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La polyphonie dans début du Requiem de Mozart

Prétendre retrouver les traces de l’élaboration d’un chef d’œuvre pour comprendre les mécanismes qui ont conduit à cette perfection est un jeu illusoire. Car, comme le dit un proverbe, « nous n’étions pas là à tenir la chandelle lorsque cela a été écrit ». Cependant, il n’est pas interdit de s’amuser à des petits « jeux de déconstructions » qui nous renseignent sur certains aspects stylistiques de telle ou telle œuvre. C’est ce à quoi je me suis livré avec le début du Requiem de Mozart. Ces pages sont parmi les plus poignantes et les plus bouleversantes que le compositeur nous ait donné. Les harmonies chromatiques, les retards, les dissonances qui parsèment les canons qui débutent l’Introït contribuent grandement à intensifier ce climat tragique. J’ai tenté l’expérience qui consiste d’abord à soustraire de cette musique tous ces éléments expressifs, afin d’en extraire ce qui pourrait être un « canevas » à partir duquel Mozart aurait pu élaborer cette savante construction. En les réintégrant progressivement, on est frappé par l’émergence d’un style extraordinairement expressif qui se construit à partir de ce qui n’est au départ qu’un exercice de contrepoint, composé en suivant les règles les plus traditionnelles de l’écriture polyphonique.

Les deux canons dans leurs versions originales.

Cet Introït débute par deux canons, le premier est joué par les 2 cors de basset et 2 bassons, et le second, après la transition donnée aux trombones, fait intervenir le chœur. Voici, dans sa version purement instrumentale, le premier d’entre eux, tel que Mozart l’a composé :

Voici maintenant le second :

Un canevas originel ?

Si l’on retire de cette partition les mouvements internes des voix, qui créent toute la richesse de cette musique, tout en conservant le canevas harmonique, on obtient le canon suivant pour le premier passage :

Le même procédé, appliqué au second canon, donne le résultat suivant :

On ne dira pas qu’il s’agit ici d’une musique sans qualité, mais cela aurait très bien pu être un exercice écrit par n’importe quel élève consciencieux dans l’étude du contrepoint. Est-ce sûr ? Pas si sûr que cela ! Ces deux canons ont quand même quelque chose qui les différencie. Ils se ressemblent, mais on n’a pas l’impression, lorsque le second commence, d’entendre exactement la même chose que la première fois. Il y a un petit secret qui déjà fait une grande différence. Lorsqu’on les écoute attentivement, on s’aperçoit que la distance qui sépare l’entrée des voix n’est pas la même dans chaque canon. Lors du second canon les voix sesuccèdent de façon très rapprochées, comme dans un strette, et elles entrent du grave à l’aigu. Il y aurait-il un miracle qui ferait que ce motif pourrait tout aussi bien se superposer à lui-même suivant différentes positions et dans un ordonnancement temporel variable ? Non. Il est clair que Mozart tenait avant tout à cette progression qui part des ténèbre et s’ouvre vers les régions lumineuses. Et pour cela il a dû modifier quelque peu la conduite de ses voix internes. Toutes ces avancées montrent que, bien avant l’introduction des harmonies chromatiques, des retards et des notes de passage qui forgeront le « style » inimitable de Mozart, l’agencement de ces deux canons l’un par rapport à l’autre, est déjà le fruit d’une science de l’écriture et des tensions dramatiques qui est à proprement parler géniale.

L’émergence du style de Mozart dans la conduite des voix.

Venons en maintenant à la reconstitution progressive de la partition de Mozart, et pour commencer, ces fameux mouvements internes des voix. Par l’introduction de retards, de notes de passage, de syncopes, Mozart introduit une grande partie la dimension « tragique » de cette musique, qui était totalement absente des canons précédents. Il suffit de réécouter le canon que je suppose avoir été le canevas dont se serait servi Mozart, pour se convaincre de l’incroyable pouvoir expressif de ces procédés d’écriture dans ce contexte. Voici les parties de cors de basset et bassons du premier canon, telles que Mozart les a composées :

Voici maintenant le second canon :

Présence du tragique.

Toutes ces transformations montrent que le style de Mozart se constitue principalement par l’intrusion d’éléments rythmiques qui apportent un pouvoir expressif extraordinaire à cette partition. Mais la reconstitution n’atteindrait pas son but si elle ne s’en tenait qu’à ces mouvements des voix internes. Il existe une autre dimension qui va donner à tout cet édifice son caractère proprement tragique et poignant : c’est toute l’écriture des parties de cordes. Le premier canon s’appuie sur un accompagnement de cordes qui nous plonge immédiatement dans un climat de mystère qu’il n’aurait à lui seul pu créer. Ce balancement régulier entre une basse et des accords n’est certes pas une nouveauté ni un trait personnel du style de Mozart. C’est une formule que nous avons entendue dans maintes œuvres. C’est simple, mais simplement miraculeux :

Voici maintentant ce premier canon avec l’accompagnement des cordes :

Un miracle ne se produit jamais seul, dit-on. En voici la preuve. Dans le second canon (à l’entrée du chœur) ce style syncopé introduit par les cordes, va maintenant se déployer dans toute sa force dramatique. Des figures en octaves descendantes, jouées par tous les violons sur une syncope à l‘intérieur du temps, apportent l’élément tragique qui emporte le tout :

Là encore, il suffit d’imaginer cette musique sans ce motif pour se donner une idée du génie mozartien. Voici ce deuxième canon dans sa version purement instrumentale (sans le chœur) avec les figures en octaves descendantes syncopées aux violons:

Nous sommes parvenus à la reconstitution totale des éléments qui construisent cette incroyable musique. Pour bien en apprécier la richesse, il faut réécouter la première version de ces deux canons, supposés être les canevas de tout cet édifice.

Ici le premier :

Puis le second, qui sera chanté par le chœur à l’unisson de ce parties instrumentales dans la version finale :

Maintenant, le début de ce Requiem avec le chœur, tel que l’a composé Mozart :

L’histoire ne nous dira jamais si Mozart est effectivement parti de ces formules de canons académiques pour élaborer cet Introït. Chez un musicien doté d’une telle maîtrise et d’une telle imagination, il est même probable qu’il n’a pas eu à faire tout ce parcours. Cela lui est peut-être venu spontanément lorsqu’il l’écrivit. Le film de Milos Forman Amadeus, film d’un ridicule achevé, nous montre un Mozart hollywoodien, avec la tête d’une « rock star », dictant sur son lit de mort sa partition à un Salieri qui peinait à noter la musique sur papier tellement cela se construisait vite dans le cerveau du compositeur. On sait cependant, grâce certaines lettres, qu’il arrivait à Mozart de composer mentalement tout un mouvement d’une symphonie qui ne lui restait ensuite qu’à écrire sur du papier. Une autre anecdote nous est parvenu concernant un des voyages qu’il fit à Rome à l’age de 14 ans avec son père. Il se rendit à la chapelle Sixtine pour écouter le Miserere d’Allegri. Par décret papal, la chapelle Sixtine était le seul lieu où cette œuvre était autorisée à être jouée. Pendant le concert, il mémorisa les neuf voix de ce Miserere puis, rentré chez lui, les écrivit sur du papier à musique. Comme il était interdit de la jouer ailleurs que dans la Chapelle Sixtine, il était bien sûr interdit d’en faire des copies. Il revint quelques jours plus tard, en cachant sa partition sous son manteau, pour écouter une nouvelle audition de ce Miserere afin de vérifier l’exactitude de sa notation. C’est donc grâce au génie de cet enfant de 14 ans que nous avons eu accès à cette œuvre merveilleuse. Mozart était, de ce point de vue, l’ancêtre de nos adolescents actuels qui font des copies illicites de musique sur leurs ordinateurs. Mais de ce point de vue seulement, car on peut évaluer la différence qu’il y a entre l’acte d’appuyer sur le bouton « record » d’un ordinateur et celui de mémoriser une polyphonie à 9 voix dans sa tête et de pouvoir la noter ensuite. Peu importe de savoir si, oui ou non, il a fait tout ce parcours entre un canevas traditionnel et ce résultat final. Il est clair que ce supposé canevas existait au moins dans sa tête comme des structures profondes et organisées, métaphoriquement semblable à celles que Chomsky a cherché dans la grammaire. Il existe virtuellement une multitude de réalisations possibles à partir de ce canevas. Mais bien qu’en opérant cette suite de déconstructions, on ne peut avoir la prétention d’expliquer le génie, force est de reconnaître le génie des réalisations choisies par Mozart.

San Diego, Avril 2009.

Les exemples sonores ont été réalisés par Leandro Gardini à partir de mes reconstitutions. Les sons sont produits par le logiciel Synful, écrit par Eric Lindemann. Pour plus d’informations cliquer ici.