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Deux ou trois choses sur la musique de film. (1997)

Le rapport de la musique au cinéma semble très souvent suivre une constante qui a été établie il y a longtemps. A vrai dire, on retrouve très fréquemment une retombée de la vieille idée des leitmotiv wagnériens qui sert de base : un thème relié à un personnage à une situation. Mais il s’agit seulement de l’idée, pas de la technique qui, chez Wagner, est beaucoup plus subtile. Il y a eu évidemment quelques grandes collaborations qui sont souvent citées en exemple telle que Einsenstein/Prokofiev et … et qui d’autre ? On chercherait vainement la trace de collaboration entre des artistes de renom. Les musiciens du groupe des six certes, mais on ne peut pas dire que le nom des cinéastes avec lesquels ils ont collaboré sont d’une importance égale à celle d’Eisenstein. Les tentatives de Ravel, Stravinsky et Schoenberg se sont soldée par des échecs ou des abandons. Peut-être le cinéma ne nécessite pas tellement de musiques aussi fortes. Il est évident que la vue prime sur l’ouïe dans la plupart des cas et le poids des images l’emporte le plus souvent sur celui des sons, du moins sommes-nous plus éduqués dans cette direction que dans une autre. Il faut bien reconnaître qu’écrire pour le cinéma n’est, le plus souvent, rien d’autre que de produire un décor sonore qui a, certes, son importance mais dont le rôle est, soit de soutenir une organisation dramaturgique préexistante, soit d’intervenir lorsque l’image et le dialogue ne suffisent plus à créer l’émotion. De toutes manières, il est extrêmement rare qu’une musique soit conçue dès les prémisses d’un film. Le plus souvent on s’en préoccupe lorsque l’on regarde ce qu’il reste du budget, une fois tout le reste payé.

 

Il y a bien sûr des collaborations célèbres telle que celle d’Hitchcock et de Bernard Herrman. Ce compositeur fort habile « habillait » avec efficacité les films du cinéaste anglais. Mais on ne peut pas dire que son oeuvre existe en elle-même. Il est même intéressant de remarquer que son style, devenu célèbre, n’est en fait qu’une démarcation des symphonies de Prokofiev et surtout de Chostakovitch. Il est encore plus intéressant de constater que ce style, qui semble maintenant assez pauvre au concert, trouve sa vraie fonction au cinéma. C’est un exemple rare de cas dans lequel l’imitation prévaut sur l’original.

 

Un des artifices à partir duquel la musique parvient à occuper une place de choix dans le contexte d’un film est le recours à l’obsession thématique. Les petites mélodies qui reviennent inlassablement dans Le troisième homme, dans India song ou même celles dont se sont fait une spécialité Nino Rota dans les films de Fellini ou Ennio Moriccone dans les western italiens, acquièrent leur statut par le fait même de leur extrême simplicité et de leurs répétitions. C’est aussi un peu le cas de la musique de Mahler dans Mort à Venise dans lequel le magnifique adagietto de la Vème symphonie est répété jusqu’à la lie.

 

Mais dans le choix d’une musique, il y a surtout le goût musical du cinéaste qui s’exprime. Ainsi, il est clair que des personnalités telles que Wim Wenders ou Jim Jarmush ont été marqués presque exclusivement par la musique Rock américaine et, en ce qui concerne les classiques, ont certainement lu beaucoup plus de livres qu’écouter de musiques. Ce choix est également représentatif d’une identification à une génération de révolte dont la musique Rock’n’roll a bercé l’adolescence et les aspirations.

 

On peut trouver, chez des cinéastes, une attention plus ou moins marquée pour le sonore (pour la bande-son comme l’on dit). Citizen Kane de Welles est, sans doute un des premier chef d’oeuvre du genre. Les films de Bergman sont, de ce point de vue, proches de véritables constructions musicales. Il est cependant difficile de trouver un cinéaste qui se distinguerait par un choix marqué pour une esthétique musicale précise dans le rapport de la musique avec ses films (je parle évidemment des film non musicaux). Un créateur cependant me semble avoir fait ce choix de façon assez remarquable, c’est Stanley Kubrick. Son originalité principale n’est pas de se servir, presque tout le temps, d’oeuvres du répertoire classique, mais d’utiliser celles-çi d’une manière anachronique qui trouve toujours une justification dans un aspect particulier du film. Une valse viennoise sur une vaisseau spatial (Le beau Danube bleu dans 2001; a Space Odyssee) n’est probablement pas la première idée qui viendrait à l’esprit. Quoi de commun entre une musique évoquant plus les dorures d’un palais impérial et la vision froide et perdue de l’immensité de l’espace ? Rien, si ce n’est l’image que renvoie la valse d’un mouvement rotatif infini dans lequel on imagine les danseurs se jouer des forces de la gravitation. Rien, si ce n’est le sentiment de bien-être, de perte de direction, de glissement sans cesse entretenu et de vertige. Les personnages que l’on voit ensuite à l’intérieur du vaisseau reproduisent ces sentiments de quiétude et d’absence de temps qui pouvait bien être aussi ceux de l’aristocratie viennoise de l’époque. « La danse ne va nulle part » écrivait Niestzsche et c’est bien cette absence de point de repère géographique qui réunit une image avec une musique d’un autre temps. Dans A Clockwork Orange, l’idée la plus évidente aurait été de choisir une musique pop anglaise des années 70, chargée d’images psychédéliques, telles que devaient les écouter ces jeunes gens adeptes de l’ultra-violence qui sont montrés dans le film. La scène de rixe entre les bandes rivales se fera sur du Rossini alors qu’on aurait pu prévoir des sons de guitares électriques saturées et des percussions violentes. Là non plus, rien de commun au premier abord entre la musique et la situation, si ce n’est que la bataille va rapidement évoluer en ballet acrobatique qui va donner à l’ouverture de la Gazza ladra une partie de sa signification. Mais un autre détail va compléter le reste. La bagarre se déroule dans un vieux théâtre du siècle dernier à l’abandon qui replace alors la musique dans son contexte architectural tout en justifiant le ballet. Les versions « synthétisées » de l’Ode funèbre pour la Reine Marie de Purcell ainsi que de l’Ode à la joie de Beethoven anticipent sur un traitement de ces musiques que l’on retrouvera effectivement réalisé plus tard. Il existe des versions « disco » et « rap » de thèmes des symphonies de Mozart et de Brahms ! Plus structurelle est l’utilisation que fait Kubrick de la Musique pour cordes, percussion et célesta de Bartok dans Shinning. Le niveau de relation est ici tellement caché qu’il faut une analyse très précise des éléments en jeu pour la discerner. C’est un des cas de confrontation extrêmement rare qu’il est intéressant de soulever. Deux scènes différentes sont complètement montées sur le même passage de cette oeuvre. La première dans lequel le personnage erre dans l’hôtel désert en proie à une tension croissante due à sa situation d’enfermement. C’est une sorte de labyrinthe intérieur duquel il ne peut pas sortir. Ce labyrinthe va, dans la seconde séquence être matérialisé réellement dans le jeu de découverte qu’effectuent sa femme et son fils dans le jardin ou existe un véritable labyrinthe en bosquet. Indépendamment des points de ruptures formels provoqués par la musique qui rythment des actions précises sur l’image (il s’agit là d’un montage image/son somme toute assez classique) il y a, de la part de Kubrick, une perception vraiment réelle des constituants mélodiques de cette oeuvre et une projection imaginaire de ce que cette structuration peut renvoyer comme image. Il s’agit de la reprise, dans le second mouvement, du motif de la fugue qui commence cette oeuvre. Ce motif est composé de petits intervalles au chromatisme retourné, qui semble, par instant, progresser vers l’aigu, mais retombe invariablement sur les mêmes notes. Le tout se déroule à l’intérieur d’un ambitus extrêmement restreint agissant comme une espèce de « prison » mélodique dans laquelle la mélodie semble toujours revenir sur elle-même. Bref, ce motif pourrait être la description la plus parfaite de ce que serait un labyrinthe musical : une mélodie discursive qui se perd sur ses propres traces. Une mélodie dans laquelle tout parait se ressembler, prisonnière de ses propres mouvements. Kubrick touche là un point névralgique entre la structure interne de la musique et sa représentation mentale qu’il symbolise d’abord par une attitude humaine qui se révèle ensuite une métaphore d’une forme architecturale.

 

Il existe dans le cinéma assez peu de cas d’organisation structurelle entre une musique et une dramaturgie comme cela se produit dans certains opéras. L’expérience a été pourtant tentée avec succès par Michel Fano dans certains films de Robbe-Grillet et surtout dans les documentaires animaliers tels que La griffe et la dent et Le territoire des autres. Ce mode d’approche, complètement original et prémonitoire de ce qui serait la manière la plus moderne d’unifier les sons et les images, n’a malheureusement pas été suivi. Ce que Fano appelle les « partitions sonores » pour bien montrer que ce ne sont pas des musiques qui peuvent exister en elles-même, sont basées sur un traitement électronique des sons concrets du film qui, par petites quantités, accèdent à un statut abstrait d’objet musical à part entière. La dialectique incessante du concret et de l’abstrait donne tout son poids d’intérêt à ce travail par la volonté manifeste d’explorer des zones d’ambiguïté sans lesquelles la perception ne peut plus les classifier ni dans une catégorie ni dans l’autre. L’utilisation de sons concrets comme source sonore est une idée qui date des années 50 et, suivant les cas, elle peut se révéler soit trop anecdotique lorsque la perception se voit contrainte de procéder à des identifications de l’objet utilisé, soit totalement déconnectée de sa source lorsque celle-çi n’est plus reconnaissable à la suite des différents traitements qu’on lui a fait subir. La difficulté est de préserver une zone d’identification suffisamment grande pour qu’on puisse encore identifier la nature du son et suffisamment étroite pour que ce son se « déréalise » afin d’intégrer un discours musical organisé. Dans le cas du cinéma, la source est donnée par les images et tout l’intérêt du travail de Michel Fano proviend de l’autonomie que prend le son par rapport à elles. Une séquence particulièrement réussie est celle de deux lapins batifolant dans l’herbe. Le bruit des crissements de l’herbe acquiert, peu à peu, un traitement rythmique indépendant de ce qui est produit à l’image mais dans une même famille de traitement, à savoir celui d’une agitation rapide. La structuration musicale de ces bruits partage l’attention entre la perception simultanée des sons et des images pendant laquelle on ne sait plus très bien si ce que l’on entends est le produit d’une réalité ou celui de l’imagination du compositeur. Ce sont ces zones d’ambiguïtés qui donnent au travail sur les sons toute leur force d’intégration au contenu du film. A ce niveau, la musique de film n’est pas très éloignée de la problématique de l’opéra. Michel Fano est d’ailleurs un commentateur très avisé de Wozzeck et de Don Giovanni. Dans les deux films mentionnés plus haut n’entraient pas en ligne de compte une quelconque dramaturgie puisqu’il s’agissait de documentaires, documentaires dont la forme était très élaborée mais sans élément signifiant. On peut imaginer qu’avec la participation d’un sens (qu’il soit donné par des dialogues ou des images ou les deux à la fois) le rôle d’une musique basée sur les principes que Fano a défrichés pourrait très vite rejoindre le statut qu’elle possède dans l’opéra, c’est à dire en participant à part entière au sens général de l’oeuvre, soit en complétant le texte et les images, soit en les contredisant, soit en agissant avec eux de manière polyphonique, soit en fonctionnant de manière autonome, bref, la liste serait beaucoup trop fastidieuse à dresser ici, avec tout les rapports qu’elle n’a cessé d’entretenir avec la dramaturgie depuis qu’elle y est mêlée. Cette méthode rejoint également les préoccupations musicales les plus actuelles avec l’intrusion de sons étrangers à l’instrumentarium traditionnel et leurs traitements et mélanges aux sons de synthèses (sons concrets et sons de synthèse peuvent très bien ne faire qu’un parfois) avec les nouvelles technologies. Il est évident aussi que les méthodes de traitement ou de synthèse des sons trouvent une correspondance avec celles que l’on utilise pour l’image. Cette correspondance est cependant d’ordre tout à fait formel ce qui est insuffisant. La pixelisation d’une image peut très rapidement trouver sa correspondance avec certaines méthodes utilisées en musique telle que ce que l’on appelle la synthèse granulaire [1. word1 La méthode de la synthèse granulaire (le terme exact devrait être traitement granulaire) consiste à découper un fragment sonore (en général un son concret) en toute petites particules (que l’on appelle des grains) qui sont ensuite distribuées dans un autre ordre. Le terme de « synthèse » est donc un abus de langage puisqu’il ne s’agit pas à proprement parler de synthèse sonore mais simplement d’un type de traitement que l’on fait subir à un son enregistré. word2]. Il est frappant de constater une assez grande similarité entre les approches visuelles et sonores dans ce domaine. Cependant il ne faut pas se leurrer. La question de la correspondance entre images, dramaturgie et sons doit se faire évidemment sur un plan esthétique et artistique et non pas terme à terme, sous prétexte que les méthodes, voire même les résultats, paraissent semblables. La solution apportée par Kubrick avec la musique de Bartok demeure de loin beaucoup plus riche que quelconques manipulations aussi sophistiquées soient-elles. Le problème de la relation entre images et sons reste toujours à creuser, aucune technologie n’apportera de solution, ou bien ce ne seront que des solutions de fortune, mais posera de nouveaux problèmes. L’idée de la confrontation de ces deux supports doit passer par une réflexion sur ces objets ainsi que sur leur devenir.

 

On pourrait, dès lors, se poser la question de savoir pourquoi toutes ces possibilités ne sont finalement jamais utilisées à un niveau artistique évident (la publicité en fait un large usage, c’est connu). Serait-ce qu’il n’y aurait pas de créateurs capables de les maîtriser ? Il est évident que la réponse ne se trouve pas dans cette question mais plutôt au niveau du statut que possèdent ces éléments dans l’industrie cinématographique. Car le cinéma est avant tout une industrie qui produit de l’art de temps en temps. Sinon pourquoi parlerait-on aussi souvent de la bonne ou mauvaise santé du cinéma français ? Pourquoi verrait-on des lobbies se constituer pour faire barrage au cinéma américain ? Pourquoi saluerait-on avec autant d’admiration les prises de positions indépendantes qu’elles proviennent de créateurs ou du choix d’un jury de Festival ? Le cinéma est un « art populaire » qui ne peut pas survivre en fonctionnant à perte comme c’est la loi (car il existe une loi économique pour cela [2. word1 La loi dit de Baumol prouve que le spectacle vivant fonctionne toujours à perte de quelque manière que soient gérés les théâtres car il ne correspond plus aux impératif de croissances économiques des sociétés industrialisées (cf W.J. Baumol et W.G. Bowen, Performing Arts. The Economic Dilemma, « A study of problems common to theater, opera, music and dance ». The 20th Century Fund, New-York, 1966. word2]  dans l’opéra qui reste un art élitiste. La musique dans le cinéma, très souvent, doit suivre une tendance qui est celle de ne pas effaroucher le spectateur en lui gardant la fonction à laquelle il est habitué. On peut se demander aussi quel est le niveau de culture musical des réalisateurs de cinéma et si la musique, pour beaucoup d’entre eux n’est pas autre chose que ce « décor sonore » dont j’ai parlé au début qui sert à conditionner le spectateur dans une ambiance adéquat pour que soit perçu ce qu’il va montrer ? On pourra m’accuser ici de faire un mauvais procès mais je me demanderai toujours pourquoi un artiste tel que Patrice Chéreau qui a si souvent et si longtemps travaillé dans les opéra de Mozart, Wagner et Berg, qui y a surtout montré autant de talent et de finesse, n’a-t’il pas compris dans ses films à quel point la musique pouvait être autre chose que cette vague sauce sonore qui établit un rapport le plus conventionnel et anodin qui soit avec le reste du film ? Est-il totalement maître de la décision concernant la musique ou sont-ce les producteurs qui ont pesés de tous leurs poids dans la balance ? Je ne connais pas la réponse mais toujours est-il qu’on est déçu de constater que tant d’années passées dans la musique (et pas n’importe quelle musique) ne laissent que si peu de traces. La réponse serait certainement à chercher dans plusieurs directions. La connaissance de la musique d’abord et la place qu’elle occupe dans l’inconscient ainsi que la définition qu’on veut bien (toujours inconsciemment) lui donner. Ce problème là, on le sait, n’est pas limité aux seuls cinéastes, mais on pourrait rêver qu’il s’en trouve quelques uns pour tenter l’aventure. Un ou deux exemples réussis suffiraient. Moins pompeuse, moins formelle, plus inventive, plus hasardeuse, voilà ce qu’il faudrait souhaiter à la place de la musique dans le cinéma. Pour le moment elle me semble, dans la plupart des cas, suffisante mais pas nécessaire. Certainement il faut pour cela de la clairvoyance dans le choix de sa collaboration, de la justesse et de l’impertinence dans sa réflexion sur les matériaux. Est-ce suffisant ? Nécessaire mais pas suffisant. Encore deux trois choses que je sais de la situation : une fréquentation (pour ne pas dire une connaissance) de la musique, une assez grande liberté dans le choix des décisions artistiques et un goût pour l’aventure. Suffisant ? Oui. Mais réaliste ?

 

Philippe Manoury

Paris 1997.