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Une colère spectrale

Faisant suite à une lettre envoyée par le musicologue Guy Lelong en grand nombre et à un article, paru dans Libération*, qui reprend la plupart des arguments de cette lettre, j’ai réagi par cet article :

* http://next.liberation.fr/musique/01012340978-la-musique-contemporaine-est-prisonniere-des-fausses-avant-gardes

UNE COLERE SPECTRALE.

Longtemps, Guy Lelong a entretenu une admiration passionnée pour le mouvement spectral en général, et pour l’œuvre de Gérard Grisey en particulier. Cela l’honore. Mais cette passion fait naître en lui une colère qui l’égare sur des chemins sinueux, et même douteux. Ces chemins sont ceux du ressentiment, de l’aveuglement, du mensonge, et de l’amalgame sommaire. Je ne soupçonnais pas que la musique spectrale pouvait avoir sur le système nerveux de certains mélomanes des effets aussi perturbateurs !

Le chemin du ressentiment. Lorsque son panthéon personnel n’est pas admiré avec le même enthousiasme qu’il le souhaiterait, Guy Lelong s’en prend alors à ceux qui occupent le panthéon des autres. C’est un vieux procédé qui consiste à descendre Paul pour rehausser Pierre. Comme s’il existait ici un principe de vases communicants. En mettant les néo-tonaux et les acteurs de la musique saturée pêle-mêle dans le même sac – c’est plus facile pour taper dessus – il pense que cela suffira à redorer la gloire posthume de Grisey et celle de Dalbavie. Il n’hésite pas à « dire sans prétention » qu’avec ce dernier, ils ont « été les seuls (…) à repenser le un renouvellement du genre de l’opéra » et qu’une telle audace aurait même été la raison de la déprogrammation, en 1998, de leur spectacle musical au festival Agora ! Il se sert de mauvaises réflexions esthétiques comme d’une arme pour mieux se faire voir et entendre. Il ne réussit même pas à dissimuler que son intérêt pour d’autres compositeurs relève moins d’une plaidoirie en leur faveur que d’un désir de promotion et d’illustration de lui-même. Fort heureusement, la musique spectrale peut très bien se passer d’une protection à ce point teintée d’amertume ! Lorsqu’on apprend que « la musique spectrale, initiée au milieu des années 1970, constitue, un siècle plus tard, l’équivalent musical de l’impressionnisme pictural » on doit d’abord comprendre que ce n’est pas d’une anticipation maladroite sur l’année 2070 qu’il s’agit, mais de l’idée que la musique aurait mis 100 ans pour digérer ce que la peinture avait initié à la fin du XIXème siècle ! Fort heureusement, la musique spectrale peut aussi bien se passer d’une défense à ce point anachronique !

Le chemin de l’aveuglement (culs-de-sac). Si le courant spectral et la musique répétitive des USA ont, selon Lelong, apporté un contrepouvoir nécessaire aux « dictats » du sérialisme des années 50 et 60, comment ne peut-il pas s’apercevoir que c’est justement parmi certains héritiers du spectralisme et du répétitivisme américain que l’on trouve aujourd’hui beaucoup d’acteurs du mouvement néo-tonal ? Peut-on être aveugle et sourd à ce point ? Je vis aux USA depuis près de 7 années pendant lesquelles j’ai pu constater que l’accès à certaines grandes institutions, telles les orchestres symphoniques, y était réservé aux musiques qui préservent la résonance naturelle ainsi que la métrique régulière. On ne peut évidemment pas accuser le mouvement spectral d’avoir enfanté ces musiques, comme on accusait Karl Marx d’avoir inventé les goulags. Mais force est de constater que la recherche de la consonance et du tempo régulier a trouvé dans les musiques néo-tonales des terrains d’atterrissage confortables, bien loin des risques qui avaient présidé à leurs décollages aventureux. Marc-André Dalbavie, interviewé par Magnus Lindberg (naguère deux représentants du courant post-spectral) à New-York l’an dernier, a d’ailleurs, sous l’impulsion de ce dernier, reconnu que cet héritage ne le concernait plus. Guy Lelong ne craint pas la contradiction et n’hésite pas, dans le même article, tout à la fois d’affirmer que l’IRCAM n’a (depuis 1992) fait découvrir aucun compositeur (à part Martin Matalon), et de déplorer que récemment son festival Agora a donné la part trop grande à de jeunes créateurs se regroupant au sein du mouvement du « son saturé » ! Andrea Cera, Luca Francesconi, Mauro Lanza, Hanspeter Kyburz, Yan Maresz, Hector Parra, Alberto Posadas, Roque Rivas, le regretté Fausto Romitelli, Francesca Verunelli, et beaucoup d’autres n’ont de toute évidence pas attiré son intérêt. Alors comment accorder du crédit à ces lignes dans lesquelles le constat amer tente, trop laborieusement, de prendre l’apparence d’une réflexion esthétique et qui, en outre, cachent mal le mépris des acteurs de la création musicale des générations montantes ?

Le chemin du mensonge. Guy Lelong va jusqu’à alléguer que Laurent Bayle, directeur artistique de l’IRCAM entre 1986 et 1992, aurait plaidé la cause de Pascal Dusapin contre celle de Gérard Grisey. Certes, Grisey n’a produit que peu d’œuvres à l’IRCAM quand Dusapin n’en a pas produit une seule ! Comme Lachenmann ou Sciarrino, mais pour des raisons fort différentes, Dusapin n‘a jamais voulu utiliser les moyens technologiques, voilà tout. Il n’y a aucun mal à cela. Ceux qui le voulurent – comme moi qui collabore aux recherches de cet Institut depuis 1981 jusqu’à aujourd’hui – n’en ont nullement été empêchés. Là encore, où sont les fondements de ce que Lelong avance, et qu’il étale sans la moindre gêne dans un des principaux quotidiens nationaux ?

Le chemin de l’amalgame sommaire. Nous voici arrivés au sommet. La tarte à la crème magistrale : la démocratie et l’art ! On est enchanté d’apprendre que Grisey, à la fin de sa vie, était reconnaissant à Boulez d’avoir permit l’émergence de « l’hétérophonie à densité harmonique et temporelle variable ».Voilà qui nous rassure ! On apprend surtout que, ainsi que Jacques Rancière l’a « montréet cette fois sérieusement » (merci de le préciser !) à propos de Flaubert, chez qui l’égalité de traitement des sujets était liée à la démocratie, on apprend donc que « tous les sons se valent » pour les musiciens spectraux ! On retrouve ici cette vieille utopie qui veut assimiler des notions philosophiques ou sociales, comme celle de liberté ou de démocratie, à des « comportements sonores ». Déjà Xenakis et Cage avaient tous deux, chacun à sa manière, brandi l’étendard de la liberté contre la rigueur qui enfermerait les sons dans une pensée déterministe. Ce furent là des idées simplificatrices, et ce qui peut être entrevu chez Flaubert ou Proust, en matière de représentation du réel par le langage, ne saurait être transposé de façon aussi simpliste dans la musique. Si tous les sons se valaient chez les musiciens spectraux, on ne comprendrait pas pourquoi ils ont si peu abordé l’écriture vocale, pourquoi Grisey n’a jamais écrit une seule œuvre pour piano solo ou quatuor à cordes. Les musiciens, ceux du mouvement spectral comme les autres, ont un langage propre qui se plie parfois difficilement à la présence de certains sons. De là à imaginer que le peu de place accordé par quelques décideurs politiques à un art où tous les sons se valent – et qui lui préfèrent des formes simplistes où néo-tonalisme et néo-avant-gardisme se côtoient – constitue un abus de pouvoir, il n’y a qu’un pas que Guy Lelong n’hésite pas à franchir. Car pour lui, c’est la démocratie qui serait en jeu ! « Il est temps que la passation de pouvoir, à laquelle aujourd’hui beaucoup aspirent, gagne aussi les lieux de l’art » et pour cela « il faut rendre aux compositeurs et aux musiciens les instances décisionnaires des institutions qui sont aussi aujourd’hui confisquées par des administrateurs qui n’en ont pas la compétence ». Voilà le remède miracle ! Mais, comble d’incohérence : ne nous a-t-il pas dit quelques lignes plus haut que ces mêmes institutions, si durement incriminées, étaient le fruit de la volonté d’un compositeur et musicien de premier plan ? Faudrait-il que l’histoire se répète encore ?

La création musicale contemporaine n’est malheureusement plus guère représentée dans les médias et ce n’est pas grâce à ce genre d’arguments, bien que provenant de quelqu’un qui se dit y être attaché, que le public pourra prendre connaissance de la vitalité qui continue d’y régner. Les compositeur et les musiciens n’auront pas à remercier Guy Lelong, et ceux qui seraient tentés de le faire devraient se méfier d’une protection aussi boiteuse. Du moins ceux chez qui – comme lui prétend croire – « tous les sons se valent ».

Kyoto, 11 juin 2011