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1.1.3 Suite : Gigue

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1.3.1 La Gigue comme prétexte.

Après l’éternité, la cosmologie et la fuite métaphysique du temps, brusque retour sur terre. Ce n’est plus le « temps qui passe » que le Capitaine va maintenant évoquer, mais le « temps qu’il fait ». Ce rétrécissement soudain donne la mesure de ses errements mentaux. Rien, bien sûr, n’est développé dans ce cerveau de militaire où l’on passe du macrocosme cosmologique au microcosme terrestre en un rien de temps. Où bien, vu le peu de considération qu’il a pour le cerveau de son interlocuteur qui ne réagit pas à ses réflexions métaphysiques, il va tenter de communiquer avec lui sur des sujets plus factuels. La méthode portera cependant ses fruits, car Wozzeck sortira peu à peu de son mutisme pour éclater en un cri de colère et de révolte qui sera le sujet de l’aria qui terminera cette suite. Une première libération dans sa faculté de s’exprimer est donnée par sa réponse à la question : quel temps fait-il aujourd’hui ? Il répond : « Sehr schlimm, Herr Hauptmann ! » sur la même formule du « motif de la soumission » que lorsqu’il chantait : « Ya-wohl, Herr Hauptmann ! ». Même nombre de syllabes, même rythme, même hauteur, seuls les mots ne sont plus les mêmes. Il précise ensuite sa réponse sur la même note (do#), mais chantée à l’octave supérieure , se permettant même un cresendo-decrescendo :

Exemple 1:

Le troisième mouvement de cette suite est présenté comme une Gigue. Pas plus que dans la Pavane qui précède ou dans la Gavotte à venir, nous pourrons entendre clairement ce qui fait la spécificité de ses formes de danses anciennes : un tempo, et un profil rythmique caractéristique. Mais, à l’analyse, nous voyons que ces éléments sont bien présents, mais comme travestis sous la forme dramatique. La Gigue est une danse d’allure modérée dont le rythme est une alternance de valeurs brèves et longues. En voici un exemple dans cet extrait d’une suite de Bach.

Le thème de la Gigue chez Berg respectera cette alternance rythmique, tel que nous le voyons exposé ici aux violoncelles à la troisième mesure après le chiffre 65 de la partition :

Exemple 2 :

Ce n’est pas ce motif qui, toutefois, va dominer au cours de cette section, elle n’est en fait qu’un simple prétexte.

1.3.2 L’organisation du vent.

Berg, toujours fidèle au contexte dramatique, va utiliser un autre motif plus en accord avec la situation. Le vent souffle en rafales dehors, et Berg le peint avec des traits rapides, montants et descendants, joués par 3 flûtes qui évoquent le soufflement aigu du vent tel qu’on l’entends dans les cheminées :

Exemple 3 :

Ces trois flûtes deviennent, pendant tout le temps de cette Gigue, le nouvel ensemble obligato. Cependant, comme toujours chez un compositeur de la qualité de Berg, les éléments musicaux ne se réduisent pas à un simple pouvoir évocateur, mais ont une importance structurelle dans le contexte de l’œuvre. Ces « rafales de vents sonores » sont tout d’abord présentées sous la forme de gammes descendantes au début de la Gigue :

Exemple 4 :

Une formule de trois notes descendantes (entourées en vert) sert de base à ces figures. On la retrouvera, quelques mesures plus loin, exploitée de toute autre manière. Dans le premier groupe, il ne s’agit pas de figures parallèles mais d’un mode : [do – ré – mib – fa – sol – la – si] que l’on peut vérifier dans les trois voix superposées. Lors de la première reprise variée, ce contexte modal disparaît au profit d’une organisation intervallique plus locale. Les quatre premières notes semblent encore tributaire d’un mode, qui serait cette fois : [do – re – mi – fa – sol – la – sib], mais qui ne se vérifie plus dans le groupe de deux notes suivantes, lesquelles contiennent également un « si naturel » (flûte1) , un « mib » » (flûte2) et un « réb »» (flûte3). Nous aurons à faire ici à un parallélisme relatif, les flûtes 1 et 2 étant écrites sur les mêmes intervalles, tandis que la troisième dévie par rapport aux deux autres : une seconde mineure descendante entre les parties 1 et 2, qui devient majeure dans la partie 3. La seconde variation de cette figure va encore accentuer ce modèle. Lors de la descente, les flûtes 1 et 2 jouent dans un parallélisme rigoureux, tandis que la flûte 3 dévie dès la troisième note (1 seconde mineure et 1 seconde majeure dans les parties 1 et 2 et 2 secondes majeures dans la partie 3). Lors de la montée les déviations seront aux à la flûte 2 : 3 seconde majeures à la flûte 1 et 3 contre 1 seconde majeure + 1 seconde mineure + une seconde majeure à la flûte 2.

1.3.3 Organisations modale et parallèle.

Si je me suis attardé sur ces deux principes d’organisations, c’est qu’ils vont avoir une importance cruciale lors de la « scène de l’étang ». Je les résumerai rapidement :

l’organisation modale se vérifie dans toutes les voix lorsque l’on retrouve les mêmes notes à différentes octaves. La gamme par ton chez Debussy et toute la théorie des modes à transpositions limitées de Messiaen obéissent à ce principe. Dans ce cas les parallélismes sont relatifs. Cet exemple pris dans le début de La cathédrale engloutie de Debussy l’illustre parfaitement. Les accords parfaits ont parfois une tierce majeure, parfois mineure.

Exemple 5 :

l’organisation parallèle donne à chaque voix la même valeur de déplacement. Elle rend impossible l’organisation modale sauf dans les cas où les modes sont composées d’intervalles égaux (gamme par tons où gamme chromatique). L’exemple suivant, qui se trouve au début de la scène des souterrains dans Pelléas, le montre :

Exemple 6 :

Ces deux méthodes ont des conséquences importantes quant à la perception. L’organisation modale (ou tonale) favorise une perception du contexte harmonique puisque les sons sont comme figés dans l’espace des hauteurs, par exemple un « si » sera toujours bémol et un « fa », toujours dièse. On perçoit alors une stabilité harmonique qui est vérifiée par tous les mouvements internes de toutes les voix. En revanche, l’organisation parallèle donne la primauté lignes, et non au contexte harmonique. La perception sera plus mélodique car toutes les voix obéiront rigoureusement aux mêmes mouvements, et l’on ne retrouvera pas la même organisation des hauteurs dans différentes parties internes.

Une autre remarque peut être faite, quant à cette brève introduction du « motif du vent ». Chaque premier accord de chacune des trois formules est en légère modification, l’un par rapport à l’autre :

Exemple 7 :

Chaque accord de fin dans les descentes est construit, en revanche, de la même manière :

Exemple 8 :


Berg, lorsqu’il reprendra ce matériel, l’intégrera dans un contexte musical tout à fait différent. Cependant il va immédiatement l’exploiter dans les cordes lors des « rafales » qui suivent. Nous voyons le premier accord [fa-sib-la] qui s’ouvre chromatiquement par mouvements contraires :

Exemple 9 :

Notons également, avec quel souci Berg compose ses « rafales » dans le même passage aux trois flûtes. Si nous observons les ambitus des accords nous constatons qu’ils sont d’une sixte majeure au début, pour aboutir à une septième majeure, au sommet de la montée, pour revenir dans une sixte majeure à la fin. Ils s’écartent progressivement en montant et se rétrécissent en descendant. Au moment où l’accord des cordes s’ouvre chromatiquement, les flûtes s’écartent également l’une de l’autre. La même constatation peut être faite pour le trémolo des violoncelles qui, tel l’accord des cordes, s’écarte chromatiquement. Certes, ce ne sont là que des petits détails, mais qui prouvent que, pour obtenir le maximum d’intensité expressive, Berg utilise une même technique (agrandissement des intervalles d’un accord), hors de tout systématisme, mais dans une grande rigueur de construction.

La première phrase de cette « Gigue » s’achève sur une stabilisation des 3 flûtes qui se superpose à un motif joué par les alti et le cor qui, par son profil mélodique, n’est pas sans rappeler le motif de l’obsession :

Exemple 10 :

1.1.3.4 L’effet d’une souris.

Vient alors 5 mesures pendant lesquelles le Capitaine dit « que le vent qui court dehors lui fait l’effet d’une souris ». Cette course du rongeur est une progression vers l’aigu dans laquelle voix monte par degrés chromatiques pour aboutir à un sol# trillé, du plus parfait effet comique :

Exemple 11 :

Les 3 flûtes ici laissent la place à un trio de clarinettes (pour des raisons de tessitures) qui alterne des motifs de 3 croches descendantes avec des septolets de triples croches en montées chromatiques :

Exemple 12 :

Les rafales de vents précédentes sont ici remplacées par des « courses de souris » jouées par 3 violons solos. Il faut noter que ces entrées en canons coïncident, notes pour notes, avec les figures de 3 croches des clarinettes :

Exemple 13 :

Les alti, en pizzicati, préparent le motif de la soumission, avec lequel le Capitaine va railler Wozzeck :

Exemple 14 :

1.1.3.5 Un nouveau motif ?

La seconde partie de cette Gigue s’ouvre sur un motif strident joué par 4 flûtes, semblant décrire cette souris qui se cache dans un trou. Si rien n’indique ici que nous sommes en présence d’un motif connu, la suite va nous renseigner sur son origine. Voici ses différents états. D’abord, « la fuite de la souris » que l’on peut définir comme une succession de sixte majeures descendantes:

Exemple 15 :

Le même matériel de hauteur est ensuite utilisé par cette figure vocale accompagnée par la harpe, dans laquelle on reconnaît un rythme brève-longue :

Exemple 16 :

Un troisième état de cette cellule est ensuite joué par les violoncelles et altos en montées de pizzicati, en transpositions successives au demi-ton supérieur :

Exemple 17 :

La solution va nous être donnée maintenant. Quelques huit mesures plus loin (97), nous retrouvons cette même cellule à la voix (à nouveau accompagnée par la harpe). Cette fois-ci le rythme brève-longue et les valeurs pointées se font plus évidents :

Exemple 18 :

Et c’est finalement le violoncelle qui apportera la clé de l’énigme dans la phrase qui suit immédiatement et qui paraît un commentaire de ce que vient d’énoncer la voix :

Exemple 19 :

Il s’agit bien du motif de la Gigue, dont seule la deuxième note est changée (fa au lieu de mi, cf. exemple 2). C’est ainsi que ce « motif de la souris », par transformations successives, n’était autre que le thème de la Gigue travesti.

1.1.3.6 La cellule du « vent »

L’autre élément de cette section est constitué d’un accord, joué d’abord par 4 hautbois (la, réb, do et mib) qui glisse sur lui même aux 4 flûtes. Chacun de ces accords différents, est constitué de ces 4 mêmes notes :

Exemple 20 :

Cet accord va ensuite se contracter en 2 formes différentes, de plus en plus resserrées, dans des durées de 3 croches :

Exemple 21 :

Ce qui suit, aux cors, est rigoureusement une diminution rythmique de ces mêmes accords :

Exemple 22 :

Les mesures qui suivent utilisent le même matériel, mais transposé et modifié. Nous retrouvons les 3 accords en valeurs longues (mais ici leurs durées sont de 2 et non 3 croches) dans cette phrase de corde :

Exemple 23 :

Quant aux transpositions des montées en pizzicati (cf. exemple 17), nous les retrouvons ici, en une diminution rythmique, jouées à la clarinette basse et aux bassons :

Exemple 24 :

Les triolets de cors (exemple 21) passent maintenant aux trompettes, en séquences interrompues de 4, 3 et 2 figures :

Exemple 25 :

Ce n’est que lorsque les 3 flûtes « obligato » vont faire leurs rentrées à la mesure suivante que l’on comprendra d’où venaient ces 3 accords cités dans l’exemple 20. Il s’agit de la reprise textuelle, une octave plus bas et staccato, des figures que ces mêmes flûtes jouaient au début de cette Gigue :

Exemple 26 :

On voit que dans les deux cas, qu’il s’agisse du motif de la Gigue, ou du motif du « vent », Berg utilise un procédé similaire, mais pas identique, qui consiste à partir sur une forme éloignée de l’original qui va progressivement retrouver son aspect initial.

1.1.3.7 Le capitaine : un personnage « bête et méchant »

Mais que se passe-t-il ici entre les deux personnages ? Le Capitaine dit qu’il s’agit d’un vent sud-nord. À la réponse de Wozzeck « Ya wohl ! Herr Hauptmann », toujours entonné sur le motif de la soumission, le Capitaine répète « Sud-Nord !» et se met à rire de façon compulsive. Ce rire nous échappe car il n’y a pas ici matière à plaisanterie. S’il rit, c’est de la soumission de Wozzeck. Et Berg nous le montre clairement :

Exemple 27 :

Le capitaine conclut même par cette phrase « Oh ! Tu es affreusement bête ! ». Dans la mise en scène de Patrice Chéreau, il va même jusqu’à gifler le pauvre Wozzeck, qui a à faire face à un Capitaine, chanté et joué par un Graham Clark absolument déchaîné, provenant de la plus pure veine de méchanceté burlesque que l’on trouve dans certains films de Kubrick (« A clockwork Orange ») ou même des Monty Pythons ! Le Capitaine finit par s’étrangler à fore de rire nerveusement. Wozzeck est un opéra où l’on chante, parle, utilise le sprechgesang, mais aussi où l’on rie, tousse, ronfle, siffle. Tout un éventail de productions vocales est mis à l’épreuve dans cet opéra.

Lors de ce passage, les trombones reprennent le motif qui était joué au cor aux mesures 72 et 73 et que nous avions vu comme pouvant être celui de l’obsession :

Exemple 28 :

1.1.3.8 Une réexposition conclusive.

Tous ces exemples nous montrent le soucis de Berg de maintenir une structure formelle aussi rigoureuse que possible dans le choix et le retour des éléments thématiques, tout en privilégiant le caractère dramatique dans la présentation de chacun d’eux. Cette double mise en évidence de la structure et de l’expression va encore se manifester dans la fin de cette Gigue.

Nous avons vu, lors de l’exemple 26 que les flûtes, reprenant leur rôle d’obligato, introduisaient ce qui ne peut être qu’une réexposition du début de la Gigue. Il reste ici une relique du motif de la soumission dans ce do# aigu qui marque les premiers temps de ce rythme ternaire à chaque mesure. La Gigue ici prend des allures de Landler lourd et pesant :

Exemple 29 :

Ce qui suit se situe dans la logique de ce qui précède. Nous verrons successivement les mêmes figures, notes à notes, dans les mêmes rythmes, mais transposées peu à peu dans le registre grave. Les flûtes laissent progressivement la place aux clarinettes, bassons et contrebasson. Il ne s’agit plus de décrire les rafales de vent à l’extérieur, mais l’essoufflement du Capitaine après son rire saccadé et nerveux qui peut à peu va se calmer :

Exemple 30 :

Mais pour resserrer encore son propos, Berg va écourter justement ce qui évoquait le vent au début. La figure des mesures 9 et 10 :

Exemple 31 :

Sera écourtée comme suit :

Exemple 32 :

1.1.3.9 La transition vers la Gavotte.

Le contrebasson, introduit dans les transpositions vers le grave précédentes, rappelle ce que jouait l’alto solo dans la transition entre la Pavane et le début de cette Gigue que voici :

Exemple 33 :

Nous retrouvons ici la même construction avec ces phrases montantes de 4, 5 et 6 notes :

Exemple 34 :

Ainsi, à la méchanceté bête et gratuite, va succéder, en l’espace d’un court instant, la goguenardise pendant laquelle le Capitaine, comme pour s’excuser, va dire à Wozzeck qu’il est un « guter Mensch », un homme bien. Cette pirouette, à laquelle le contrebasson prête sa voix et dont les élans vers l’aigu sont bien tristes, n’est cependant qu’une manière d’infliger encore une nouvelle leçon à ce pauvre Wozzeck. Celle-ci portera sur le point le plus scabreux : l’absence de moralité et de religion.

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