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IN SITU : réflexions sur la grande forme.

La grande forme m’intéresse tout particulièrement lorsqu’elle développe un réseau riche et complexe de renvois, de rappels, d’allusions, de prémonitions, lorsqu’elle fait que plusieurs moments communiquent entre eux à des distances temporelles éloignées. Notre perception du temps est hétérogène et « polyphonique », pour reprendre ce terme musical auquel je ne peux trouver aucun synonyme réel. J’entends par là que nous avons très souvent la sensation de plusieurs couches de temps superposés et que ces temps interfèrent les uns avec les autres. Un souvenir, parfois ancien, vient modifier notre présent et celui-ci nous fait projeter un avenir. J’aime penser que la musique doit être le reflet du tissu temporel que nous éprouvons dans la vie de tous les jours. C’est une autre façon de dire que la musique doit être avant tout « organique ».

Depuis quelques années, j’utilise un procédé auquel j’ai donné le nom de « Grammaires Musicales Génératives », qui m’aide à réaliser ces grandes formes. Parfois, ce procédé s’applique à l’œuvre entière, parfois – comme c’est le cas dans In situ – il n’intervient qu’à certains moments. Ce procédé consiste à construire des « phrases » à partir d’entités sonores déterminées (cela peut-être un motif, une figure, mais aussi une simple morphologie sonore ou encore une situation particulière comme un soliste face à un groupe) qui s’enchaînent dans un ordre précis. Cet ordre finit par acquérir un sens musical précis car il détermine les relations qu’entretiennent ces entités entre elles : par exemple, tel événement A se situera toujours avant l’événement B, ou tel événement C sera toujours associé à tel événement D. Je construis alors de nouvelles phrases en changeant légèrement la structure de départ et en modifiant peu à peu les relations entre les événements. Cela donne des phrases qui s’enchaînent suivant des logiques diverses mais n’implique nullement une expression particulière. Je peux décrire ce procédé par une métaphore : lorsqu’on veut exprimer une idée, il faut penser à l’idée en soi mais aussi au moment où l’on va l’exprimer. Ces idées se trouvent alors à des moments parfois très éloignés les uns des autres et c’est ce contact au delà de toute successivité qui m’intéresse dans la composition des grandes formes. Il s’agit donc des grandes durées mais ce n’est pas tant la longueur de l’œuvre que sa richesse formelle dans le temps qui m’attire dans les grandes formes musicale. A ce titre, certaines œuvres de Morton Feldmann, comme son second quatuor à cordes dont la durée avoisine 6 heures de musique ininterrompues, ou encore le quatuor de Luigi Nono qui déploie une expression unique sur plus de quarante minutes, ne m’apportent pas ce que j’aime dans les grandes formes. Mais si la grande forme est une de mes préoccupations majeures dans la création musicale, j’aime aussi son exact opposé, la forme brève, l’aphorisme, la concentration sur une idée qui n’est pas destinée à se développer. Dans la composition pour 2 pianos et orchestre sur laquelle je travaille en ce moment, un des mouvements n’excèdera pas 10 secondes pendant lesquelles « tout doit être dit ». De ce point de vue j’aime autant la 10ème Bagatelle opus 119 de Beethoven que sa sonate Hammerklavier, autant Webern que Mahler, autant Borges que Joyce. La forme brève est comme une photo que l’on prend pendant un voyage, alors que la grande forme est ce voyage lui-même. Et, comme dans tout voyage, je souhaite que le paysage ne soit pas trop monotone, et que le temps soit habité par des sensations riches et diverses.

Dans une grande durée, il existe des moments qui finissent par prendre une certaine autonomie dans notre mémoire par rapport au tout. C’est en pensant à cela que j’ai composé In situ. Ce sont ces « moments » indépendants qui ont attirés mon attention au début. L’œuvre n’a pas été composée en suivant la chronologie qui est la sienne dans la rédaction finale. Je d’abord composés des moments sans trop savoir dans quel ordre j’allais ensuite les disposer. En écrivant cela, je fais explicitement référence à la Moment-Form, chère à Stockhausen, que je ne suis pas rigoureusement mais dont je garde quelques souvenirs. Ces « moments » sont caractérisés par des centres à l’intérieur desquels la musique se cristallise sur des expressions très individualisées. Il y a ainsi des « pluies de sons », des « surfaces tremblées », des « échos », des « effondrements », des « déflagrations », des « colonnes sonores » qui agissent comme des centres de gravités dans le temps et qui sont reliés, soit par des transitions, soit par des séquences hétérogènes composées de textures plus hétérogènes, plus complexes et ambiguës. Je me suis ensuite efforcé à brouiller les pistes, c’est-à-dire à rendre flou le passage d’un moment à un autre, comme cela se passe le plus souvent dans notre réalité psychique mais aussi dans la nature : on passe le plus souvent d’un paysage de montagnes à un paysage de plaines par degrés successifs.

In situ a pour objet la situation géographique. C’est la disposition spatiale des groupes instrumentaux qui a été, pour une grande partie, à l’origine de cette musique. Il y a sur scène un ensemble de solistes qui est groupé en familles homogènes : les bois, les cuivres et les cordes. En face de lui se trouve à un orchestre à cordes, puis le grand orchestre, lui, est dispersé tout autour du public. Sa disposition semble chaotique, en tout cas non-conventionnelle. Les bois et les cordes ne sont pas regroupés en familles homogènes mais constituent des petits groupes individuels. Cependant dans cet apparent désordre se créent des symétries : les percussions forment un carré autour de la salle, tout comme les 3 groupes de cuivres se répartissent dans un triangle, si les flûtes et les clarinettes se situent au devant gauche et au centre droit du public, les hautbois et bassons sont, eux, au devant droit et au centre gauche, etc. Ainsi l’auditeur aura une image sonore homogène en face de lui et celle-ci deviendra hétérogène dès qu’elle se répartira dans la salle autour de lui. L’espace joue également un rôle déterminant sur la manière dont les sons vont circuler dans la salle : parfois les aigus sont à l’avant et les graves à l’arrière, comme si une immense partition était inscrite dans la salle et qu’on puisse suivre les évolutions graphiques de haut en bas comme on suit les mouvements sonores de l’aigu au grave. Très souvent j’ai dessiné les situations et les mouvements spatiaux avant d’avoir écrit la moindre note. Dans In situ les lieux d’où proviennent les sons sont aussi importants que les sons eux-mêmes.

Philippe Manoury,
Strasbourg, le 1er août 2013