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À la recherche de l’opéra de notre temps, entretien réalisé par Christian Longchamp (2017)

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Philippe Manoury est l’un des grands compositeurs actuels. Quelques jours après sa création mondiale à la Ruhtriennale, son dernier opéra est créé en France, dans sa ville d’adoption, sur la scène strasbourgeoise de l’Opéra national du Rhin. Avec le metteur en scène Nicolas Stemann, le compositeur a développé un processus de création original qu’il a évoqué pour nous, au printemps dernier, à trois mois de la naissance de Kein Licht. Cette œuvre réalisée à partir du texte éponyme de l’écrivaine Elfriede Jelinek qu’il qualifie de Thinkspiel, « jeu de la pensée » ou « pensée en jeu », ravive la mémoire de la catastrophe nucléaire de Fukushima, en 2011. Cette première production d’opéra de la saison est fiévreusement ancrée dans notre époque.

Christian Longchamp [1] : Vous vous présentez souvent comme un « chercheur en musique ». Pouvez-vous nous préciser ce que vous entendez par-là ? 

Tous les grands compositeurs ont été des chercheurs et des expérimentateurs. Dans mon cas, le mot recherche prend un autre sens. Je me définis comme chercheur car j’utilise des technologies numériques, donc une technologie relativement récente, si l’on considère que la technologie électronique remonte aux années 1950 et que les techniques numériques datent, elles, des années 1980. Tout est encore en développement. Il y a beaucoup de choses à découvrir dans ce domaine. Je m’occupe notamment de ce qu’on appelle la musique électronique en temps réel, de la musique produite par des ordinateurs au moment de son écoute, sans enregistrement préalable. Comment la représenter, comment écrire cette musique ? J’ajoute qu’à l’instar des chercheurs en sciences, ce travail spécifique m’amène à faire des découvertes que je n’avais pas prévues et qui peuvent s’avérer essentielles dans le développement d’une composition.

Pour l’œuvre que vous présentez à l’Opéra national du Rhin, vous avez décidé de travailler dans une collaboration étroite avec un metteur en scène, Nicolas Stemann, à partir d’un texte de l’auteure autrichienne Elfriede Jelinek. Vous avez pris l’habitude de qualifier de « Thinkspiel » cette nouvelle création. Comment s’est développé ce travail en commun ?

Ce travail est toujours en cours. Nous sommes à la fin du mois de mai et la création mondiale aura lieu dans un peu plus de trois mois à la Ruhrtriennale. Une des particularités de ce « Thinkspiel » est que je n’arriverai pas aux répétitions avec une partition achevée. L’idée n’a pas été de « déposer de la musique le long des vers » comme on a pu le dire dans la tradition de l’opéra, afin, ensuite, de « déposer une mise en scène le long de la musique » si je puis dire, comme ce fut le cas pour les quatre opéras que j’ai composés auparavant. Non, ici je compose volontairement une partition qui laisse des zones d’ouverture pour rendre l’ensemble plus malléable. Par exemple, à certains endroits, j’indique « voix parlée » sans savoir à ce stade la partie du texte de Jelinek qui sera dite par un acteur ; nous le déciderons avec Nicolas Stemann au cours des répétitions. Un des éléments qui m’intéressent beaucoup dans ce projet, c’est la réflexion sur la temporalité, sur le temps du théâtre et le temps de la musique. Le temps du théâtre est un temps libre ; le metteur en scène est libre de donner des indications de rythme qui lui semblent les plus justes pour son projet. Le temps de la musique, lui, est un temps extrêmement rigoureux, un temps de contraintes ; il y a un tempo, un nombre de mesures, des proportions, etc. Je veux que ces deux temporalités s’interpénètrent. Je vais demander à la musique d’épouser le temps du théâtre et pour cela, les technologies en temps réel sont magnifiquement adaptées car elles nous permettent de faire durer artificiellement un son, l’étirer. Je vais en retour demander aux comédiens d’intégrer une forme de structuration temporelle qui les obligera, par exemple, à dire un texte durant deux ou trois mesures ; les acteurs seront donc guidés par le chef d’orchestre. J’aime l’idée qu’on se demande tout le temps si c’est du théâtre ou de la musique en rendant poreuses ces deux couches musicale et théâtrale.

Comment allez-vous traiter la voix parlée ?

L’une des autres spécificités de ce travail s’inscrit dans ce que je fais à l’Ircam depuis des années sur la voix parlée, précisément. La voix parlée contient une mélodie. C’est une matière musicale. Selon la situation, la voix suit des inflexions. Je vais transformer ces inflexions vocales en une sorte de récitatif. La voix parlée tombe un peu n’importe où. En parlant, on ne produit jamais de vrais si b ou do #, ou alors c’est le fruit du hasard. Je vais transposer les hauteurs de la voix parlée sur les hauteurs musicales qui vont rejoindre, par exemple, ce que joue l’orchestre. Je cherche ainsi à trouver une zone intermédiaire entre le théâtre qui est parlé et la musique qui est chantée, une zone d’ambivalence où l’auditeur ne peut pas vraiment dire si c’est parlé ou chanté.

Après plusieurs sessions de travail au cours des derniers mois avec Nicolas Stemann, les répétitions à Paris au mois de juillet, puis dans la Ruhr dans les semaines qui précéderont la création mondiale vont vous permettre de trouver une forme définitive à Kein Licht. Vous n’arriverez pas au début des répétitions, nous l’avons compris, avec une partition définitive que les chanteurs auront préalablement étudiée et mémorisée. Que développez-vous à ce stade du processus ? Des modules ?

Oui, exactement, des modules. Nous avons la chance de travailler en toute liberté sur le texte que Elfriede Jelinek a écrit après la catastrophe de Fukushima. Il n’est pas linéaire, il ne va pas d’un point A à un point B. Elle nous a laissés libres d’intervenir à notre convenance, ce qui nous permet évidemment de l’intégrer avec plus de facilité dans la forme que nous développons. Il nous faut donc tout construire, construire en particulier une dramaturgie. C’est ce que nous fixerons lors des répétitions. Au début du mois de juillet, j’aurai créé un certain nombre de modules. Celui sur lequel je travaille actuellement, par exemple, est destiné aux quatre solistes-chanteurs et consiste en une conversation chuchotée. Nous verrons ensuite à quel moment nous l’intégrerons dans la composition finale et, surtout, dans la mise en scène.

Avez-vous déjà livré une partition aux chanteurs ?

Oui, ils reçoivent des modules au fur et à mesure. J’envoie des scans de mes partitions – que j’écris encore à la main – à mon éditeur qui les grave et qui les envoie aux chanteurs qui sont conscients que l’ordre dans lesquels ils les reçoivent ne sera pas l’ordre du spectacle. Il y des modules longs, de grandes scènes, d’une quinzaine de minutes, de plus de trois cents mesures, qui forment des séquences. Ces modules ont une forme définitive, si je puis dire. Mais d’autres vont bouger car, j’insiste sur ce point, j’ai vraiment tenu à ce que le théâtre pénètre la musique. Au terme du processus, une fois que le travail avec Nicolas Stemann aura permis la dramaturgie définitive de Kein Licht, il y aura une partition finale, fixée dans ses détails. Mais cela n’arrivera qu’au moment de la première pour ainsi dire.

Qu’en sera-t-il de la spatialisation du son dans ce spectacle ?

Ce sera un élément important. La particularité de cette production, c’est qu’elle sera présentée dans des lieux très différents qui ont tous des acoustiques et des spécificités propres. Nous commencerons par une friche industrielle à la Ruhr, puis ce seront deux théâtres à l’italienne à Strasbourg et à Paris, une « blackbox » au Luxembourg, etc. J’en ai conclu que les haut-parleurs ne pourront être placés que face au public et sur les côtés, mais non derrière lui.

Quelles sont les tessitures vocales que nous trouverons dans Kein Licht ?

Dans ce récit à plusieurs voix et sans personnage, j’ai tenu à avoir trois femmes et un homme. Il y a donc une soprano colorature, Sarah Maria Sun, qui est une chanteuse spécialisée en musique contemporaine, elle a travaillé longtemps au sein des Neuen Vocalsolisten de Stuttgart. Il y une mezzo-soprano, Olivia Vermeulen. Et enfin, il y a une contralto, Christina Daletska, avec laquelle j’aime beaucoup travailler, et un baryton, Lionel Peintre. Sans oublier deux acteurs allemands, Niels Bormann et Caroline Peters, qui a reçu le prix de meilleure actrice allemande en 2016.

Et qu’en est-il de la nomenclature de l’orchestre ?

C’est plutôt un ensemble. United Instruments of Lucilin, sera en partie sur scène, au lointain. C’est un ensemble de douze musiciens (5 cordes, 5 vents, un piano et une percussion) que je compte utiliser par petits groupes tout d’abord, avant de former un ensemble dans la seconde partie du spectacle.

Il n’y aura donc pas de musique préenregistrée ?

Non. Tout sera créé en temps réel. Il est question que je sois sur scène avec des ordinateurs, au plus près des interprètes, pour déclencher des processus, mais cela pose d’autres types de problèmes : pour bien mixer la musique électronique il vaut mieux être dans la salle. J’utilise des programmes que j’ai déjà eu l’occasion d’utiliser dans d’autres compositions mais qui prennent symboliquement une valeur particulière dans ce projet. Il s’agit d’un système que l’on nomme les chaînes de Markov qui forment des partitions virtuelles qui se créent en temps réel et qui se régénèrent elles-mêmes. C’est un formalisme mathématique qui permet de gérer les successions, c’est-à-dire la probabilité d’avoir telle ou telle note après une note donnée. Cela crée des chaînes de successivité. Ce sont comme des réactions en chaîne. Évidemment, en raison du contenu qu’évoque Kein Licht, la catastrophe nucléaire, ce système s’imposait. Ces chaînes de Markov vont symboliser ces réactions nucléaires en chaîne qui ont causé la catastrophe. J’ai mis en musique – ce seront deux arias – les deux équations qui ont permis la possibilité de libérer l’énergie nucléaire : l’équation d’Einstein et l’équation de Schrödinger. À partir du moment où ces équations seront prononcées, quelque chose va démarrer qui ne sera plus maîtrisable. Ce sera un traitement en temps réel d’une musique qui deviendra un peu folle, qui génèrera un sentiment de vitesse incontrôlable jusqu’à un black-out. L’homme a inventé des machines très sophistiquées qui, à un moment, lui échappent et le laissent totalement impuissant. C’est l’un des thèmes de cet opéra.

Est-ce que vous sous-entendez que la machine, vos logiciels, vont vous surprendre, vous, le compositeur, par les sons qu’ils produiront ?

Je vais même plus loin : j’aimerais que les chanteurs et les comédiens soient eux-mêmes surpris et perturbés par le surgissement de sons qui n’apparaîtront pas aux mêmes moments selon les représentations.

Vous avez une longue relation avec le Japon et sa culture. Elfriede Jelinek a écrit la version originale de Kein Licht dans les semaines qui ont suivi la catastrophe nucléaire de Fukushima. Est-ce que le choix de ce texte-là est lié aussi à votre intérêt pour cette civilisation ?

La vérité est que c’est Nicolas Stemann qui m’a proposé ce texte. Je suis allé au Japon quelques semaines après la catastrophe pour un séjour d’études de trois mois pour rencontrer des musiciens traditionnels japonais car j’aime beaucoup cette musique. J’en ai profité pour aller au théâtre ; j’y ai vu des spectacles de nô et de bunraku, cet extraordinaire théâtre de marionnettes qui remonte au xviie siècle, originaire d’Osaka. C’est là que j’ai été convaincu que l’opéra contemporain devrait s’ouvrir à d’autres formes pour casser ce rituel où l’on retrouve systématiquement un orchestre dans la fosse, des chanteurs sur scène qui interprètent des personnages, etc. Ces spectacles m’ont vraiment bousculé et m’ont amené à réfléchir à d’autres types de narration et à d’autres dispositifs. Comme, par ailleurs, il est arrivé à Stemann, dans ses spectacles de théâtre, d’attribuer l’interprétation d’un personnage à plusieurs acteurs, cela m’a confirmé qu’ensemble nous pouvions trouver une forme inédite pour Kein Licht. Je ne cherche en rien à imiter un modèle japonais, bien sûr. Mais la dissociation du personnage et de son interprète que l’on trouve dans cette tradition du bunraku m’intéresse beaucoup. Cela a vraiment contribué à m’éloigner des sempiternels codes de l’opéra que nous connaissons depuis Monteverdi.

Comment vous situez-vous par rapport à l’histoire de la musique occidentale ? Vous avez beaucoup d’intérêt pour d’autres traditions musicales, japonaises, par exemple, comme vous nous l’avez indiqué ; vous n’en restez pas moins un compositeur français du début du xxie siècle…

Ma relation avec l’histoire de la musique occidentale est très forte. L’œuvre de Wagner est pour moi capitale. Sur mon piano, vous trouverez d’ailleurs des partitions de Wagner que je déchiffre et que je joue très souvent depuis longtemps. Par ailleurs, je suis en train de développer une analyse complète et très détaillée de Wozzeck d’Alban Berg. Je peux vraiment affirmer que j’ai un lien très fort et vivant avec la tradition, et particulièrement avec la tradition germanique. Je dois bien avouer que l’opéra italien ne m’a jamais vraiment touché… Je suis, par exemple, fasciné par la prosodie de Berg ou de Strauss. Chez eux, la compréhension du texte est extraordinaire. Dans Les Soldats de Zimmermann, en revanche, le traitement de la voix provient de Webern. Les mots sont désarticulés et l’on en perd la signification. Pourquoi pas, par moments, évidemment. Mais un tel traitement systématique des mots produit de l’abstraction là où nous espérions un récit. Pour une cantate, ce traitement extrême peut avoir de l’intérêt. Pour un opéra, il faut être prudent. Le texte est, pour moi, une donnée fondamentale que je cherche à valoriser au mieux. Berg est à ce titre tout à fait exceptionnel. Son traitement de la voix est vraiment un modèle. Il est aussi frappant de noter, chez lui aussi, comment une situation dramatique oriente, voire transforme la musique. C’est le cas par exemple dans le deuxième acte de Wozzeck. La forme sonate qui ouvre cet acte est bouleversée par la tension dramatique. Dans ma réflexion sur des œuvres destinées à la scène, ce genre de détails a pour moi une grande importance : la manière dont la forme musicale est envahie par le drame.

Pourriez-vous, pour conclure, donner à nos lecteurs cinq conseils d’enregistrements qui vous sont particulièrement chers ?

… Je dirais… les Meistersinger de Wagner sous la direction de Karajan, Tristan sous celle de Carlos Kleiber, les Variations Diabelli par Sokolov, Jeux de Debussy, dirigé par Boulez, et les Rückert Lieder de Mahler par Margaret Price. Comme vous pouvez le noter, uniquement des œuvres de la fin du xixe et du début du xxe siècle…

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Richard Wagner, Die Meistersinger von Nürnberg

Dir. : Herbert von Karajan

Staatskapelle Dresden

EMI

Richard Wagner, Tristan und Isolde

Dir. : Carlos Kleiber

Staatskaleppe Dresden,

Deutsche Gramophon

Ludwig van Beethoven, Variations Diabelli, Op.120

Grigory Sokolov

Naïve

Claude Debussy, Jeux

Dir. : Pierre Boulez

The Cleveland Orchestra

Deutsche Gramophon

Gustav Mahler, Rückert Lieder

Margaret Price

Forlane

[1] Christian Longchamp est dramaturge.