Aller au contenu

I,4 : La passacaille de la science

  • par

Dans la galerie de portraits que constitue ce premier acte, nous voici parvenu à celui qui est le plus terrifiant : le Docteur. C’est en quelque sorte le symétrique du Capitaine, chacun d’eux représentant une hiérarchie sociale – l’armée et la science – qui écrase l’individu Wozzeck. Le Docteur effectue des expériences médicales sur le « phénomène Wozzeck », et celui-ci est payé en retour. Deux siècles après Molière, Büchner entreprend ici une terrible charge contre le corps médical, milieu qu’il connaissait fort bien. Petit-fils de chirurgien, fils de médecin, Georg Büchner a étudié la médecine à l’Université de Strasbourg. Il aurait probablement eu connaissance d’un dossier traitant d’un criminel dont son père, avec d’autres médecins, voulait étudier le cas, et à ce titre, s’opposait à l’exécution : Johann Woyzeck. Il est probable que cette scène contient des éléments autobiographiques de Georg Büchner.

L’adaptation qu’en a réalisé Berg est malheureusement parfois édulcorée. Il a changé un détail scabreux qui, du coup, ôte toute cohérence à la situation. Lorsque Wozzeck arrive chez le Docteur, dans l’opéra, celui-ci le réprimande : «  Ich hab’s gesehn, Wozzeck, Er hat wieder gehustet, auf der Straße gehustet, gebelt wie ein Hund ! » (« Je l’ai vu, Wozzeck, Il a de nouveau toussé, toussé dans la rue, aboyé comme un chien ») [1. Le Docteur, comme le Capitaine, s’adresse aussi à Wozzeck le plus souvent à la troisième personne du singulier.]. On se demande bien pourquoi ces deux actions, tousser et aboyer, sont ici mises côte à côte et en quoi sont-elles l’objet de la réprimande du Docteur ! Le texte de Büchner, lui, est plus direct : « Ich hab’s gesehn, Woyzeck, Er hat auf die Straß gepißt, an die Wand gepißt wie ein Hund »   (« Je l’ai vu, Woyzeck, il a pissé dans la rue, pissé contre le mur comme un chien ! »). Chez Büchner, Woyzeck, en venant chez le Docteur, devait lui donner son urine pour qu’il l’analyse, mais il n’amène rien et c’est pourquoi le Docteur le réprimande. Plus tard, il lui demandera de faire un effort, mais Woyzeck dira qu’il ne peut pas. Ce passage est gommé chez Berg. Plus incongrue encore dans ce contexte, est la phrase de Wozzeck qui suit, et que Berg a ici conservé du texte original : « Aber Herr Doktor, wenn einem dir Natur kommt ! » (« Mais Monsieur le Docteur, quand c’est la nature qui vous pousse ! » ).Wozzeck a peut-être un caractère dérangé, mais pas au point que sa nature le pousse à aboyer comme un chien ! Cette phrase prend tout son sens chez Büchner : Woyzeck explique qu’il n’a tout simplement pas pu se retenir dans la rue ! Serait-ce le désir de ne pas choquer le public viennois de l’époque, ou bien la crainte du regard puritain et désapprobateur de son maître Schœnberg qui aurait contraint Berg à édulcorer le texte de Büchner ? Fort heureusement, les metteurs en scène d’aujourd’hui prennent la liberté de rétablir le texte original dans l’opéra.

Le Docteur va donc examiner Wozzeck, mais avant tout, il veut savoir s’il a bien suivi ses prescriptions. A-t-il mangé des poix ? Il lui donnera du mouton prochainement. Il entonne un discours délirant sur la liberté fondamentale de l’homme, livre un diagnostique en latin puis, dans une grandiloquente apothéose, annonce la révolution médicale qu’il est en train d’accomplir. Le Docteur est ravi de constater la magnifique « idée fixe » dont souffre Wozzeck, inconscient, bien entendu, celle qui lui dévore le cerveau. Le leitmotiv de l’Idée fixe, qui intervient à plusieurs reprise dans cette scène, peut fort bien s’appliquer aux deux personnages. Le Docteur ne voit pas un être humain en face de lui, mais seulement un sujet de laboratoire. Lorsqu’il écoute Wozzeck parler, c’est uniquement pour relever un cas intéressant d’ « aberration mentale ». Dans une scène de la pièce de Büchner, supprimée par Berg, il fera, devant des étudiants, une comparaison entre Wozzeck et un chat et se félicitera que, grâce aux vertus du régime exclusif des poix auquel il l’a soumis, Wozzeck arrive à faire bouger ses deux oreilles à la fois. Les métaphores animales sont nombreuses dans ce texte et c’est souvent par le biais de ce regard déshumanisant, dégradant certains hommes au statut d’animal, que les nazis ont commis leurs crimes les plus épouvantables. De ce point de vue, le personnage du Docteur est l’ancêtre de Josef Mengele.

L’idée fixe du docteur fou expérimentant sa « théorie scientifique » sur le pauvre soldat trouve, dans la forme de la Passacaille, une justification musicale et symbolique facile à imaginer. Une Passacaille est bâtie sur reprise en boucle d’un même dessin mélodique, mais évoluant dans des contextes musicaux différents. Mais, comme toujours chez Berg, plusieurs niveaux de lectures sont convoqués. Il est impossible de reconnaître la forme de la passacaille à l’écoute de cette scène, car les orientations dramatico-musicales des nombreuses séquences qui vont la constituer seront d’une mobilité constante. Le motif de 12 sons [2. On ne peut cependant pas rigoureusement parler de technique dodécaphonique ou sérielle dans cette Passacaille.] sur lequel elle est édifiée traversera toute la texture musicale, du grave à l’aigu, de la voix à l’orchestre, ne sera parfois qu’une ligne très ténue, disparaîtra, sera noyé, deviendra virtuel, fragmentaire, bref, se métamorphosera en autant de formes diverses que la nécessité dramatique l’exigera. Il faut dire un mot, cependant, sur l’importance que cette forme eut à l’époque de la composition de Wozzeck.

La Passacaille, qui fleurissait à l’époque baroque (on l’appelait aussi Chaconne ou Ground en Angleterre), s’était un peu estompée pendant la période romantique. C’est avec le final de sa Quatrième symphonie que Brahms la remet au goût du jour. Webern s’en emparera dans son opus 1 – composé sous l’influence évidente de Brahms –  puis Schœnberg l’utilisera dans son Pierrot lunaire. Mais au fur et à mesure que se profilait l’organisation dodécaphonique, cette forme, quand bien même n’en portait-elle pas le nom, a été le modèle pour les compositeurs de la seconde école viennoise. Une œuvre comme les Klaviersucke opus 23 de Schœnberg, dans laquelle on voit le langage passer d’une atonalité libre à une rigueur dodécaphonique, est entièrement composée sur ce principe. La répétition d’une suite d’intervalles mélodiques, devant assurer la cohérence de l’œuvre, donnera naissance à la série. La musique sérielle, du moins dans ces premières années, n’est faite que de passacailles même si celles-ci ne sont pas divisées en variations successives. À nouveau, Berg va développer tout son génie parodique en intégrant cette forme dans l’opéra. Les 21 variations qui composent cette scène seront d’une très grande concision, les plus courtes consistant en une seule mesure. L’incroyable réussite de cette scène tient avant tout dans la synthèse de la forme musicale la plus stricte et d’une musique perçue comme un tissu dramatique continu et sans cesse changeant. Le texte est découpé en unités sémantiques successives, qui correspondent, une à une, à une variation précise. Chaque variation est composée dans une proportion rigoureuse de sept mesures, ou  d’une mesure à sept parties. L’extrême mobilité des caractères musicaux et dramatiques apparaît comme une condensation du principe de la Suite de la première scène dont le caractère “kaléidoscopique” atteint ici son maximum d’efficacité. On a, dans cette scène, un excellent exemple de ce qui est la marque de fabrique par excellence de l’art d’Alban Berg : une extrême minutie apportée aux proportions, allant jusqu’à la fascination numérologique, au service d’une musique qui a toutes les apparences de la liberté. Là encore, le parallèle entre Alban Berg et James Joyce est saisissant.