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RESPONSABLE DE CHAQUE SON – Entretien croisé avec Karlheinz Stockhausen (1998)

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Entretien avec Karlheinz Stockhausen et Philippe Manoury, réalisé en français par Cécile Gilly au Conservatoire de Dijon le 12 décembre 1998 dans le cadre du festival Why Note de Dijon.

Karlheinz Stockhausen, vous avez une très longue expérience ; j’ai calculé que vous aviez quarante-sept ans d’activité dans l’électronique. Vous avez commencé dans les années 1951-1952 avec une Étude « aux mille collants », qui avait été réalisée au studio de l’ancienne RTF à Paris, dirigé, à l’époque, par Pierre Schaeffer. Et vous, Philippe Manoury, vous faites partie d’une autre génération, vous avez vingt ans d’expérience dans la musique électronique et la première pièce que vous avez réalisée, en 1979, s’intitule Zeitlauf. Vous vous êtes très souvent réclamé de Karlheinz Stockhausen, notamment en ce qui concerne la musique électronique. Pourriez-vous nous dire en quoi Karlheinz Stockhausen vous a séduit lorsque vous étiez un jeune compositeur ?

Philippe Manoury : Quand je faisais mes études, dans les années 1970, à Paris, je voyais deux types de population de compositeurs : ceux qui écrivaient de la musique purement instrumentale et ceux qui réalisaient de la musique purement électronique, comme par exemple les membres du Groupe de Recherches Musicales (GRM). Il faut dire que ces deux populations, si on peut les nommer ainsi, ne se rencontraient jamais ; ceux qui pratiquaient la musique électronique ne faisaient pas de musique instrumentale, et ceux qui faisaient de l’instrumental ne faisaient pas de musique électronique. Moi, je venais du monde instrumental et j’avais l’impression d’être coincé sur une planète entre deux ethnies qui n’avaient rien à voir l’une avec l’autre. Comment cela pouvait-il marcher ? Je me demandais : « Faut-il que je choisisse, ou est-ce que je peux faire les deux ? » Jusqu’au jour où vous, Karlheinz Stockhausen, je vous ai vu, lorsque vous êtes venu à Paris, dans les années 1970. La première fois que je vous ai rencontré, c’était lors de la création de Mantra. À ce moment-là, j’ai vraiment vu que c’était possible. Vous aviez composé, de manière séparée, des musiques sur bande magnétique et des musiques d’orchestre ; cela ne posait aucun problème conceptuel de s’exprimer musicalement avec des instruments qui datent de la Renaissance, une lutherie ancienne, et avec des moyens de synthèse complètement nouveaux. Vous l’aviez fait, c’était donc possible.

Et en même temps – car la prise de conscience a eu lieu en même temps –, lorsque j’ai écouté Mantra, j’ai entrevu qu’autre chose était possible. Non seulement c’était réalisable séparément, c’est-à-dire que le cerveau d’un compositeur pouvait s’exprimer avec les moyens de la synthèse et avec les instruments de manière distincte, mais il était aussi possible de les mettre ensemble, d’unir les moyens de la technique et les moyens traditionnels. Depuis cette époque-là, mon problème a été résolu ; je n’ai plus eu à choisir. Il est vrai que l’exemple que vous avez donné m’a tout de suite ouvert les portes. Mon choix était fait. Le choix que j’ai poursuivi jusqu’à aujourd’hui, c’est celui d’utiliser les instruments de la synthèse sonore et les instruments traditionnels en même temps. Il faut ajouter que la création de Mantra m’a également ouvert les yeux sur ce qu’on appellera plus tard « l’électronique en temps réel ». Pour moi, cela a représenté à la fois la résolution d’un problème et l’ouverture vers de nombreuses possibilités que la musique de Stockhausen m’a montrées, indépendamment du fait que cette musique m’était aussi familière au niveau purement instrumental. J’avais beaucoup analysé des partitions comme Gruppen, Kontra-Punkte et les Klavierstücke ; donc, pour moi, c’était vraiment un modèle qui m’a donné une véritable direction, dans laquelle je me suis ensuite engouffré.

Karlheinz Stockhausen, je vous retourne la question. Quand vous avez commencé, dans les années 1950-1951, aviez-vous aussi quelqu’un qui vous a montré la voie ? Je crois que vous étiez tout seul.

Karlheinz Stockhausen : À l’époque de mes études, Heisenberg, Einstein, Mondrian, Webern étaient très importants. On avait compris qu’une nouvelle ère des sciences naturelles – et la musique est aussi une science naturelle, à mon sens – avait commencé. C’était surtout la recherche à l’intérieur du son qui était importante pour nous, musiciens. Pour la première fois, on a pensé à une synthèse des sons, et il était clair que les moyens traditionnels pour produire des sons étaient extrêmement limités, à cause de cette nouvelle conception selon laquelle un son possède de nombreux aspects, qui requièrent une composition, et tout d’abord une organisation qui corresponde à notre conscience moderne des atomes et de la construction de notre univers. C’est pour cela que je sais, depuis cinquante ans, que je vis dans une période de transition entre deux grandes époques. Reste qu’un son produit par n’importe quelle source sonore est relatif. C’est-à-dire que ce son, ou une série de sons, peut servir à une organisation qui s’inscrit dans le fil de la composition traditionnelle, dans laquelle on ne fait pas trop attention aux degrés précis des timbres, des intensités et de toutes les hauteurs sonores, et pas seulement de la gamme chromatique.

L’intégration de tous les phénomènes sonores qui existent, en mettant à part les instruments de musique, demande une recherche et une formation des musiciens qui s’est développée depuis 1950-1951. Et ce que Philippe Manoury vient de décrire, c’est certainement la situation de la majorité des jeunes musiciens. J’ai eu de nombreux élèves, et j’ai constaté qu’ils ne savent pas quoi faire, parce qu’ils voient cette nouvelle demande de la nature de la musique d’être organisée au même niveau artistique que les hauteurs de sons, et que tous les paramètres du son doivent être organisés d’une façon égale. Mais c’est très difficile et cela demandera au moins deux siècles avant que l’on trouve les moyens pour, par exemple, déterminer une échelle des degrés dynamiques qui corresponde à la finesse des gammes de hauteurs actuelles.

Quant aux timbres, j’ai déjà commencé en 1951 à écrire des séries de timbres que j’avais élaborées en studio pour avoir vraiment une progression équidistante entre un son donné et un autre son donné, pour transformer un son en n’importe quel autre son. C’est encore aujourd’hui un problème. Même si cela devient plus facile avec certains moyens techniques, la majorité des musiciens se refusent à apprendre ce métier, à passer une grande partie de leur vie dans un studio afin d’étudier les sons et d’apprendre les nouvelles méthodes d’organisation des sons avec cette conscience de la relation totale entre grande forme et microforme. Et c’est la base de tous les problèmes psychologiques ; mes meilleurs étudiants en composition ont finalement refusé de travailler dans les studios parce qu’ils ont compris que ce n’était pas leur nature. Pour penser comme un acousticien ou comme un technicien, il faut une nature autre que celle d’un musicien traditionnel. Il ne suffit pas d’avoir une bonne écoute, de déchiffrer parfaitement la musique écrite pour les instruments traditionnels et de savoir orchestrer d’une manière efficace. Il s’agit de créer des sons que l’on ne connaît pas, d’inventer des sons et, surtout, de mettre tous les sons d’une composition à un niveau où les caractéristiques sonores sont équilibrées et mises en balance par le compositeur comme par l’interprète. Alors, comme je l’ai annoncé, il reste beaucoup à faire, dans la musique spatiale, dans l’organisation des timbres, dans les nouvelles gammes de degrés dynamiques, dans l’organisation micro-rythmique qui dépasse le rythme du corps du musicien. J’ai composé un grand nombre d’œuvres avec électronique qui dépassent les possibilités des muscles des musiciens. Toute la musique créée depuis le début de l’humanité a été basée sur les muscles du corps humain ; et ce dernier ne peut pas effectuer des mutations aussi vite. Avec les moyens techniques que nous avons découverts, nous pouvons créer un temps musical tout à fait différent de ce que nous pouvons faire avec les mains, les pieds ou la voix.

Nous vivons une véritable révolution historique, et c’est en réalité une évolution d’une époque musicale à une autre. Presque tout exige que nous étudiions la matière musicale de manière nouvelle, avec une nouvelle conscience et de nouveaux moyens. Il faut naturellement que toute l’éducation musicale se rende compte de cette situation et que les professeurs se précipitent et fassent apprendre tout ce que je viens de décrire.

Philippe Manoury, vous avez pris le train en marche puisque vous êtes arrivé en 1979. Vous avez eu recours à d’autres technologies que celles de Stockhausen, parce que la technologie a évolué. Vous enseignez également. Vous venez d’entendre Stockhausen : quelle est votre position par rapport aux compositeurs qui se confrontent aux nouvelles technologies, et à quels problèmes vous êtes-vous confronté lorsque vous avez commencé à travailler avec le monde instrumental et l’ordinateur, puisque vous avez toujours mélangé ces deux mondes ?

Ph. M. : Quand j’ai commencé, je suis passé directement à l’étape de l’ordinateur. Je n’ai pas pratiqué les techniques traditionnelles de studio. Cela ne change rien à ce que vous avez dit, au niveau de la connaissance de la structure interne du son, et sur la manière d’analyser le son.

Karlheinz Stockhausen, vous n’avez pas l’air d’accord.

K. S. : Non, cela change beaucoup, parce que cela éloigne le son du « corps ». Alors tout ce que j’ai fait avec un magnétophone, avec des ciseaux, avec des collants et avec des générateurs, des boutons, des potentiomètres, etc., c’était une tout autre manière de traiter le son, surtout à l’écoute directe. Toute ma vie, j’ai tracé des courbes dynamiques à la main, et c’est toujours le cas aujourd’hui avec Pro Tools, logiciel avec lequel j’ai travaillé ces deux dernières années. Je sens que cela s’éloigne de plus en plus de moi et je suis furieux contre les nouveaux appareils parce qu’ils ne sont pas aussi rapides et subtils que l’étaient les potentiomètres et les magnétophones traditionnels. J’ai traité les magnétophones comme s’ils étaient une partie de mon corps, comme une voiture et même encore mieux qu’une voiture. Il en est de même pour les filtres et les générateurs. Mais, maintenant, avec ces écrans électroniques et les ordinateurs, on a un grand éloignement. C’est très dur avec les nouveaux appareils, parce qu’on attend, on attend, et l’on n’est pas dedans ; cela veut dire que l’appareil ne réagit pas comme avec l’analogique.

Ph. M. : Les nouveaux moyens, avec le temps réel, réunissent l’action physique, comme vous le dites, qui permet de contrôler, et une action sensorielle. Il est vrai qu’à une certaine époque, lorsqu’on a utilisé pour la toute première fois les ordinateurs en musique, il fallait attendre parfois des nuits de calcul pour avoir deux secondes de son. Et si le lendemain matin, on n’était pas satisfait du son, il fallait envisager encore une autre nuit de calcul. On ne pouvait communiquer avec des machines que sur un mode purement numérique et non gestuel. Les moyens nouveaux qui sont développés depuis lors, au niveau des systèmes en temps réel, permettent fort heureusement de récupérer cet outil gestuel. C’est-à-dire que l’on peut très bien connecter un système de synthèse avec un potentiomètre physique, et stocker ensuite la valeur. Au niveau de l’apprentissage d’un musicien, ce que vous avez dit est vrai ; l’essentiel pour un compositeur, quand il se confronte à ces médiums, que ce soit l’ordinateur aujourd’hui ou les magnétophones autrefois, est qu’il n’y a pas d’histoire, sinon très récente. Ce n’est pas quelque chose qui nous est légué comme l’harmonie, le contrepoint, l’orchestration, la fugue. Tout doit venir de l’expérimentation, c’est ainsi que l’on apprend. On découvre la nouveauté de ces sons en les utilisant et c’est par l’expérimentation qu’on peut ensuite parvenir à une vision de la composition. Mais on ne peut pas composer comme lorsqu’on est dans sa chambre, avec un papier et un crayon, en écrivant la musique qu’on mettrait ensuite sur une machine. Ça ne marche pas. Il faut avoir, tout de suite, le feed-back de la machine ; il faut apprendre à fréquenter ces sons-là pour pouvoir les organiser. Effectivement, cela demande beaucoup de temps. Il y a maintenant des machines, surtout avec la venue des ordinateurs – et je vous rejoins tout à fait —, qui permettent assez facilement d’obtenir certaines choses toutes faites, des séquenceurs, qui donnent l’illusion pour beaucoup de compositeurs jeunes que l’on va réussir à faire une composition à peu de frais. C’est un très gros problème, parce que ce n’est qu’une illusion ; on s’aperçoit que ces musiques-là vieillissent très vite.

Au-delà des nouvelles technologies que vous utilisez se pose un autre problème, celui de la diffusion. Je crois que vous êtes confrontés tous les deux à la même question. Vous vous retrouvez dans des salles traditionnelles, ce qu’on appelle des salles à l’italienne, vous installez des haut-parleurs, vous travaillez avec huit ou douze pistes et il vous faut spatialiser une salle de concert qui, à l’origine, n’est pas prévue pour cela. Vous, Karlheinz Stockhausen, vous avez tenté de résoudre parfois ces problèmes en superposant des colonnes de haut-parleurs ; je crois que vous avez réussi à le faire à la Scala de Milan. Mais vous n’avez pas toujours la possibilité de trouver une salle qui vous convienne : on en a fait l’expérience ce matin lors de la répétition.

K. S. : Presque toutes les salles de concert, dans le monde entier, sont faites pour une musique monophonique. Vous vous trouvez devant un orchestre ou un piano et vous écoutez toujours le son provenant d’une seule source. Si vous êtes à droite devant un orchestre et que vous êtes abonné à une série de concerts, alors vous n’entendrez que les violoncelles, et si vous êtes à gauche vous entendrez plus fort les premiers violons. C’est monophonique et cela ne change pas le jugement musical, mais au moment où le son bouge, même en stéréo, cela change beaucoup. Les premières œuvres que j’ai composées pour trois orchestres, quatre chœurs et quatre orchestres étaient écrites avec l’idée de faire bouger le son et avec l’idée que la direction d’un son est aussi importante que la hauteur de ce son, en premier lieu, et que sa durée, son intensité et son timbre. Et cela pose des problèmes parce que les salles sont faites pour une conception monophonique, même les salles les plus coûteuses comme la Philharmonie de Cologne qui est comme un amphithéâtre grec. À Berlin, c’est la même chose, la salle est construite pour voir un chef et des abeilles autour. C’est vraiment fait ainsi, même le fond est une grille qui est concentrée sur la position du chef. C’est une conception totalement absurde, le résultat d’une musique qui était jouée sans chef du temps de Bach. Même à l’époque de Mozart, de Beethoven, le chef ne comptait pas ; il y avait quelqu’un qui devait synchroniser l’ensemble et corriger ici et là la dynamique et donner le tempo. Mais maintenant, on pense que c’est lui le créateur de la musique, de l’atmosphère… C’est un malentendu. À mon avis, il faut voir le moins possible ce qui se passe pour produire le son, pour très bien écouter le résultat sonore et ne pas toujours se concentrer sur les gestes. Bien sûr, certains gestes peuvent aider à comprendre la musique, mais la plupart du temps, on se fixe sur quelque chose qui n’est absolument pas important. La cause incombe à la façon dont les salles de concert sont construites. J’ai proposé d’autres manières, j’ai travaillé avec des architectes. Nous avons donné des concerts dans la sphère de l’Exposition universelle d’Osaka en 1970, devant plus d’un million de personnes. Pour à peu près 6 500 personnes, chaque jour, j’ai exécuté ma musique avec vingt et un solistes ; de la musique électronique à travers cinquante haut-parleurs autour du public placé au milieu d’une bulle au niveau équatorial. Il y avait des haut-parleurs au-dessous, sur les côtés, avec dix anneaux de haut-parleurs. C’était déjà pas mal, et grâce à un appareil à manivelle je pouvais faire bouger le son d’un chanteur dans l’espace pour le faire voler, comme un oiseau, dans cet auditoire.

J’ai toujours cherché par la suite des situations comparables, mais cela s’est développé différemment en Europe comme en Amérique. Nous sommes, comme vous le savez, dans une époque de restauration extrême, alors la mono, c’est très bien pour tout le monde, et pour ce qui est de la stéréo, je ne sais pas. Je ne connais pas les situations particulières de la plupart des gens. Mais quand on considère la quadriphonie, par exemple dans Gesang der Jünglinge qui date de 1954-1956, pour la première fois dans l’histoire de la musique, il y a eu quatre groupes de haut-parleurs autour du public ainsi que des rotations des sons à des vitesses différentes. Tous les chœurs issus d’une voix d’un petit garçon, superposée à elle-même, jusqu’à seize couches, volaient comme les chœurs des anges qui ont des ailes assez remarquables. Ensuite, je n’ai jamais cessé d’écrire chaque composition pour une configuration spéciale en ce qui concerne la projection spatiale. Toutes les œuvres ont une spatialisation différente, à huit pistes, multidirectionnelle, avec les musiciens qui courent à travers le public en jouant, en chantant. Mais les architectures de notre époque ne sont pas conçues pour cela. Les architectes ont complètement nié ce développement, et cela va durer encore au moins un siècle avant qu’il n’y ait, en Europe, quelques auditoires qui permettent la diffusion spatiale autour du public. Déjà dans les années 1950, j’ai dit que je voulais arriver le plus tôt possible à obtenir un son qui traverse la salle et qui vole juste devant le nez d’une dame. Je suis au pupitre de mixage et je peux même arrêter le son devant cette dame pour la troubler.

Je veux qu’un son devienne ce qu’il est vraiment, un volume de matière d’air qui vibre, un volume qui puisse être dirigé, et que des volumes de grandeurs différentes puissent être contrôlés par le compositeur. C’est l’avenir, vous pouvez en être sûrs. Nous avons déjà fait, pendant les années 1950, des expériences avec l’air ionisé. On peut tirer avec des canons acoustiques vers un nuage chargé d’air ionisé pour faire résonner un certain volume d’air dans un espace donné. Peut-être ne comprenez-vous plus cela, parce qu’il faut vivre dans la forêt, dans la nature, pour comprendre l’importance de la direction du son, de la vitesse du son qui vient d’une direction inattendue, mais ce sera un nouvel aspect de la musique de l’avenir. Cela a commencé dans notre temps, comme tout ce dont je viens de parler ce soir. Alors, nous sommes au début d’une époque complètement nouvelle en ce qui concerne la connaissance de la matière sonore, de l’air, des espaces.

Philippe Manoury, vous avez également été confronté à ces problèmes de spatialisation, mais avez-vous été aussi loin dans l’envie de faire vibrer tous les sons d’une salle ou d’obtenir une spatialisation que Karlheinz Stockhausen décrit comme assez maximum et qui est quelquefois assez difficile à réaliser ? Jusqu’où êtes-vous allé dans vos travaux, dans vos dernières pièces ?

Ph. M. : La réalisation est une chose, mais je crois que ce qui importe, c’est d’avoir une vision utopique par rapport à ça. S’il n’y a pas le désir de dépasser une certaine limite fournie par les conditions actuelles, les choses n’avancent pas. Et ce que vient de dire Karlheinz Stockhausen est vrai, c’est-à-dire que la politique culturelle des salles de concert et des orchestres montre que, finalement, toute l’économie musicale est tournée vers un fonds de commerce de la musique du passé ; c’est la manière dont sont conçus les concerts, les programmations d’orchestres. À l’époque où vous avez composé Gruppen, Carré, d’autres compositeurs ont aussi produit d’autres types de musiques avec diffusion spatialisée. Et l’on aurait pu penser que les responsables de salles de concert et les directeurs de festivals auraient pris conscience de cela, auraient édifié des salles ou même proposé à des compositeurs des commandes dans lesquelles ils pourraient, en effet, jouer sur ces conditions spatiales pour créer de nouvelles configurations sonores. L’exemple actuel montre que, en fin de compte, quand un directeur d’orchestre passe une commande à un compositeur, c’est toujours pour la glisser entre une symphonie de Mendelssohn et une œuvre de Debussy[1]. Et on lui dit qu’il faut respecter les conditions données. Donc, on s’aperçoit que toute l’utopie de cette direction, qui consiste à faire évoluer les éléments sur lesquels sont bâties les musiques traditionnelles, est neutralisée par une situation où les choses restent en place, puisque ce qui rapporte le plus d’argent, c’est la musique du passé. Cela marche avec ces conditions économiques. Ce n’est pas tant le public qui serait particulièrement frileux, comme on l’entend souvent dire, mais plutôt les organisateurs de concerts qui ont peur que le public ne suive pas.

Vous en avez fait l’expérience vous-même, je crois savoir, au festival Musica à Strasbourg. On vous a commandé une pièce en 1985 qui s’intitulait Aleph, pour quatre groupes d’orchestre installés dans une salle, face à face, et le public était au centre. Et vous avez découvert cette année, en arrivant, que la pièce était jouée frontalement.

Ph. M. : Oui, parce qu’ils avaient changé l’architecture de la salle pour la rendre beaucoup plus apte à l’exécution du plus grand nombre de musiques possible. Et comme le plus grand nombre actuellement est basé sur une disposition frontale, fatalement les choses vont dans cette direction. Heureusement, c’est là que l’électronique nous donne une satisfaction parce que, même si les salles ne sont pas toujours adéquates, il est toujours beaucoup plus facile de disposer des haut-parleurs comme on le désire pour créer des illusions et des mouvements sonores. Là, on peut avoir un contrôle beaucoup plus précis et plus fort sur ces dimensions, et ce qui est intéressant, c’est que maintenant les systèmes électroniques sont couplés avec les systèmes instrumentaux. C’est-à-dire que l’on est à une époque où l’électronique et l’instrumental arrivent à se mélanger, et l’on peut alors créer l’illusion qu’un son instrumental peut voyager, même si le musicien reste toujours à la même place.

Je reviens à cette idée de spatialisation : vous avez écrit, Philippe Manoury, la pièce Fragment pour un portrait, qui était aussi disposée en groupes séparés, et vous avez dit vous-même que, finalement, cela marchait beaucoup mieux quand on la jouait en disposition frontale. Cela veut dire que l’on ne peut pas disposer les musiciens n’importe comment, parce qu’ils sont peut-être trop loin du chef d’orchestre. Même si l’on doit, Karlheinz Stockhausen, renoncer au chef à un moment donné, on a quand même besoin de lui pour diriger un groupe de musiciens, sans pour autant lui mettre un projecteur sur le nez.

K. S. : Nous parlons de nouveau d’une époque de transition historique ; cela va venir, tranquillement. Quand je peux – par exemple dans le train —, j’étudie tout ce qui se passe dans le domaine spatial, c’est-à-dire les vaisseaux ; on conçoit, maintenant, des planètes artificielles. Essayez d’imaginer un instant ce que cela donnera dans cinquante ou cent ans. On peut prévoir, en mesurant la vitesse de progression entre le premier voyage vers la Lune et aujourd’hui, ce qui se passera en 2012. On ira sur Mars, cela coûte déjà 800 milliards de dollars, mais on s’y prépare.

Le problème, c’est que l’humanité, actuellement, n’est pas tellement intéressée par une évolution de la musique, mais beaucoup de gens sont intéressés par le fait d’aller sur une autre planète et même, si possible, de sortir du système solaire. Dieu sait pourquoi. Il y a des secrets que nous ne connaissons pas. De nombreux livres de science-fiction parlent des émigrants de cette Terre qui veulent aller ailleurs parce que, dans cinquante ans, nous serons 10 milliards et nous risquerons de nous dévorer les uns les autres. Le problème est différent. Pour ceux qui ont le pouvoir maintenant, la musique n’a pas l’importance qu’elle a eue durant la grande époque de la musique européenne, lorsque les empereurs, les rois, les princes, les archevêques commandaient (pas toujours de façon agréable) aux grands compositeurs toutes les grandes œuvres qui représentent actuellement le contenu du marché musical. La composition musicale était tributaire des commandes des puissants, qui étaient eux-mêmes des expérimentateurs, des personnes curieuses. Ils voulaient savoir où allait cet art : « Faites quelque chose, on verra ce que ça donne. » Il n’était pas uniquement question de musique fonctionnelle, destinée à être utilisée au quotidien, prête à être consommée sans le moindre effort. Il existait au contraire un grand nombre d’esprits qui voulaient aussi contribuer à cette découverte artistique. Et surtout, la première musique d’art en Europe a été créée, comme vous le savez, par des moines qui ne voyaient pas de public et qui n’avaient même pas conscience de ce que cela pouvait être. Il fallait découvrir de nouvelles manières de noter, inventer la première musique polyphonique à deux et à trois voix, etc. C’est ainsi que s’est développée la musique de notre grande culture ; et nous nous trouvons maintenant de nouveau à ce moment-là. Nous avons parlé des musiciens qui travaillent dans les studios ; il s’agit du même travail que ce que faisait chaque semaine un compositeur comme Bach, qui écrivait toute l’année pour l’Église. Il fallait si possible une petite cantate chaque semaine et, après quelques semaines, les petites cantates étaient rassemblées en une grande cantate. C’étaient des praticiens ; les fils de Bach copiaient la musique pendant la semaine.

À présent, pour la première fois depuis la grande dichotomie entre compositeurs et interprètes, le compositeur est obligé de travailler avec la matière sonore et d’être responsable du résultat sonore. Cela n’avait jamais existé, depuis que cette planète tourne, qu’un compositeur soit complètement responsable du résultat acoustique, enregistré pour toujours. Il ne peut pas dire : « Ce sont les interprètes qui l’exécuteront un jour, mieux que moi. » Presque la moitié de mes œuvres est conçue de façon que le résultat soit définitif. Par exemple, Gesang der Jünglinge, qui est maintenant en disque compact, est meilleur en cassette à quatre pistes s’il est correctement diffusé dans une salle avec la bonne installation des haut-parleurs. Et c’est moi qui suis responsable de chaque son ; une telle situation n’avait jamais existé dans l’histoire. On peut dire alors que Karlheinz Stockhausen est responsable de tout dans Kontakte, dans Gesang der Jünglinge, dans les Studien I et II, jusqu’à ma dernière œuvre qui m’a demandé trois ans de travail et qui dure cent quarante-quatre minutes : la musique électronique de Freitag aus Licht. C’est beaucoup de travail et j’en suis le seul et unique responsable.

Imaginez où tout cela va nous mener. Si un musicien est formé dans un conservatoire et que son professeur lui dit : « Tu seras responsable pour toujours du résultat acoustique. Peu importe comment tu façonnes ta pièce, ce sera conservé pendant mille ans. Et tu seras responsable, personne d’autre ! » Cela changera, totalement, la philosophie de chaque musicien et des interprètes aussi. On ne dira plus : « On va refaire cela l’année prochaine. » Non : « Tu es responsable. Et, maintenant, tu dois faire quelque chose qui soit la meilleure chose que tu es capable de faire à ce moment de ta vie. » Tout cela est dans l’air du temps et influence énormément notre conception du musicien, de la musique. On a touché le problème principal, je crois.

Oui, je voudrais revenir sur cette histoire de responsabilité. Nous avons entendu, mercredi soir, un concert autour de deux œuvres de Philippe Manoury avec ordinateur en temps réel qui sont Jupiter et En écho. Je ne pense pas, Philippe Manoury, que vous vous engagiez dans la même responsabilité, puisque tout le jeu de votre travail est de laisser, justement, cette liberté d’interprétation. Et, pour essayer d’expliquer le temps réel de façon très concrète, l’interprète peut jouer plus vite, plus fort, et l’ordinateur qui est programmé pour cela le suit. Donc, vous ne cherchez absolument pas à figer ou à fixer définitivement une interprétation dont vous auriez l’entière responsabilité.

K. S. : J’ai fait cela aussi.

Ph. M. : Bien sûr, vous l’avez fait, avec Mantra, par exemple, ou Mixtur. Ce qui m’intéresse, c’est de faire en sorte que la musique passe par un interprète. Je suis très attaché aux interprètes, parce qu’il y a une transmission qui fait que l’on écrit un texte. Je suis d’accord avec ce que vous dites sur la responsabilité, mais c’est un peu celle qu’aurait un cinéaste par rapport à un artiste de théâtre. Un cinéaste est complètement responsable de chaque plan, de chaque chose qu’il doit filmer, puisqu’il ne pourra pas revenir dessus ; une fois que le film est fait, il est fait. Dans la musique, on est toujours responsable au niveau artistique et esthétique. Au début des années 1980, je me suis aperçu que l’on pouvait entièrement synchroniser un instrument avec une partie électronique. C’est-à-dire que l’instrumentiste joue à son propre tempo et que la machine, la musique électronique, suit le tempo. Si le musicien veut faire un point d’orgue parce que l’acoustique est trop réverbérée, s’il lui prend l’idée de faire un accelerando ou un ralenti, il peut le faire puisque la machine peut le suivre. Mais aussi, je trouve qu’un instrumentiste, un grand pianiste, par exemple, possède une science extraordinaire du toucher du piano. Il ne peut sans doute pas l’expliquer, mais il sait qu’il y a un problème de poids musculaire qu’il va exercer sur les touches, qui fait qu’il va produire la musique avec une science absolument extraordinaire, aussi grande que celle qu’un scientifique peut avoir dans un autre domaine. Ce qui m’intéresse est justement de relier cette science des interprètes qui ont travaillé pendant des heures sur leurs propres instruments pour produire du son et faire en sorte que l’on réunisse ce savoir-faire et un autre, complètement nouveau, celui qui vient des instruments électroniques. Je suis responsable du son électronique mais je veux aussi que l’interprète puisse, par son intuition, par le travail qu’il fait avec moi et par notre collaboration, avoir également une responsabilité ; c’est-à-dire que la manière dont il va jouer de son instrument aura une influence sur le son lui-même.

K. S. : Oui. Vous avez cité Mantra et Mixtur pour orchestre avec modulateurs en anneau. En effet, cela existe aussi dans mon œuvre, mais je voudrais aller encore un peu plus loin. Je constate que, pour la première fois dans l’histoire, on a la responsabilité, en tant que musicien qui n’est plus seulement compositeur mais aussi compositeur interprète, de livrer un résultat, ne serait-ce qu’un mixage, une fusion entre interprètes et musique électronique. Un interprète est un moyen de faire vibrer l’air. Par exemple, à ce jour, j’ai édité à peu près quatre-vingts disques compacts, et je me sens responsable de pratiquement tous ces disques, parce que je me suis occupé des mixages et que j’ai passé jusqu’à trois, voire quatre mois sur certaines œuvres. L’année prochaine, je vais passer au moins trois mois dans un studio pour réaliser le mixage d’un enregistrement de musique électronique en présence, cette fois, d’interprètes. L’interprète est non seulement un créateur de musique, mais il peut aussi être le plus grand génie, le plus grand scientifique. Pour la première fois, la technique n’a pas donné seulement la possibilité mais aussi la responsabilité à un compositeur interprète de livrer des œuvres qui sont sa carte de visite. Cette carte dit : « C’est mon goût, c’est mon métier, c’est mon oreille, c’est ma musicalité. À vous de juger ! » Même s’il est envisageable, à l’avenir, de travailler de manière plus subtile encore, en raison des améliorations techniques, c’est néanmoins la première fois dans l’histoire qu’un musicien a la possibilité d’endosser cette responsabilité quant au résultat acoustique. Cela peut être, comme je viens de le dire, une synthèse de tous les moyens possibles, et c’est très important. Bien sûr, le temps de la production des œuvres est ralenti, mais en même temps, cela donne une nouvelle direction sur le plan de la qualité musicale et de la qualité esthétique et technique d’un musicien. Je crois qu’il faut prendre cela au sérieux, il faut que chaque musicien, quand il utilise des interprètes, répète avec eux jusqu’à pouvoir dire « maintenant, c’est parfait, nous enregistrons en multipiste ». Ensuite, je vais faire le mixage et j’y passe le temps nécessaire jusqu’à pouvoir dire qu’il n’y a plus rien à changer. Voilà le résultat. L’humanité peut désormais en juger. D’abord en stéréo. Ou alors en multipiste, car tout le monde peut déjà s’équiper d’un tel dispositif. C’est une nouvelle étape dans l’évolution.

Philippe Manoury, vous n’êtes peut-être pas très loin de ce travail que décrit Karlheinz Stockhausen, puisque vous travaillez aussi avec des interprètes privilégiés. On a souvent entendu votre pièce Jupiter jouée par Sophie Cherrier, Pluton a connu différents interprètes. Mais quand vous avez réalisé et que vous avez porté sur disque le résultat, consacrant des nuits à réaliser le mixage, vouliez-vous aussi donner votre carte de visite ?

Ph. M. : Bien sûr. Ce que vient de dire Karlheinz Stockhausen est fondamental à ce niveau-là. Le disque n’est pas un concert ; quand on fait un disque, qu’y a-t-il qui n’existe pas dans le concert, pour l’instant ? C’est là toute la dimension spatiale, parce que la plupart des gens n’ont que deux haut-parleurs chez eux, donc il faut simuler. Dans la pièce que j’ai réalisée dernièrement, si l’on est bien en face des haut-parleurs, il est possible de simuler une disposition quadriphonique, c’est-à-dire que l’on a une perception en trois dimensions de la musique. Au concert, l’auditeur est vraiment à l’intérieur de l’espace. En revanche, l’avantage du disque par rapport au concert, c’est qu’on peut le réécouter plusieurs fois. Et cela doit venir d’un travail très intense, comme les séances que j’ai passées dans les studios en vue de la production du disque d’une pièce d’abord destinée au concert. À partir du moment où le disque existe, il est vrai que tout le manque que je ressens au niveau de l’espace, par rapport à la diffusion de la musique, est compensé par un travail sur le mixage où chaque couche doit être travaillée séparément, et les unes avec les autres de manière à obtenir le maximum d’intelligibilité de toute la polyphonie.

K. S. : Et on va voir venir la fameuse chambre culturelle, que j’ai vue lors de l’Exposition universelle d’Osaka en 1970. On a, dans sa maison, une chambre entourée de haut-parleurs et un écran de 360 degrés, comme une bulle, et l’on peut entrer dans un monde artistique en déclenchant un porteur d’informations, de n’importe quelle sorte, un disque avec un ordinateur. L’on se trouve dans un monde dans lequel la présence physique des interprètes, comme ce soir et demain, est pratiquement accessible à tous les hommes. Ce n’est pas possible en réalité. Seules de rares personnes ont eu le privilège de voyager dans une ville aussi longtemps que certains de mes interprètes qui travaillent avec moi, comme mon fils Markus. Markus travaille avec moi depuis l’âge de seize ans, et il en a maintenant quarante et un. C’est le meilleur trompettiste que j’ai rencontré ; je l’ai aussi formé. Il y a d’autres interprètes. On ne peut atteindre ce niveau de qualité qu’avec certains interprètes qui travaillent très longtemps et régulièrement avec le compositeur, et qui ont fait des milliers de concerts. Mais c’est un énorme privilège de rencontrer ces musiciens. Un jour, ce sera certainement possible grâce à des événements multimédia enregistrés en films en trois dimensions et avec le son circulant autour de l’auditeur, du spectateur. C’est l’avenir, pour pratiquement tous les hommes. Qui a eu la chance d’assister à tous les concerts que j’ai donnés cette année ? Ce n’est pas possible. Nous avons donné partout des concerts, avec des ensembles réputés, comme le Chœur de la Radio de Cologne. Nous avons fait un voyage en Europe où j’ai dirigé plusieurs grands orchestres. Mais cela ne concerne qu’un public de 2 000 personnes dans une ville. Cela ne compte pour rien en tant qu’événement direct. Il faut envisager une situation dans laquelle chacun peut participer à cette évolution de la qualité de la nouvelle musique qui est en train de se développer.

Philippe Manoury, vous n’avez peut-être pas la chance de travailler avec des interprètes qui vous suivent, comme le décrit Karlheinz Stockhausen. Rêveriez-vous aussi d’avoir un groupe d’interprètes fidèles avec lequel vous réaliseriez vos pièces ?

Ph. M. : Je ne me trouve pas dans la même situation. Je travaille avec des interprètes privilégiés, qui collaborent avec moi depuis plusieurs années. C’est un choix. Et il ne faut pas oublier que l’écriture musicale, telle qu’on la pratique depuis toujours en Occident, est une écriture qui peut être la plus précise possible sur le papier, mais qui s’appuie toujours sur une tradition orale permettant de nouer le contact avec le compositeur. On aimerait bien savoir ce que Bach disait à ses violoncellistes quand il travaillait avec eux. Cette dimension est perdue. On ne dispose que des partitions et de quelques écrits.

K. S. : Les œuvres que j’ai écrites, surtout pour les groupes de solistes plus ou moins nombreux, sont toujours le résultat de répétitions qui ont duré des semaines. J’ai remanié chaque détail de la partition, qui décrit la musique non seulement avec des notes, mais aussi par des textes qui indiquent tous les gestes, tous les mouvements et les positions dans l’espace. Il y a aussi les films qui montrent ce que j’ai cherché à faire ; ainsi, on aura des modèles pour l’avenir. Les musiciens dont je parle, par exemple, ont donné cette année des cours du matin au soir, durant huit journées, autour de leurs instruments respectifs. Une élève de Suzanne Stephens a obtenu un Premier Prix de clarinette. À seize ans, elle a joué et dansé Harlekin comme on n’aurait jamais osé l’imaginer. On pensait que cela prendrait très longtemps avant qu’un être humain soit capable de faire cela ; et voilà, c’est arrivé. Il y avait plusieurs élèves de Kathinka Pasveer, de Markus, etc., qui sont maintenant en mesure de jouer les pièces, tous par cœur, bien sûr, avec les gestes et des mouvements écrits très bien étudiés et travaillés. C’est un miracle ; il y a beaucoup de jeunes musiciennes et musiciens qui sont très beaux à voir et qui jouent ces pièces. Comme dans la nature, il se forme alors, grâce à ces exemples, une nouvelle strate d’humanité. À mon avis, il est de notre devoir de donner les exemples qui sont soit enregistrés pour toujours, soit joués en concert par des musiciens modèles, et pas seulement transmis à travers une tradition orale où une personne donne ou décrit des exemples. En travaillant directement avec ces musiciens, une nouvelle tradition a commencé, doucement, en dehors des conservatoires.

Ph. M. : C’est curieux ce que vous dites là. Je le comprends très bien et je connais votre attachement à fixer les interprétations. Mais s’il y a quelqu’un qui m’a appris la possibilité d’introduire l’interprétation de la musique électronique, c’est vous. À l’époque, vous étiez le seul à avoir mélangé les instruments avec l’électronique. Et maintenant, vous avez un désir de tout fixer.

K. S. : Pas tout !

Ph. M. : Mais ne pensez-vous pas que, par exemple, dans cinquante ans ou plus, des gens pourront interpréter votre musique d’une manière différente, comme on interprète aujourd’hui la musique de Bach d’une façon probablement différente de la manière dont elle a été interprétée ? Ce qui m’intéresse beaucoup dans l’acte musical, c’est que le compositeur doit être le plus précis possible dans l’écriture de sa partition. Mais il faut que celle-ci soit aussi une proposition pour l’exécutant qui va l’interpréter. Lorsqu’aujourd’hui on écoute certaines interprétations, par exemple de pianistes du début du siècle (qui étaient reconnus comme de très grands pianistes), tel Paderewski, on se dit qu’il n’est plus possible de jouer la musique de cette façon. Les conditions et la manière de penser la musique ont beaucoup évolué depuis cette époque-là. Et je pense que, même si vous fixez beaucoup les choses, ne serait-ce qu’avec la vidéo, avec des enregistrements très précis, vous ne pouvez pas empêcher que des gens continuent à réfléchir sur l’interprétation, et cette interprétation va fatalement se modifier avec le temps.

K. S. : Pas fatalement, mais heureusement. La comparaison avec l’époque de Debussy , sans parler de Bach, n’est pas juste, parce que les tempi, les degrés dynamiques, etc., n’étaient pas vraiment déterminés et étaient laissés très ouverts. C’est à cause de cela que plusieurs interprètes actuels prétendent avoir leur propre version de chaque pièce. Pourquoi pas ? Mais la musique s’est développée de telle sorte qu’il est très important que la forme d’une composition soit aussi très précise au niveau du timbre, du degré dynamique et du mouvement spatial. Et de ce fait, on ne s’autorise plus la même liberté sur les paramètres, en comparaison avec la musique classique. Quand vous examinez les partitions produites jusqu’au XIXe siècle, vous remarquez que pratiquement rien n’est indiqué concernant les degrés dynamiques, comparé à ce que l’on écrit maintenant. Dans certaines compositions que j’ai écrites, ces aspects sont devenus très subtils.

L’évolution musicale dans deux ou trois siècles correspondra exactement à ce que je viens de décrire à travers le travail des élèves de Suzanne Stephens et Kathinka Pasveer. La finesse, la beauté se développent énormément à l’intérieur des détails signalés dans les partitions. Même les films donnent des indications sur ce qu’un homme de notre époque est capable de faire. Les hommes évoluent considérablement, tant physiquement que mentalement, et, bien entendu, ils trouvent suffisamment d’intervalles, si je puis dire, entre les intervalles que j’ai écrits pour approfondir cette finesse. Alors, l’avenir ne serait pas un ad libitum général comme c’est encore le cas aujourd’hui, en relation à la musique traditionnelle, mais tendra vers une mutation radicale du détail, de chaque petit changement, et par là vers une beauté croissante. Néanmoins, il existe certaines limites. Certaines interprétations sont tellement belles que l’on dit : « Voilà, c’est ça ! » Il faut être assez humble pour s’en contenter.

Ph. M. : Il y a quand même autre chose. À propos des dynamiques, vous avez parlé tout à l’heure de les noter précisément, et il est vrai que, par l’éducation actuelle, l’oreille humaine est moins habile dans la reconnaissance des différences de dynamiques que des différences de hauteurs. Si vous prenez le clavier d’un piano, vous avez 88 notes, et vous pouvez les mettre dans un sens différent, en les ordonnant du grave à l’aigu. Ordonner 88 niveaux dynamiques, par exemple, n’est pas du tout une chose aussi facile.

K. S. : Non, la perception existe dans chaque tête. J’ai travaillé pendant des années avec des ingénieurs du son et je leur ai fait prendre conscience que l’on entend jusqu’à un demi-décibel. Ils disaient : « Même trois décibels, personne ne l’entend ! » Et, par exemple, dans un mixage à huit couches polyphoniques, je change un demi-décibel et une couche devient inaudible. J’ai bougé le potentiomètre et ils m’ont dit que j’avais raison.

Il ne s’agit pas de la perception : elle est là. Je vous assure que nous entendons toutes les finesses entre 60 phones, chaque phone très clairement et même plus ; entre 40 phones, c’est-à-dire un petit bruit de feuilles dans le vent, jusqu’à 100 phones, le fortissimo d’une timbale d’un orchestre ou un départ d’avion. Alors, il y a 60 phones que nous pouvons écouter très précisément.

Le problème concerne le musicien qui doit calibrer cela ; c’est facile de se mettre devant un clavier et de rendre avec précision chacune des 88 hauteurs de son que l’on n’a pas besoin de connaître. On frappe une touche et le résultat vient du travail de l’accordeur du piano. C’est un peu plus difficile pour les chanteurs, mais ils arrivent à peu près à chanter une gamme chromatique, et cela dure depuis près de sept siècles. Et je parle plutôt des chanteurs de concert, même pas de l’opéra. À l’opéra, ils ont toujours un trémolo d’une tierce mineure.

Pour produire ce son, il faut des appareils que j’ai décrits dans plusieurs articles ; j’ai montré et dessiné ce qu’il faut faire pour que les musiciens possèdent un appareil, d’environ quarante centimètres, comme nous en avons à notre studio, avec une colonne lumineuse. Les musiciens jouent et, grâce à cela, peuvent voir la valeur de l’intensité. Un directeur musical, ou une personne qui dirige la répétition dans la salle, dit : « Encore un petit peu plus fort, s’il te plaît. » Le musicien observe attentivement, et quand il refait cela cent fois, il sait exactement à quelle intensité il doit émettre le son pour arriver à tel ou tel degré dynamique. Mais il faut passer beaucoup plus de temps à répéter une œuvre pour parvenir à une telle finesse dans une gamme dynamique comparable à une gamme de hauteurs de son, ou à une gamme de durées.

Les durées sont, comme vous le savez, encore très primitives. Tout est basé sur le rapport 1/2, quelquefois les triolets et les quintolets. Lorsque j’ai écrit les premiers 13olets en 1954, il y a eu une révolution dans l’orchestre que vous ne pouvez imaginer. Des 13olets : « Stockhausen est fou ! » Même des 17olets ! Maintenant, ce n’est plus un problème… sans musiciens. Alors qu’avec les musiciens, c’en est encore un. Mais on m’a dit que Gruppen pour trois orchestres, joué durant ces dernières semaines avec différents orchestres, n’a pas donné lieu à contestation ou à une grève, comme ce fut le cas en 1958. À l’époque, l’orchestre s’était arrêté, les musiciens s’étaient levés et avaient dit que c’était injouable et que ce n’était pas de la musique.

Cela change doucement, mais pour les degrés dynamiques, on a besoin de ces appareils. Dès le début, au conservatoire, les musiciens doivent avoir ces appareils pour mesurer exactement l’intensité à laquelle ils jouent ou chantent. Au fur et à mesure, ils apprendront à calibrer l’intensité jusqu’à une différence d’un phone. Avec d’autres moyens, je suis arrivé dans Inori à écrire 60 degrés de dynamiques qui fonctionnent très bien. Mais chacun des musiciens ne sait pas très bien comment cela marche ; en fait, c’est à cause des densités des nombres de musiciens qui jouent la même note, ce qu’ils ne peuvent pas savoir. Ainsi, j’ai obtenu une gamme, une échelle, comment dire… ?

Ph. M. : … logarithmique ?

K. S. : … une échelle logarithmique[2] des intensités pour augmenter l’énergie qui pousse l’air à un moment donné. On y arrivera, mais cela va durer un certain temps.

Ph. M. : Dans ce cas-là, on est toujours gêné par les conditions acoustiques qui sont beaucoup moins désagréables que dans le cas des hauteurs.

K. S. : Cela veut dire qu’il faudrait construire des salles dans les conservatoires qui soient comparables. Dans un futur proche, on saura comment faire une salle pour avoir la meilleure réverbération, par exemple, de 1,7 seconde.

Ce soir, vous allez entendre une salle extrêmement sèche, qui n’est pas du tout construite pour la musique ; c’est tellement sec que l’on en meurt ! Mais j’ai demandé aux techniciens : « Est-ce que vous n’avez pas quelque chose pour la réverbération ? » Ils m’ont répondu que oui. La réverbération n’est pas parfaite, parce que l’on entend le début de la réverbération après le son. Mais cela procure tout de même un certain volume au son qui est agréable et qui permet de percevoir le son assez longtemps, même quand il est court, pour s’en souvenir. L’écho est très important pour faire vivre le son. Alors, pour ce faire, les salles doivent être codifiées.

Paru dans le recueil : K. Stockhausen, Écouter en découvreur,

coll. Écrits de compositeurs, Éditions Philharmonie de Paris, janvier 2016.

[1] Je n’ai pas évoqué Debussy ! Peut-être Karlheinz Stockhausen a-t-il mal compris et associé le nom de « Paderewsky » et celui de « Debussy » ? Peut-être ai-je effectivement évoqué Debussy et que cette évocation a été ensuite supprimée de cette transcription ? (Note de Philippe Manoury)

[2]  J’ai effectivement proposé le terme « logarithmique » à Karlheinz Stockhausen qui l’a tout de suite accepté. Cependant il a commis ici une erreur dans le contexte dans lequel il l’emploie. L’échelle des 60 degrés dynamiques qu’il a utilisée pour Inori n’est pas une échelle logarithmique mais une simple échelle linéaire. Cela pose un problème à la perception qui, on le sait, est  de nature logarithmique. Pour que cette échelle soit pertinente au niveau de la perception, elle aurait dû suivre une courbe logarithmique et non linéaire. C’est d’autant plus curieux que Stockhausen a d’ailleurs lui-même appliqué ce principe logarithmique dans les réglages de ses fameux 12 tempi utilisés dans bon nombre de ses œuvres ultérieures. Pour donner une explication simple de ce principe logarithmique, il suffit de dire que pour provoquer une perception additive (une même quantité ajoutée) il faut utiliser un facteur multiplicatif. Si l’on utilise un facteur additif, ce que fait ici Stockhausen, la perception relèvera d’une courbe exponentielle, c’est-à-dire qui tend à s’aplatir et à disparaître à mesure que l’on ajoute les valeurs les unes aux autres. C’est ainsi que les demi-tons qui constituent les pas d’une échelle chromatique sont obtenus par multiplication (1,05936…), tandis qu’ils sont perçus comme rigoureusement égaux entre eux, donc comme le résultat d’une addition. (Note de Philippe Manoury)