Aller au contenu

2.1 Marie et Wozzeck: Sonate (réexposition)

  • par

2.1.14 La réexposition ou comment envoyer « tout au diable ».

Nous entrons dans la dernière partie de ce premier mouvement de forme Sonate, celle où nous devrions normalement voir réapparaître tous les éléments de l’exposition dans le même ordre. On sait que la forme Sonate a souvent été utilisée par les musiciens de l’École de Vienne. Les 5 Orchestrestücke opus 16 de Schœnberg en sont un des exemples. Dans ce contexte, le principe des réexpositions a toujours été revisité comme une réécriture et non plus comme une reprise. Nous avons vu cette technique utilisée lors de la reprise de l’exposition (cf. Chapître 2.1.7). Ici, il ne s’agira pas tant d’une réécriture que d’une réorientation des éléments musicaux. Les thèmes seront tout à fait identifiables, tout du moins à la lecture de la partition, mais leurs caractères en seront très largement transformés. Certes Berg renoue avec la conception réunificatrice de la réexposition qui, dans le contexte tonal, portait sur le choix de la tonalité principale appliquée à tous les thèmes alors qu’ils étaient divergents lors de l’exposition. Rien de tout cela ici. Mais la réunification va avoir lieu dans le caractère musical de tous ces motifs. Je vois deux raisons à cela. Le texte chanté et l’histoire en cours en tout premier lieu. Wozzeck a détruit tout l’univers intime de Marie, et par là même, toute la Sonate, et l’on peut comprendre que Marie ne va pas de nouveau contempler ses bijoux, source de suspicions, ni tenter de faire dormir son fils, qui d’ailleurs dort déjà ou feint de le faire. Déstabilisée et touchée par le geste de Wozzeck lui remettant l’argent qu’il a réussit à gagner dans des conditions humiliantes, elle s’accuse d’abord d’être « une mauvaise personne » (Ich bin doch ein schlecht Mensch) afin de se laver de la frivolité dont elle a fait preuve précédemment. Puis, dans un sursaut de désespoir, elle décide d’envoyer « tout au diable » dans une attitude qui n’est pas sans rappeler celle qu’elle adoptait en se livrant au Tambour-major après lui avoir vainement résisté à la fin du premier acte. C’est cet élan, d’abord plaintif, puis progressivement exacerbé jusqu’à la violence que va peindre la musique de la réexposition. Il ne sera donc plus question d’isoler le premier thème du second dans des caractères spécifiques et différents, mais bien de les mêler dans une progression orchestrale à l’intérieur de laquelle ils ne seront que des voix parmi d’autres. Les techniques utilisées par Berg se manifestent dans les timbres. Ici nous sommes dans un orchestre plein de pathos, ou chaque ligne est jouée par plusieurs groupes d’instruments dans un tissu orchestral très chargé. Mais, plus encore, c’est dans le domaine rythmique que Berg va faire se fusionner ces thèmes d’abord divergents. C’est le second thème qui va épouser la forme du premier. Rappelons le premier thème :

puis le second :

Et comparons avec la forme que Berg assigne à ce dernier dans la réexposition :


Ils sont réunis dans la même métrique en croches et appartiennent désormais au même monde : celui de Marie qui envoie tout au Diable ! La réunification classique des thèmes dans la réexposition rencontre ici la nécessité dramatique.

L’autre raison de cette prise de position par Berg d’écrire la réexposition de cette manière est d’ordre purement dramatique ,suivant en cela la logique des enchaînements entre les scènes. Nous sommes à la fin de la première scène qui a vu la dégradation progressive de l’atmosphère qui régnait au début. Il suffit de comparer la musique de l’introduction, cette pulsion quasi érotique qui saisissait Marie, celle de la contemplation des bijoux au début de la scène, avec cette exacerbation orchestrale, qui emporte tout sur son passage, pour saisir le chemin qui a été parcouru d’un bout à l’autre de ce mouvement. Le propos est clair : Marie veut tout envoyer au diable, et cette disposition n’est pas de celle que l’on prend avec précaution. C’est un geste désespéré presque sucidaire. Cela doit aller très vite. Mais, du point de vue de l’enchaînement dramatique, il faut aussi passer rapidement à la scène suivante. Ce déferlement précipité de tous les élements, d’abord mis en place avec précaution, répond à toutes ces nécessités. La réexposition contient l’interlude qui sépare la première de la deuxième scène, la première scène y étant véritablement engloutie. La durée de cette réexposition est environ la moitié de celle de l’exposition [1. Dans l’enregistrement dirigé par Karl Boehm, avec Evelyn Lear et Dietrich Fischer-Diskau dans les rôles principaux, les proportions sont les suivantes :

Exposition 2’

Reprise 1’20 ‘’

Développement 2’

Réexposition 1’]. Il est évident que Berg, composant pour le concert, n’aurait pas fait subir une distorsion des proportions aussi drastique que celle-ci. Nous avons affaire ici à un autre exemple de ce gauchissement des formes musicales par les impératifs dramatiques dont nous avons souvent parlé, et c’est même le plus éclatant de tous. À la lecture de la partition, Berg se montre un compositeur très rigoureux en regard la forme musicale qu’il utilise, à l’écoute, il est un compositeur hautement dramatique qui fait plier son matériau sous les impératifs d’une histoire qui n’a que faire des principes de la forme musicale. C’est là, non pas l’ambiguïté, mais le suprême geste d’un artiste.

Regardons comment les choses se passent. Sur le petit mouvement de seconde mineure ascendant des violoncelles, issu de la réduction du « motif de l’obsession », les cordes esquissent un retour au premier thème par une alternance de l‘accord de do majeur précédent avec l’accord qui soutenait ce thème [fa-la-sib-sol] . Il faut noter que la note « sol », qui est celle qui domine l’accord de Do majeur, est aussi celle qui aboutit à la première montée (si-sol) du thème :

Voici l’alternance de ces deux accords [do-mi-sol] et [fa-la-sib-sol] :

Vient ensuite le premier thème, réexposé dans sa forme originale, mais une octave plus bas que dans la version originale :

Une première « exacerbation » du matériau musical est ensuite jouée par les bois qui prolongent la phrase secondaire montante des violoncelles dans l’exemple précédent :

Le premier thème va suivre la courbe d’exaspération de Marie. Comparons pour cela, la seconde période de ce thème dans sa première version :

avec la façon dont Berg étend les intervalles dans cette réexposition:

Nous avons déjà remarqué que ce thème culminait sur la quarte augmentée « fa-si », symbole de la mort. Ce n’était pas un hasard, car c’est sur ces deux notes que Marie voue également son enfant au diable ! A ce moment tout l’orchestre descend brutalement sur un grand glissando de harpe [2. Berg a fait remarqué, au cours d’une conférence, que ce glissando descendant sur des notes bécarres, qui conclut la première scène, a son symétrique dans le glissando ascendant sur des notes bémolisées qui introduit la « Fantaisie et fugue » de la seconde scène. Ainsi l’interlude symphonique qui sépare ces deux scènes est encadré symétriquement par ces deux glissandi. ] qui clôt cette scène. Nous sommes en plein milieu de la réexposition du premier thème et commence l’interlude entre les deux scènes. On aperçoit ici encore une distorsion de la forme musicale par la forme dramatique, car Berg ne fait pas coïncider les jonctions entre les périodes, mais introduit l’interlude au milieu du thème.

La dernière phrase de ce premier thème que je rappelle ici :


est maintenant transformée en groupes de doubles-croches et jouée en canon entre les bois et les alti :


Cette progression amène directement le second thème d’abord présenté en accords aux bois aigus :


Puis à toutes les cordes :


Il s’agit en fait du solo de violon qui est ici étiré en valeurs longues. L’autre élément de ce second thème (la citation de la berceuse) se voit distribué en figures canoniques à divers instruments, comme ici entre les deux trombones :


La fin de ce thème (la montée chromatique sur des intervalles de quartes) termine cette première section de l’interlude :

Le « climax » de cette réexposition est atteint avec la coda, basée, comme dans l’exposition sur le « motif du malheur de Wozzeck », joué en strette par une péroraison d’accords de tous les bois :

pendant que les cors et les violoncelles exposent une dernière fois le second thème qui rejoint celui du « malheur » dans sa forme descendante :

La volonté de réunification de tous les éléments de la Sonate dans un même mouvement a ôté la nécessité de la transition entre les thèmes. Ceux-ci sont repensés dans une même organisation et toute transition, de fait, perdrait sa nécessité. Mais Berg, toujours conscient de l’équilibre formel, rééquilibre l’absence de motif de la transition dans la réexposition par son explosion à la toute fin du mouvement. Après une montée en tutti de tout l’orchestre, un bref silence, et les deux secondes mineures répétées en croche terminent le tout. Ce qui n’a pas été utilisé dans le temps horizontal l’est ici dans l’intensité verticale :

Voici, pour terminer, le plan de cette scène :

1- Exposition

mes 7 mes 29 mes 43 mes 49

Thème I Transition Thème II Coda

Les bijoux Schlaf Bub ! Chanson tzigane « Malheur de W. »

Monologue de Marie…………………………………………………………

2- « Reprise » de l’exposition

mes 60 mes 81 mes 90 mes 93

Thème I Transition Thème II Coda

Les bijoux Still Bub ! Chanson tzigane « Malheur de W. »

Suite du monologue de Marie……………………………………….[CUT] Entrée de W.

3- Développement

mes 96 mes 103 mes 105 mes 109

Thème I Coda Thème 1 Transition

Les bijoux L’enfant qui dort

Amorce d’une dispute entre Marie et Wozzeck…………………………………….

Éléments musicaux étrangers à la Sonate………………

mes 114 mes 116

« Wie arme Leut » Accord Do majeur

Lamentation de W. …………………W. donne l’argent

4- Réexposition

mes 121 mes 149 mes 162 mes 166

Thème I…(pas de transition) Thème II Coda Transition

Monologue de Marie……………[CUT] Interlude symphonique…….

© With kind permission by UNIVERSAL EDITION A.G., Wien