. Je suis effaré par l’absence de culture musicale, surtout dans mon propre pays, et par la seule dimension divertissante qui tend à devenir pour beaucoup de gens la seule raison d’écouter de la musique. Ce n’est pas un problème qui touche uniquement le grand public ; les intellectuels, les journalistes, les hommes politiques, les cinéastes et les philosophes sont maintenant devenus étrangers à la musique comme manifestation de l’esprit humain. Même les médias dits les plus « culturels » se fourvoient dans cet écueil. C’est la conséquence d’un manque d’éducation musicale généralisé. On n’apprend pas à écouter. Je n’en démords pas. L’absence d’éducation et de connaissance égale l’absence de jugement. C’est la porte ouverte pour que l’industrie nous abreuve de ses objets qu’elle écoule en quantités astronomiques. Nous sommes des esclaves de ce qu’on nous met sur le marché. C’est exactement comme quelqu’un qui écouterait les promesses d’un homme politique sans la moindre réflexion sur le fait que, dans le passé, beaucoup de promesses de la sorte ont déjà été tenues et même sans se poser la question de savoir si une telle promesse est tenable. C’est la même chose en musique : moins on est cultivé et moins on a de sens critique. C’est une tension entre la culture personnelle d’un individu et la culture de masse qui passe par la production massive d’objets.

As-tu un projet utopique ?

J’en ai à revendre ! Il faut une bonne dose d’utopie lorsqu’on est compositeur, mais il ne faut pas vivre dessus comme si c’était une rente. Une de mes utopies serait de faire un opéra (ou quelque chose de ce genre) sur Ulysses, ou même Finnegans wake, de Joyce. Je sais que c’est pratiquement impossible. La langue est le principal personnage chez Joyce. Il n’était pas un écrivain politique, ni moral, ni existentialiste. Il aurait pu se rapprocher des surréalistes, mais il avait une obsession de la forme qui faisait défaut à ces derniers. Il a renoué avec une tradition ancienne de la littérature, celle que l’on trouve chez Laurence Sterne et aussi chez Rabelais. Il jonglait avec une incroyable liberté formelle qui a disparu avec les classiques. Il voulait saisir toutes les vibrations de la vie et les transcrire dans la langue elle-même. Dans Ulysses, on suit non seulement les déambulations de Leopold Bloom mais aussi celles d’un groupe d’hommes-sandwichs que l’on croise ici et là dans les rues, et même d’une feuille de papier qui suit le cours d’un ruisseau dans la ville. Ses livres sont considérés au mieux comme difficiles, au pire comme illisibles.

Mais il y a aussi cela : il écrivait « musicalement » ; à mesure qu’il devenait aveugle, les sonorités des mots prenaient de plus en plus d’importance. Il mélangeait les langues et jouait sur les étymologies. Il existe un enregistrement où on l’entend lire un fragment de Finnegans wake et, chaque fois que je l’écoute, je suis frappé par la rythmique si particulière de sa scansion verbale. J’y perçois clairement le rythme de la gigue irlandaise avec sa découpe ternaire. Je ne sais pas si je pourrais réaliser ce projet un jour. C’est peut-être un rêve irréalisable, mais il m’habite depuis longtemps.

J’ai aussi un projet tout aussi utopique, mais qui concerne la théorie musicale. Je rêve d’inventer une « théorie des attractions sonores ». Trouver des champs harmoniques qui se comporteraient un peu comme des champs magnétiques et qui attireraient ou repousseraient les sons dans différentes directions. L’idée serait de créer des forces sonores qui produiraient des champs d’attraction particuliers que l’on pourrait distribuer et orienter suivant des lois très générales. Cela serait magnifique pour la musique de synthèse qui, malheureusement, traîne un peu les pieds dans le domaine théorique. Les sons se parleraient entre eux, c’est-à-dire s’enverraient des signaux qui s’influenceraient mutuellement sous la force de ces champs d’attraction sonores. Cela pourrait concerner les dimensions harmoniques ou inharmoniques, les durées, les rythmes mais aussi les aspects bruités et rugueux des sons. J’y pense à chaque fois que je vois ces nuages d’oiseaux qui évoluent dans une même direction sans que personne ne soit là pour les guider ou les forcer. C’est un exemple magnifique de système à la fois très libre et très contraint, très complexe et merveilleusement simple. Chaque oiseau peut à tout moment influencer le groupe entier, il n’existe pas de leader. Je pense que les compositeurs devraient se poser plus de questions formelles de ce type plutôt que de s’enfermer qui dans les canons de l’avant-garde, qui dans le retour à un passé tonal frileux et nostalgique.

Quelle est la question (et la réponse) que tu aurais aimé que l’on te pose ?

Ce serait : comment vois-tu l’avenir de la musique (pas celle de divertissement) dans notre civilisation. La réponse ne serait pas très optimiste : si l’on continue à laisser les gens dans cet état d’ignorance et de sous-information, cette musique que nous, compositeurs, continuons de composer, va finir par disparaître de la conscience de la plupart des gens. J’ai entendu dire que des musiciens africains se rendaient à Cuba pour apprendre des techniques de percussions qui avaient disparu chez eux. Je pense que nous ne sommes pas loin de cette situation. Peut-être que dans le futur, il nous faudra aller en Asie pour apprendre ce que nous aurons oublié chez nous. Mais si, dès maintenant, on voulait se donner les moyens de ne pas laisser la musique aux mains de ceux qui ne veulent produire que du divertissement, et surtout si l’on éduquait nos intellectuels à apprendre à écouter et, pour le moins, à pouvoir nommer ce qu’ils entendent (que ce soit une clarinette, un intervalle, un rythme, un motif, etc.), ce serait déjà un grand pas en avant. Il ne s’agit pas de former des spécialistes ni des techniciens. Baudelaire et Proust ne savaient certainement pas lire une partition mais ils savaient magnifiquement s’exprimer sur la musique de leur temps, celle de Wagner en l’occurrence. Pourquoi les théâtres et les musées ne trouvent pas incongru de montrer des œuvres du passé et des œuvres modernes, alors que la plupart des orchestres et des organisateurs de concerts rechignent à le faire ? Mais je voudrais terminer par une note plus optimiste. Les orchestres de jeunes qui se créent en ce moment (le projet Demos, par exemple, en France) sont peut-être la réponse la plus intéressante à ce problème. J’aimerais voir ce que cela va donner dans une décennie. Est-ce que le niveau de culture musicale va augmenter ? Ce n’est pas sûr, mais on peut au moins l’espérer.

L’ensemble luxembourgeois United Instruments of Lucilin a réalisé une série d’interviews vidéos de compositeurs dont les questions ont été préparées par les musiciens eux-mêmes.