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1.1 Suite : Prélude

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1.1.1 Une introduction vue sous microscope.

Cela a été maintes fois signalé, l’opéra s’ouvre sur un roulement de caisse claire ponctué par un coup de cymbale : nous sommes dans une atmosphère militaire. Mais déjà, l’élément parodique est ici manifesté sur deux niveaux : le grandiose et le pompeux qui sied d’habitude à une musique de faste et d’apparat est ici concentré en une durée minimale (environ une seconde) et dans une dynamique étouffée (de pp à poco p). Le ton est donné dans une double perspective, celle du réalisme et celle de l’analyse froide, microscopique et quasi clinique, qui sont comme des marques de fabrique de l’écriture de Büchner (pensons à la scène chez le Docteur) que Berg adopte d’emblée. Superposées à cette figure, les cordes jouent deux accords qui, toujours dans la même attitude de réduction, se referment :

Le premier est un accord de ré mineur superposé à une quarte augmentée (mi-sib). Ces deux éléments joueront un rôle crucial dans l’œuvre. Le second accord est une sorte de petit cluster de 5 sons. L’addition de ces deux accords de 5 sons donne le total chromatique auquel il manque 2 sons : do et fa#. Ce seront par ces deux notes que débuteront les 2 petites figures du hautbois et du basson qui suivent immédiatement.

Les deux mesures suivantes servent d’introduction au motif principal de ce Prélude (le motif du Capitaine) en présentant progressivement deux petites formules qui le caractériseront :

– une succession de demi-ton et ton entier avec un rythme d’allure militaire (1 double-croche et 2 triple-croches) pour la figure de hautbois :

– la répétition syncopée d’une même note pour le début de la réponse du basson :

L’entrée de la clarinette basse, de la clarinette et du cor anglais pour la conclusion achève la présentation du quatuor d’anche – qui jouera les parties obligato du Prélude de cette suite en cinq mouvements – sur un accord de 5 sons doublé par les cordes en pizzicati. Notons que le profil dynamique utilisé lors du roulement de caisse claire et des cordes (crescendo avec accent à la fin) est ici réutilisé pour la conclusion de cette minuscule introduction.

Il faut nous arrêter sur la composition du « motif du Capitaine » que va maintenant jouer le cor anglais.

La première constatation qui peut être faite, sans analyse mais par la simple écoute, est que ce motif est une parodie du thème principal qui ouvre la Symphonie pastorale de Beethoven : même rythme et même mouvements mélodiques :

La raison de ce rapprochement, qui ne peut pas être fortuit, reste pour moi un mystère. Certes, il y a bien des scènes de campagne et des évocations de musiques paysannes et populaires dans cet opéra ainsi que dans la Sixième symphonie, mais nous sommes bien loin de l’atmosphère champêtre et panthéiste qui règne dans la symphonie de Beethoven. Si parodie devait-il être question, celle-ci serait alors le produit d’un faisceau de corrélations bien dissimulé dont l’explication serait loin d’avoir la clarté de la citation que Berg fait de Tristan dans sa Suite lyrique. L’analyse des intervalles qui constituent le motif du Capitaine est, par contre, beaucoup plus explicite.

D’abord une montée « diatonique » sur 3 notes avec une seconde majeure et une quarte juste :

La seconde majeure, on le verra, est souvent associée aux musiques populaires dans cet opéra. Le chœur des soldats dans la taverne au dernier acte sera entièrement constitué de montées diatoniques sur les secondes majeures et mineures de la gamme de do majeur. La quarte, elle, sera ici le symbole de la musique militaire. C’est la quarte bien connue des cornets à pistons et des trompettes dans les fanfares. Toutes les scènes qui traiteront de la brutalité militaire (en particulier celles où figure le tambour-major) seront, en grande partie, construites autour de cet intervalle. SI nous reprenons ces deux intervalles dans une même montée nous obtenons rien de moins que La Marseillaise !

Ensuite, nous entendons une descente chromatique avec le rythme déjà présenté dans l’introduction :

Le chromatisme sera l’élément dominant qui accompagnera la noyade de Wozzeck, et l’intervalle de demi-ton sera « le motif du couteau » avec lequel il tuera Maire. Diatonisme et chromatisme, ou pour parler plus précisément, secondes mineures et secondes majeures, sont les deux éléments constitutifs de ce motif et, de ce point de vue, remarquons comment Berg a soigneusement réparti la progression de l’un à l’autre. La figure introductive du hautbois donne la succession 1-2 dans sa montée, puis une succession diatonique 2-2 dans la partie descendante. La réponse du basson est intégralement écrite dans un contexte chromatique avec le regroupement en succession 2-1 dans une formule qui ne monte ni ne descend, mais tourne sur elle-même. Enfin, le « motif du Capitaine » sépare en deux entités distinctes, diatonique et chromatique, ce qui avait été présenté auparavant de façon plus ambiguë. La leçon de Brahms, quant au traitement intervallique des motifs, a été bien entendue par Berg. Il nous reste l’élément intermédiaire, celui qui sépare le monde diatonique du monde chromatique : la quarte augmentée fa-si :

Il s’agira, dans cet opéra de l’intervalle symbolisant la mort. Le célèbre « interlude sur la note si » qui suit la mort de Marie éclatera sur un accord dominé par un fa aigu, et la quarte augmentée rôdera partout où la mort sera annoncée ou présente. Mozart, dans l’ouverture de son Don Giovanni, annonçait tout ensemble le caractère frondeur et tragique de son héros, ici, en l’espace de 4 mesure, Berg pose les jalons des principaux éléments qui articuleront tout l’opéra : le contexte militaire, la mort de Marie et la noyade de Wozzeck. Le microscope mental de Georg Büchner qui analysait froidement les tragédies humaines, comme il l’avait fait pour le système nerveux des grenouilles dans sa thèse de doctorat lors de ses études en médecine, trouve ici sa contrepartie musicale dans la concentration à l’extrême des principaux éléments musicaux qui vont irriguer tout l’opéra.

1.1.2 Un « langsam » précipité.

« Langsam, Wozzeck, langsam ! » ? C’est avec cet ordre que le Capitaine d’adresse au soldat Wozzeck sur la note répétée qui termine son propre motif. Ce sera du Temps dont il s’agira dans toute cette première scène, mais de celui, d’un capitaine d’armée fortement perturbé psychologiquement. Dès le troisième « langsam », le sort est jeté sur le pauvre Wozzeck : le Capitaine entonne les deux notes fatidiques qui accompagneront sa mort : fa-si :

Au même moment les violoncelles jouent leur quinte à vide « sol-ré », préfigurant, les toutes dernières mesures de l’opéra lorsque Bub, l’enfant de Marie et de Wozzeck, se retrouvera orphelin et seul au monde. Cette quinte sera ensuite reprise aux alti qui la transposeront dans l’aigu la mesure suivante :

La musique alors prend le contre-pied de l’ordre du capitaine. Au « langsam » inlassablement répété, exhortant Wozzeck à se calmer, le trio d’anches va entreprendre une sorte de course-poursuite effrénée vers l’aigu qui va se stabiliser sur un trille dont la note principale n’est autre que ce « si » fatidique :

Cette frénésie instrumentale n’est pas là pour représenter une supposée agitation de Wozzeck. Wozzeck, bien au contraire, apparaît abattu, même un peu abruti par l’excitation verbale de son supérieur. Non, cette agitation musicale symbolise la vision que le Capitaine a de Wozzeck. C’est une description mentale et non visuelle qui est ici à l’œuvre. Dès le début, Berg utilise un principe que l’on trouvait entre autres chez Mozart et Wagner qui veut que la musique accompagne moins ce qui se dit, que ce qui se tait. La musique peut être l’expression du non-dit.

Lors de cette montée, les parties instrumentales obéissent à de subtiles relations. Si l’enveloppe générale suit la même courbe ascendante, le détail des parties instrumentale révèle un soin très typique de Berg quant à l’élaboration minutieuse de ses partitions. Le hautbois et la clarinette sont écrites sur le même modèle rythmique, mais un examen attentif des mouvements mélodique montre qu’il n’obéissent pas aux même règles intervalliques. Les directions elles-mêmes varient légèrement. Les premiers et troisième temps sont écrites suivant les mêmes profils mais pas suivant les mêmes intervalles. Il s’agit d’un parallélisme relatif :

tandis que les deuxièmes et quatrièmes sont écrits en mouvements indépendants :

Les parties de cor anglais et de bassons, de leurs côtés, partent en mouvements contraires sur le premier temps, puis, alternent avec des quintes montantes (notées espressivo dans la partition) qui sont les transformations mélodiques des quintes initiées aux violoncelles et alti dans la mesure précédente :

La mesure suivante voit le hautbois, le cor anglais se réunir sous la même figure dans le premier temps mais sur trois profile mélodiques différents :

puis se regrouper en « hoquets » entre hautbois et clarinette, d’une part, et cor anglais, de l’autre. Cette fois-ci, les profils mélodiques sont nettement partagés dans les parties extrêmes entre hautbois et clarinette sur des secondes descendantes, tandis que le cor anglais, au milieu, leur oppose des tierces montantes :

avant de s’unir dans une même alternance de sons aboutissant à un trille :

Remarquons que chaque groupe restera fidèle à l’intervalle sur lequel il évoluait précédemment, secondes pour le hautbois et la clarinette et tierce pour le cor anglais. Remarquons également que les notes de ce triple trille (ré-sol-si et mi-fa-la) donnent la gamme diatonique (touches blanches d’un piano) à laquelle il ne manque que le do, tandis que la clarinette basse et les timbales sont figées sur le complément chromatique (touches noires) avec les sons réb, mib et solb. Cette division touches blanches/touches noires, qu’un Debussy et un Stravinsky sauront également exploiter à leurs façons, sera un trait harmonique caractéristique de cette Suite que nous retrouverons dans le chœur de soldats de la scènede l’auberge.

1.1.2 L’obsession des minutes qui passent.

Ce trille, scandé par 3 notes de basson et de timbale (préfiguration du « Jawohl ! Herr Hauptmann ! » que Wozzeck chantera dans un instant), marque la fin de la première période de ce Prélude. Nous entrons dans la seconde au moyen d’une technique dont Berg fera largement usage dans cet opéra : le « cut ». Sans transition nous passons maintenant à une musique de cordes (qui ont pratiquement disparu depuis l’introduction) qui tranche ouvertement avec ce qui précède. La Capitaine demande à Wozzeck ce qu’il va bien pouvoir faire de toutes ces minutes qui sont devant lui. C’est le début d’une obsession qui tournera à la mélancolie dans la Pavane qui va suivre. Lors de ce passage, le Capitaine chante sur des formes mélodiques qui sont des excroissances de la fin de son propre motif, tant par les descentes chromatiques, que par l’alternance de doubles et de triples-croches :

Les cordes, quant a elles, se concentrent sur le début de ce motif, avec la triple répétition de groupes de 3 doubles-croches. On reconnaît également, dans les 2 premiers groupes, la quarte augmentée si/fa qui se situe, elle, au milieu du motif :

On voit ici un des premiers exemple de ce travail extrêmement minutieux que Berg déploie dans le traitement de son matériel musical. Ces trois groupes aboutissent à une figure :

qui reprend textuellement le rythme de l’introduction :

Cette très courte seconde période se termine par un trait furtif du basson qui enchaîne avec la troisième période. Le Capitaine commence alors son comptage du temps futur : : « Wozzeck, réfléchissez, il a encore trente belles années à vivre ! Trente ans : ça fait trois cent soixante mois, et combien de jours, heures, minutes… » On note ici un premier détail qui sera maintenu tout au long des rapports entre Wozzeck et le Capitaine : ce dernier parle toujours à son subordonné à la troisième personne du singulier, pour ne pas avoir à s’adresser directement à lui.

Ici Berg va utiliser un nouveau développement du motif du Capitaine. Le hautbois et la clarinette brodent un dessin montant et descendant qui reproduit la courbe de ce motif (mes 15). Les intervalles (secondes et quartes) sont ici utilisés sur la gamme diatonique (les touches blanches), le tout dans un rythme un peu plus précipité de sextolets de doubles-croches :

Les contrebasses ici jouent le complément chromatique (sur les touches noires) :

Arrive alors une progression qui va nous mener au terme de ce court Prélude. Les sextolets font place ici au retour des doubles-croches où deux éléments sont présents :

Le renversement de la cellule initiale du motif du Capitaine (seconde et quarte descendantes) qui va se répéter quatre fois, pour bien montrer l’obsession qui règne dans le cerveau du Capitaine :

Superposé à ce dessin, un motif apparaît au cor. Partant d’une note pivot et s’écartant en intervalles toujours plus étendus, ce motif aura une grande présence dans le cours de cet opéra : c’est le motif de l’obsession :

Il est important de remarquer que ce motif de l’obsession n’est pas lié à un personnage précis mais va voyager de personnages en personnages. L’obsession est presque partout dans cet opéra.

La quatrième répétition du motif du Capitaine renversé reprend alors le rythme de sextolets de doubles-croches, qui va amener Berg à reproduire tout naturellement le dessin diatonique de la mesures 15 :

Ici s’amorce un procédé qui va s’affirmer à la fin de cette scène : la reprise rétrogradée des éléments. Le motif joué par la clarinette, la clarinette basse et le basson aux mesures 21 et 22 :

reprend celui joué au violoncelle des mesures 15 et 16 :

La montée des trombones et des harpes de la mesure 23 :

varie le matériel mélodique 12 et 13 :

Les figures des violons à la mesure 23 :

rappellent celles de la mesure 16 :

Enfin, Berg va faire subir à cette dernière figure de petites transformations qui vont la conduire à la reprise textuelle, mais une octave plus haut, des accords du début :

La mesure 25 introduit la coda de ce Prélude en reprenant textuellement le matériel de l’introduction mais changé de registre :

C’est alors qu’intervient, pour la première fois Wozzeck. Il va, dans une grande partie de cette scène, se contenter de chanter les mêmes notes sur le même texte : c’est le motif de la soumission :

Ce n’est que plus tard que Wozzeck va se libérer, mais pour l’instant, il est contraint à ce minimum vital et musical.

La fin de ce Prélude reprend textuellement le motif du Capitaine, non plus au cor anglais, mais au hautbois. À cet instant Berg, ne laisse pas le thème à nu, tel qu’il l’avait fait au début, mais l’accord qui l’introduit est maintenant entretenu, car c’est lui qui va conduire à la Pavane qui suit.

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