Premier entretien avec Sarah Pieh : Berlin, 29 juillet 2014
Sarah Pieh : Philippe, tu étais « Porträt-Komponist » du Festival de Witten 2014. Est-ce que c’était la première fois qu’un festival allemand faisait cela ?
À ce point-là, oui. Je n’avais jamais eu encore une rétrospective aussi large, incluant d’ailleurs des créations. Cela m’a donné l’occasion de montrer plusieurs aspects de mon travail : des œuvres pour orchestre, pour musique de chambre ou pour musique électronique. Il y a dix ans, je n’étais pratiquement jamais joué dans les festivals allemands, je l’ai fait savoir et deux directeurs ont directement réagi : Hans-Peter Jahn à Stuttgart et Armin Koehler à Donaueschingen. Depuis, la situation a fort heureusement changé.
Tu es né et tu as grandi en « Province », comme disent les Français, en Corrèze. As-tu vraiment découvert la musique par hasard ?
Non je n’ai pas découvert la musique par hasard. Il y avait de la musique chez nous, mais ce n’était pas du tout la même sorte de musique que celle que je pratique aujourd’hui. Mon père était un spécialiste de l’accordéon, du folklore du Massif central. Cela dit, c’était dans un milieu rural et provincial qui n’avait absolument aucun contact avec la culture classique ou la musique savante. Lorsque je dis cela, je ne peux m’empêcher de penser qu’il existe une appropriation sociale de la musique savante qui a toujours été liée aux classes sociales dominantes, aristocrates, puis bourgeoises. C’est ensuite en allant à Paris – j’ai vécu à la campagne jusqu’à l’âge de 7 ans – que les choses se sont ouvertes à moi, mais ouvertes d’une manière assez particulière, parce que la musique était un refuge. Étant habitué à vivre à la campagne, Paris a été un choc violent pour moi, particulièrement mon premier contact avec l’école. La musique a été une manière de sortir du monde un peu noir et clos qu’était l’école.
Tu es donc arrivé dès l’âge de 7 ans à Paris. Quand tu as commencé tes études au CNSM au début des années 70, à quoi ressemblait le paysage musical parisien ?
Du côté de l’enseignement musical, on décelait encore les relents de l’entre-deux-guerres dans le sens où les compositeurs qui sont aujourd’hui reconnus comme des figures importantes – je parle de la génération des années 50, comme Stockhausen, Boulez, Berio, Nono, Ligeti – n’étaient absolument pas étudiés. On le faisait entre nous, ce n’était pas interdit, mais les classes d’écriture, d’analyse, ne les traitaient absolument pas. C’était un enseignement académique de bon niveau, même d’assez bon niveau je dirais, mais entièrement basé sur une conception de l’écriture traditionnelle tonale, et d’obédience très française. Je me rappelle que la grande figure dans les classes d’écriture en France était encore Gabriel Fauré, qu’on définissait alors comme le summum de l’harmonie pour l’écriture traditionnelle. Des compositeurs comme Richard Strauss, Mahler ou le premier Schönberg – et même le dernier Wagner – n’étaient pas enseignés. Le néo-classicisme français avec la figure de Cocteau, avec ce que cela comporte d’anti-germanisme, restait donc encore très présent. Bien sûr, il y avait quand même la figure de Messiaen qui jouissait d’un certain prestige. Boulez n’habitait pas la France. Xenakis et le groupe du GRM (Groupe de recherches musicales) de Pierre Schaeffer étaient très présents et l’École spectrale était en train de naître.
À quel moment as-tu découvert la musique électronique ?
Je crois que cela s’est passé dans le cadre de mes études au conservatoire de Paris. Dans ces années-là, ceux qui composaient pour l’électronique ne composaient pas pour les instruments, et vice versa. Beaucoup ont du mal à se le représenter aujourd’hui. Il y avait une scission très forte entre les deux et je me trouvais vraiment dans un dilemme car, venant de l’écriture traditionnelle, je ne maîtrisais aucune technique de l’électronique pour laquelle j’avais cependant une assez grande attirance. Il y avait donc la classe du GRM de Pierre Schaeffer dans laquelle je me suis inscrit comme auditeur libre – pour voir ce que cela donnerait. Mais le déclic escompté ne s’est pas produit. Je n’ai jamais pu adhérer à cette esthétique de la musique concrète, purement intuitive et sans bases théoriques. La personne qui m’a montré la voie, c’est Stockhausen. Il venait à Paris chaque hiver et donnait des concerts. C’est ainsi que j’ai assisté à la première de Mantra et découvert Kontakte, Hymnen, Telemusik, Gesang de Jünglinge, toutes ces œuvres extrêmement puissantes. Et j’ai pu découvrir que quelqu’un avait non seulement fait le pont entre les musiques électroniques et acoustiques, mais qu’il l’avait fait au sein de la même œuvre et de plus, comme dans Mantra, en temps réel. Ce fut-là véritablement une onde de choc. Le temps réel était certes rudimentaire à l’époque, mais c’est avec Stockhausen que je l’ai découvert. J’ai l’habitude de dire que Stockhausen est à la musique électronique ce que Monteverdi est à l’opéra. Ce n’est pas lui qui l’a inventé, mais c’est le premier qui en a dégagé une vision forte.
Mais alors justement le temps réel, « la musique du temps réel », c’est aussi le titre d’un ouvrage paru en 2012 et qui rassemble des entretiens avec Omer Corlaix et Jean-Guillaume Lebrun. Il me semble que tu as fortement marqué cette notion, peut-être même inventé. Qu’est-ce qu’elle veut dire exactement ?
La musique instrumentale est composée « en temps différé », c’est-à-dire que le temps qui est nécessaire à son écriture, à sa conception, n’est pas le temps réel de l’œuvre. Mais quand les interprètes jouent ensuite cette composition, alors nous basculons dans un temps réel pur. Les notes, qui ont été préalablement fixées sur du papier, sont destinées à produire des sons qui auront une naissance, une vie et une mort absolument unique et non reproductible. Ce sont deux facettes du temps, le temps différé, celui de la composition, et le temps réel dans lequel se loge l’interprétation. L’arrivée des ordinateurs très puissants dans les années 70 a soudain débloqué cette situation : les sons ne sont plus nécessairement prédéterminés dans toutes leurs composantes, mais sont calculés au moment même où on les entend. Ce faisant, on peut alors intervenir sur eux, les modifier, les contrôler, exactement comme le fait un interprète dans la musique acoustique. Ce qu’on appelle « temps réel » en musique correspond à la situation suivante : la machine effectue des calcule avec une vitesse telle que l’oreille ne peut pas la percevoir. Je n’ai donc pas inventé cette notion car elle appartient à l’univers scientifique. Mais disons que j’en ai théorisé ses aspects dans le domaine de la composition, dont un des plus visibles est la réintégration de l’interprétation dans l’univers de la musique électronique.
Après ce que tu as dit et pour illustrer un petit peu, je pense qu’on pourrait revenir à Witten et la création de Le temps, mode d’emploi pour deux pianos et électronique en temps réel par GrauSchumacher Piano Duo. Comment as-tu vécu cette collaboration avec le duo et qu’en retiens-tu pour ton travail de manière générale ?
C’était très bien, j’avais affaire à deux formidables pianistes, déjà par leur jeu et aussi parce qu’on sent très bien l’entente qu’il y a entre eux. Cette connivence se remarque tout de suite, comme avec un orchestre qui a passé plusieurs années avec le même chef, où il suffit d’un clin d’œil pour comprendre ce que l’on veut dire. Ils avaient une compréhension purement musicale, c’est-à-dire qu’ils sont « rentrés » dans la musique et ils ont essayé de la jouer comme un quintette avec piano ou un concerto, ils n’ont pas cherché à passer pas un prisme diffèrent mais ont abordé la pièce comme n’importe quelle œuvre. Bien sûr, je peux expliquer des choses en détail, mais s’il n’y a pas cette étincelle musicale au départ, dans laquelle la musique s’exprime en tant que telle, il y a quelque chose de fondamental qui se perd. Avec le duo, ça a été tout de suite très clair. Dans Le temps, mode d’emploi, l’électronique produit des structures qui se renouvellent à chaque fois. J’ai écrit la musique des deux pianistes de manière qu’elle leur laisse beaucoup de liberté, pour qu’ils puissent réagir à ce que fait l’électronique, alors qu’ils ne peuvent pas du tout la prévoir dans le détail les moments de grands silences et d’action. Je leur ai dit « c’est à vous de savoir quand vous allez jouer telle ou telle séquence ».
Nous avons parlé de la musique électronique, du temps réel, mais n’oublions pas que tu as composé ces dernières années un certain nombre de pièces pour orchestre qui témoignent de ton affinité pour les grandes formes, pour l’orchestre. Est-ce que tu te considères comme un « Orchesterkomponist » ? Et peut-on te ranger dans un tiroir, un courant, une école ?
Orchesterkomponist certainement, car je dis souvent que les deux médiums qui m’intéressent le plus sont le grand orchestre et l’électronique – cette dernière est d’ailleurs pour moi comme une sorte d’orchestre nouveau. Je compose assez peu de musique de chambre. C’est la vision du grand orchestre qui m’intéresse surtout, parce qu’elle offre une multiplicité de sources, et j’aime beaucoup cette pluralité des voix. Écrire pour orchestre, c’est comme jouer aux échecs. Les combinaisons sont infinies, même si on connait tous les règles.
Mais s’il fallait me « ranger dans un tiroir » comme tu le dis, je pense que cela ne serait pas facile. Je n’appartiens ni au courant post-sériel, ni au post-spectralisme, ni aux tendances bruitistes ou saturationistes, encore moins aux néo-tonalisme… Je dirais que le compositeur qui m’a d’abord influencé, c’est Wagner. La plasticité de sa musique, dans laquelle la polyphonie s’élargit et se rétrécit, et ces étirements et contractions du temps, demeurent toujours aussi impressionnants. Debussy évidemment, reste celui qui a fait voler en éclats les hiérarchies dans l’orchestre. Les cordes ne sont plus prédominantes, il distribue les poids de manière tout à fait nouvelle. Bien sûr Mahler, avec son temps suspendu et son contrepoint si singulier. Oui, ce sont ces personnes-là. Et dans le monde contemporain, je citerais Boulez et Ligeti. Boulez a trouvé des choses très intéressantes dans le domaine du temps avec l’orchestre. Comme il y a une très grande diversité d’éléments, d’individualités dans l’orchestre, il a trouvé des manières pour que chaque groupe puisse réagir avec une temporalité précise. Par exemple dans Répons, il y a des solistes placés autour du chef qui agissent relativement libres, alors que l’orchestre, sous sa direction, réagit de manière plus métrique. Cette interpénétration des couches temporelles entre elles n’est pas souvent remarquée alors que cela donne une tension dramatique à sa musique tout à fait singulière. Dans Pli selon pli, il y a des passages extraordinaires dans lesquels on écoute la musique sur des structures de timbres. Il faut suivre les harpes, les mandolines, les percussions, les cordes, et c’est par l’imprégnation des timbres que la musique prend forme. Ligeti a trouvé une poétique du temps et de l’espace très attirante. Parfois la musique semble venir de très loin, parfois elle paraît se figer comme dans une hallucination. Mais c’est vrai que ce qui m’intéresse maintenant dans la musique d’orchestre, c’est l’orchestre spatialisé.
Entretien réalisé par Sarah Pieh à Berlin le 29 juillet 2014.
Deuxième entretien : Cologne, le 21 mai 2016
Sarah Pieh : Notre dernier entretien date de l’été 2014. Le moment d’enchaîner et de revenir à certaines questions est arrivé. C’était dans le contexte de la création de Le temps mode d’emploi, juste après. Tu avais expliqué la notion de « temps réel » et montré à quel point le temps joue un rôle dans ta musique, mais aussi dans ton travail de compositeur. L’espace semble également y avoir sa place. Je te cite : « Ce qui m’intéresse le plus maintenant dans la musique d’orchestre, c’est l’orchestre spatialisé. ». Ta résidence à Cologne est un peu l’occasion rêvée pour mettre en œuvre ce désir, non ?
Oui, c’est venu à point nommé grâce à la complicité et l’amitié de François-Xavier Roth, qui a créé In situ avec la SWR à Donaueschingen. Quand il est arrivé à Cologne, il m’a proposé de donner une suite à cela, pas forcément de donner une suite à In situ, mais il a émis le désir que je l’accompagne dans sa position de chef d’orchestre à Cologne. Et je me rappelle, il m’a dit : « Il faudrait que tu viennes voir cette salle de Cologne [la Philharmonie de Cologne] pour que tu puisses imaginer quelque chose pour la salle ». Je lui ai dit que ça tombait très bien puisque In situ était déjà composée et je me suis dit que ce serait l’occasion rêvée pour repenser, remodeler l’orchestre en fonction d’une salle. Ce qui m’intéresse comme image, c’est l’idée d’avoir une salle-instrument, imaginer une salle comme un grand résonateur. Certes, la salle est un instrument puisqu’elle reflète de la musique, mais vraiment l’utiliser avec des images sonores qui sont dispersées. Cette résidence à Cologne était vraiment une aubaine parce que c’était quelque chose que j’avais en moi depuis longtemps, cette idée de repenser l’orchestre. J’ai une fascination pour l’orchestre, il m’a accompagné toute ma vie de musicien. Ce que j’ai fait pour In situ n’était pas du tout pensé pour cette salle, d’ailleurs on la jouera dans une autre salle ! C’est comme cela que l’idée d’un cycle est née, avec In situ en deuxième position. J’ai conçu Ring comme ouverture du cycle vraiment par rapport à cette salle.
C’est aussi le fait que tu deviennes compositeur de la ville de Cologne, en résidence pendant trois années, qui te permet de t’engager dans un projet de cette envergure. Tu l’as appelé la Trilogie Köln, que tu dis triptyque pour orchestre spatialisé. Est-ce que tu pourrais brièvement expliquer pourquoi tu désignes Ring comme le premier volet de ce triptyque ? Après tout, c’est In situ qui a été créée la première !
In situ est un concerto grosso, une pièce un peu plus complexe, qui fait intervenir un groupe de solistes très virtuoses sur scène [l’Ensemble Modern pour la création] et je me suis dit qu’il serait mieux de commencer par une véritable pièce d’orchestre qui soit de facture concertante. Je pensais qu’ouvrir le cycle avec In situ aurait été trop complexe et j’ai plutôt imaginé d’ouvrir avec une pièce d’orchestre dans laquelle les groupes sont séparés. Ring est vraiment une pièce d’orchestre comme une ouverture. In situ sera une seconde étape quand on écoutera le cycle dans sa totalité dans un même moment – ce que j’espère ! – et proposera plutôt quelque chose de concertant avec des parties solistes. Le cycle se terminera avec une grande pièce qui fera intervenir deux chœurs, un grand chœur amateur et un plus petit chœur professionnel. L’orchestre sera le cœur de tout cela, ainsi que des acteurs et quelques chanteurs solistes. J’imagine donc une forme de type « oratorio » beaucoup plus complexe et dramatique dans le sens où il y aura du texte et de la musique électronique avec des voix. Pour cela, j’attends d’avoir terminé Kein Licht, l’opéra sur lequel je travaille avec Nicolas Stemann. Nous effectuons un travail de recherche sur la voix parlée et la manière de traiter la voix parlée avec la voix chantée. Comment traiter la voix parlée avec l’informatique pour créer des récitatifs ?
Ce matériau sera ramené dans l’orchestre et cette troisième pièce sera beaucoup plus longue, j’imagine qu’elle pourra durer une soirée.
Mais alors, revenons à l’espace : on peut dire que les trois pièces ont en commun que tu disposes les musiciens dans la salle de manière assez dispersée. Dans Ring, le titre le dit, tu encercles un peu le public – dans quelle intention ?
D’une part, je considère l’espace comme une aide pour bâtir de la polyphonie. À partir du moment où on place les musiciens dans le même centre géographique, il faut écrire cela de manière très différenciée pour qu’on entende des différentes voix. Une écriture très contrastée est importante pour distinguer une voix d’une autre. En recherchant la polyphonie avec des voix qui se ressemblent, on a besoin de l’espace, car si une voix est à gauche ou à droite, l’espace crée lui-même la dimension polyphonique.
Même dans les salles de bonne acoustique ?
Oui, la musique devient une texture unique, alors que très souvent je la compose comme quelque chose de polyphonique avec des voix, ou disons des structures, très différentes. Par exemple, quand on a une voix qui bouge, ce que je fais dans Ring : avec l’orchestre Mozart, le noyau, des structures que cet orchestre joue voyagent dans l’espace, on entend des échos dans différentes parties de la salle. Pour moi, l’espace est générateur de polyphonie, c’est une chose qui m’intéresse beaucoup. L’autre chose, et je l’ai découverte pendant les répétitions, est que j’aime beaucoup les ambiguïtés en musique ; là, je suis très debussyste ! J’aime bien que les choses soient suffisamment complexes et ambiguës pour qu’une question se pose à l’auditeur. Il doit faire un pas vers la musique, ou elle doit lui poser des questions. Ce que j’ai remarqué pendant les répétitions, c’est qu’il est très difficile de savoir d’où vient la musique à certains moments, car on ne voit que les musiciens sur scène. L’auditeur se demande si ce qu’il entend est produit sur scène ou non ! On rejoint ici les préoccupations de l’électronique : le rapport visuel est caché, c’est une boîte noire et on ne sait pas ce qui va en sortir. Le geste d’un musicien renseigne déjà ! Quand il y a une ambiguïté entre ce que l’on voit et ce que l’on entend, les choses se compliquent, et à ce niveau-là ce qui se passe dans Ring est très satisfaisant. On entend plus que ce qu’on voit, comme quand on raconte une histoire et elle nous fait penser à autre chose, il y a tout un monde non réductible à l’histoire, qui s’ouvre, des associations se produisent, etc.
Je résume: deux raisons donc, pour lesquelles tu expérimentes avec l’espace. La première est d’ordre acoustique, la seconde plutôt sociologique, elle questionne l’écoute de l’auditoire. Une des conclusions serait que les salles devraient permettre de placer le public absolument partout, au moyen de fauteuils mobiles, supprimer la séparation entre la salle et la scène, etc.
Je dirais qu’il y a une autre raison, qui est historique : cela fait deux siècles qu’on reproduit le même orchestre, Haydn, Berio, c’est à peu près le même ! Les cordes devant, les bois derrière, etc. En découvrant le Japon, notamment, où les manières de constituer un orchestre et de faire du théâtre sont différentes, je me suis dit qu’il faudrait changer cette donne, on peut les placer dans une autre position ! Il y a d’autres manières de concevoir l’orchestre qu’en familles homogènes. Je ne voulais pas reproduire cette image qui est toujours la même, avec ces musiciens qui sont placés de manière homogène, mais des ensembles mélangés avec des instruments de familles différentes. On obtient des textures musicales différentes grâce à un placement différencié. En ce qui concerne la séparation entre l’auditoire et les musiciens, il y a une mode en ce moment, c’est de faire des salles impressionnantes, de rapprocher le public et l’orchestre, pour avoir plusieurs perspectives, ce qui change la relation avec la musique. Le problème, c’est que si ces salles sont à 90 % dédiées au répertoire classique et romantique, il y a un quelque chose d’incohérent ! Quand Brahms, Bruckner ou Mahler ont composé leurs œuvres, ils les ont conçues pour qu’elles soient écoutées frontalement. Si on met le public derrière la scène, on a aussi les percussions au premier plan et on change le point d’écoute : on se trouve devant un mur de cuivres ou de percussions qui occulte l’intention du compositeur. Debussy ou Mahler étaient des prodiges de l’orchestration, ce serait incohérent. Maintenant, il faut composer pour ces salles-là, leur architecture permet d’imaginer différemment des situations, sans hiérarchie et cette vision sociale de la société du 19e siècle avec premier violon, second violon, ces hiérarchies internes de l’orchestre et à l’intérieur des groupes. Ce que j’adore chez Debussy, c’est qu’il a cassé cette image dominante de la musique romantique avec le pathos des cordes romantiques que nous connaissons de Beethoven ou de Brahms. Il a dispersé cette conception et c’était le premier pas qui a le plus éveillé ma curiosité. Ainsi, on casse la hiérarchie et on met le public à l’intérieur de l’orchestre. Je trouve que c’est très intéressant et c’est pour cela qu’il faut développer des stratégies de composition adaptées, de manière assez souple. Gruppen de Stockhausen, Xenakis, Boulez… les pièces spatialisées ont une histoire, mais ce que je recherche, c’est quelque chose qui soit adaptable à une autre salle.
Que l’on arrive même à donner dans un théâtre à l’italienne?
Oui, en prenant les balcons, ces nouvelles salles doivent devenir des lieux de création pour le renouvellement de l’orchestre. Est-ce que cela va se faire ? Je l’espère.
En parlant de la hiérarchie dans l’orchestre, être devant indique toujours être le groupe le plus remarqué. Mais quand on pense hiérarchie, on trouve le parallèle dans la salle avec les catégories de prix pour les places, alors que dans ces salles modernes, le prix ne se justifie pas ou peu par la qualité d’écoute, c’est la visibilité qu’on paie ! Ainsi, en dispersant l’orchestre, rend-on un peu moins visible cette hiérarchie dans le public qui reflète un ordre social ?
J’ai déjà utilisé le balcon des étudiants pour placer des musiciens ! On dit souvent que l’orchestre avec ses hiérarchies, son chef, est un reflet de la société du 19e siècle… Cela fait partie de la volonté de briser cette image de l’orchestre comme instrument bourgeois par excellence et de permettre une approche dans lequel le placement serait relatif, où il n’y aurait pas de meilleure place qu’une autre. Ce que je trouve aussi intéressant, c’est cette idée du Vorspiel, donc de prélude. J’ai écrit 20 minutes de musique, des fragments, qui vont être joués quand le public rentre dans la salle. Des moniteurs vidéo donnent un timing qui fait que sur certains numéros, les musiciens vont jouer certains fragments. Le public se demandera : « Est-ce que le concert a commencé ? ». Et, en effet, on ne saura jamais quand la pièce commence. Ce qu’on entend seront des prémonitions de ce qui vient après, et même de In situ. Petit à petit, une texture se crée, un peu comme une eau dormante qui s’établit. L’auditoire s’apercevra que ce qu’il a entendu était déjà le début. C’est la frontière entre ce qui est musique et ce qui ne l’est pas. Par exemple une gamme ? Cela s’installe tout seul et le chef ne rentre pas sous les applaudissements, la musique baisse, il prend cette texture et l’amène jusqu’à la pièce qui dure environ 35 minutes. Il modélise cette structure, donc on passe d’une écoute libre à quelque chose de beaucoup plus structuré.
On casse aussi l’image du chef, de cette autorité, etc.
Oui, il est là comme quelqu’un qui n’a plus le rôle dominateur mais qui prend la musique et l’amène ailleurs, qui fait le lien.
L’espace a ici son rôle à jouer…
Oui, j’ai vu cela dans le théâtre, on rentre dans la pièce et les acteurs parlent déjà. On parle toujours du rôle intimidant de ces lieux, et c’est vrai, quand on voit un pianiste, on a peur pour lui, il a tellement travaillé, et on rentre ainsi dans la musique avec cette peur au ventre, on se projette, on se demande comment il va s’en sortir, et je me dis que ce n’est pas la meilleure manière de rentrer dans la musique ! Je préfère avoir l’attitude d’invitation. Il y a un mot que j’aime beaucoup, George Steiner l’utilise, c’est un mot de la Renaissance : la « cortesia », qui est l’état où l’être est prêt à inviter : une œuvre d’art, une personne… C’est un état d’esprit, une disposition mentale et physique d’être prêt à accueillir. C’est ce que j’aimerais arriver à créer dans Ring.
Cela fait presque une semaine que tu es à Cologne et demain Ring sera créée à la Philharmonie. Le Gürzenich-Orchester Köln est un orchestre de répertoire. J’imagine que, pour les musiciens, le travail et l’interprétation de ta pièce doit être une expérience assez unique. Comment se sont passées les répétitions, y a-t-il eu quelque chose qui t’a étonné ou même frappé dans l’attitude des musiciens ?
La première répétition a été ce que l’on pourrait appeler un « aplat », c’est-à-dire qu’on a joué toute la partition, l’orchestre du centre d’abord, puis les groupes autour en deux répétitions. Ils ont été séduits dès le départ, j’ai eu beaucoup de retours, beaucoup de musiciens sont venus me voir après les répétitions. J’ai eu des contacts très chaleureux avec eux, ils me posaient beaucoup de questions et très fréquemment car il fallait qu’ils sachent certaines choses ! Parfois j’écrivais « fortissimo » et je leur disais ici jouez « mezzo piano », car vous êtes tellement proches ou loin, etc. Ils ont très bien compris que, même si le résultat doit être assez doux, il faut donner beaucoup plus dans l’expression. Cela nous a amenés, François-Xavier Roth et moi, à corriger beaucoup de choses à l’intérieur de la partition. Il y a eu un moment où j’ai carrément supprimé les percussions, j’entendais des bruits métalliques, et répétant sans les percussions, je me suis rendu compte que les percussions attiraient immédiatement l’attention de l’auditoire et qu’on perdait cette idée que la musique a des mouvements spatiaux. C’est une question de l’information, l’oreille est un filtre qui fait des choix, on ne peut pas toujours avoir plusieurs niveaux. Du coup, j’ai fait des coupes à l’intérieur de la texture orchestrale. Tout cela s’est passé dans un calme extraordinaire. Pour la première répétition, les moniteurs ne marchaient pas, l’image de François-Xavier Roth était floue, des musiciens se levaient et j’ai eu un peu peur. Mais un calme incroyable, François-Xavier Roth a tellement bien géré la situation ! Si on considère en plus qu’il ne s’agit pas d’un orchestre spécialisé dans la musique contemporaine… Alors certes, l’écriture est classique, mais il y a des modes de jeux écrasés auxquels les musiciens ne sont pas habitués.
Donc une vraie prise de conscience de soi par rapport au groupe, à l’espace…
C’est peut-être dû au fait qu’ils se sentent moins membres d’un groupe, ils sont tous solistes. Cette hiérarchie dont on parlait a disparu, ce n’est pas le troisième violon qui se rate alors que le Konzertmeister brille! Cela joue sans doute un rôle. Voilà, finito ?
(rires)
Entretien réalisé par Sarah Pieh à Cologne le 21 mai 2016.
Troisième entretien : Philippe Manoury, ou comment repenser les formes
Sarah Pieh : Kein Licht est la rencontre d’un compositeur français, Philippe Manoury, et d’un metteur en scène allemand, Nicolas Stemann, autour d’un texte d’Elfriede Jelinek, Prix Nobel de littérature 2004. Qu’est-ce qui t’a amené, Philippe, à aller vers Nicolas ?
C’était la volonté de composer une pièce de théâtre lyrique plus expérimentale, différente de ce que j’avais fait dans le passé. Je voulais renouveler la narration en cassant certains codes, en particulier ceux de l’opéra. Depuis longtemps, je souhaitais me confronter avec un metteur en scène de théâtre contemporain et je trouve que Nicolas Stemann est qu elqu’un qui a une très grande liberté de plateau, ce qui ouvre beaucoup de possibilités. C’était dès le départ un projet dans lequel je voulais laisser une part à une vraie collaboration entre nous deux : pas de partition « pré-composée » du début à la fin, ne pas « déposer » une mise en scène le long de la musique, ne pas s’engager au début des répétitions dans une composition déjà entièrement terminée, mais, au contraire, laisser entrer le théâtre dans la musique. Ayant vu différentes productions de Nicolas Stemann, dont le théâtre est très éruptif, très physique, j’ai pensé qu’il serait la bonne personne pour se lancer dans ce projet qui se construit en temps réel.
La question de la langue s’est naturellement posée et avec elle celle du langage. Il me semble qu’autant pour Nicolas que pour toi, la complémentarité de la voix parlée et de la voix chantée est au centre de vos questionnements.
Oui, nous sommes en quête d’une forme de continuité entre la voix parlée et la voix chantée. Je pense depuis plusieurs années que la voix parlée, somme toute, est une voix chantée chaotique. Cette continuité existe au niveau physique puisqu’on émet des hauteurs quand on parle, mais ici, le point d’intérêt, c’est ce que je veux exprimer d’un point de vue dramatique : pour quelles raisons chante-t-on telle phrase et parle-t-on telle autre ?
Ce sont donc des questionnements sur l’expression et l’émotion véhiculée ?
Oui, mais aussi sur la forme d’expression, parce qu’à mon avis, la voix chantée ne sert pas beaucoup les phrases qui sont de nature prosaïque (par exemple « passe-moi le sel »). En revanche, quand on est face à quelque chose de plus sublimé ou qui fait intervenir l’imaginaire, le chant apporte incontestablement un plus. Il y a toujours cet équilibre entre l’expression et le sens qui pose problème.
Pour Nicolas Stemann, le théâtre est un art collectif. Si ton intention n’est pas de laisser « déposer une mise en scène le long de la musique », qu’est-ce que cela suppose dans votre approche commune ?
Cela implique de faire entrer le temps du théâtre dans le temps de la musique. Ce dernier est un temps structuré. Je me souviens que dans une interview Patrice Chéreau disait : « Les musiciens savent structurer le temps. Nous, les metteurs en scène, dans le temps, on fait à peu près n’importe quoi… ». Quant à moi, je prends le problème à l’envers en mettant en avant que le temps de la musique est structuré mais qu’on ne peut pas le bouger : une fois que la partition est écrite et que les répétitions ont commencé, on ne peut rien changer ! Le temps du théâtre est beaucoup plus élastique, c’est donc dans la répétition que nous allons trouver le temps juste. Pour certaines séquences de Kein Licht, j’ai voulu créer des partitions qu’on pourra faire durer le temps qu’on voudra, qui seront malléables. Avec l’informatique en temps réel, je peux mettre en route des processus qui durent le temps que je veux. Dans le temps réel, finalement, on est dans le temps du théâtre ! J’essaye donc de construire des partitions ouvertes et à la fois d’utiliser ce temps réel pour rejoindre le temps du théâtre. C’est cette interpénétration des deux temps qui est intéressante pour moi.
Vous avez dit tous les deux que Kein Licht n’est pas une pièce sur Fukushima. Quelle histoire racontez-vous ?
Le propos de la pièce est de faire éprouver au public comment on vit après la catastrophe, ici nucléaire, en effet. Mais ce pourrait être une autre catastrophe, financière par exemple. C’est une catastrophe provoquée par l’activité humaine, par une absence totale de contrôle, par un délire « civilisationnel », qui a pour conséquence inéluctable qu’une machine se met en marche et qu’on ne peut plus l’arrêter. Cela crée une situation à jamais sans égale, et qui est de l’ordre de la catastrophe. Il y a toujours un avant et un après la catastrophe. Ce qui est troublant, c’est de penser comment on vit après la catastrophe, comment on réagit, par exemple, face aux pleurs d’une femme qui a tout perdu ; est-ce qu’on se sent coupable, est-ce qu’on change quelque chose dans son comportement alors qu’on sait bien pourquoi la catastrophe est arrivée.
Dans Ring , le premier volet de la Trilogie Köln, outre un orchestre Mozart placé sur le podium, tu as dispersé de petits groupes d’instrumentistes dans les balcons de la salle de la Philharmonie de Cologne. La question de la disposition spatiale se pose-t-elle différemment à Strasbourg ?
Oui, un peu, mais nous respecterons globalement la structure initiale, qui est un orchestre Mozart et un anneau (d’où le titre de l’œuvre) de musiciens autour du public. À Strasbourg, nous allons construire des praticables pour placer les musiciens. Par rapport à In situ [deuxième volet de la Trilogie Köln], j’ai conçu cette pièce de manière un peu plus libre. La spatialisation est plus flexible pour Ring. Avec ma dernière pièce, j’aimerais arriver à créer une ouverture qui permette des dispositions différentes selon les salles dans lesquelles la pièce sera jouée, à ne pas « fermer » la partition. Si la spatialisation est trop intriquée dans la structure musicale, on ne peut pas l’adapter à différentes salles.
Pour ceux et celles qui ont entendu In situ [création française le 26 septembre 2014 au Festival Musica]: quelles nouveautés la pièce Ring apporte-t-elle?
In situ est un concerto grosso incluant un ensemble de solistes. Dans Ring, l’orchestre est beaucoup plus fusionnel, des groupes d’instruments jouent des phrases plus ou moins semblables mais dans une volonté de placer le public en immersion « panacoustique », à l’intérieur du son. Petit à petit, des cercles se créent, comme quand on jette une pierre dans l’eau et que des anneaux se dessinent sur sa surface. Au fur et à mesure, l’orchestre est « contaminé » et différents foyers sonores surgissent.
Voilà plus ou moins deux ans que les projets de Kein Licht et de la Trilogie Köln ont vu le jour. Affronter – si tu me permets de le dire ainsi – ces deux projets parallèlement, cela ne représente-t-il pas un effort incroyable ?
C’est assez intense, en effet, mais les deux projets s’enrichissent mutuellement. Je dirais que les deux pièces poursuivent un but et une démarche un peu similaire : Kein Licht veut renouveler la forme dramatique, la narrativité en musique, et Ring veut modifier la conception même de l’orchestre. Je me sens très à l’aise dans ces formes qui m’invitent cependant à bousculer ce qui est déjà là : je ne rajoute pas d’éléments ou d’instruments extérieurs (pas de marionnettes, d’instruments autres que ceux de l’orchestre symphonique, etc.). J’aime me confronter à une matière qui préexiste et me lancer le défi de la traiter différemment.
Et pourtant, il me semble qu’on peut bel et bien parler d’une redéfinition des genres !
Pour Ring, j’ai 88 musiciens. Pourquoi est-ce que je ne les disposerais pas autrement ? Et pour Kein Licht, devrais-je me limiter à des formes de narration connues ? Nous sommes trop prisonniers des conventions historiques, il faut s’en dégager.
Entretien réalisé par Sarah Pieh à Strasbourg en avril 2017.
Quatrième entretien : Kein Licht, jour +1
Sarah Pieh : Philippe, nous sommes jour +1 après la première de Kein Licht. J’aimerais avoir une impression très générale de ce que tu as vu hier par rapport à la forme que tu avais imaginée il y a environ un an.
Le processus s’est déroulé tel que je l’avais imaginé, le projet déterminé s’est vraiment réalisé. Il s’agissait d’inventer une dramaturgie autour des « modules séparés » que j’avais composés dans le but d’intégrer au maximum les forces du théâtre et celles de la musique. Je ne voulais pas fixer cette dramaturgie dans la partition, comme cela se fait habituellement dans les opéras, ce qui nous aurait privé, le metteur en scène et moi, de la liberté d’intervenir sur la dimension temporelle qui s’ébauche pendant le travail sur le plateau. Mais la manière dont s’est construite cette dramaturgie a été très progressive, avec beaucoup de tâtonnements. Autant certains éléments se sont imposés à nous dès le début, autant sur d’autres nous avons eu du mal à prendre des décisions.
Par exemple, qu’est-ce qui a été difficile ?
Ce qui est devenu la troisième partie, l’après-black-out, n’a pas été simple du tout. Le black-out constitue le « climax » de tout le spectacle, il est précédé d’une grande progression, musicalement très structurée, qui se termine sur un noir total : Kein Licht ! J’ai composé plusieurs « Kerzenmusik » (musiques de chandelles) destinées à être jouées après la coupure d’électricité. Nous n’avons plus de lumière, donc nous sommes contraints à revenir à des pratiques anciennes comme la bougie, y compris dans la musique qui est à ce moment-là réduite à sa dimension purement acoustique, sans électronique. Il s’agit de musiques plutôt lentes et méditatives. Ensuite, il fallait intégrer tout l’épisode qui s’appelle « Schnatteroratorium » (oratorio jacassant), le dernier que j’avais composé. Il comporte des sections assez rapides et d’autres qui sont très lentes. Il faut savoir qu’Elfriede Jelinek nous a envoyé un nouveau texte après l’élection de Donald Trump alors que j’étais en plein milieu de la composition de Kein Licht. Pendant longtemps, nous nous sommes demandés si nous devions déjà intégrer cet épisode au milieu des « Kerzenmusik ». Après plusieurs essais, nous avons vu que ça traînait en longueur. Le temps de repos de l’épisode des chandelles devait être rompu ! La grande difficulté qui est apparue – et je ne peux pas dire que Nicolas et moi soyons encore tout à fait d’accord sur ce point – était l’épisode Trump qui, pour moi, était un petit intermède bouffon qui devait s’intégrer dans la forme générale. Toute l’histoire est interrompue pendant un moment pour faire un divertissement, cette fois sur la menace nucléaire militaire et non plus seulement sur la catastrophe nucléaire civile. J’avais donc prévu quelque chose de plus ironique et, en effet, divertissant. Or Nicolas l’a pris sous un point de vue plus noir, sérieux, voire tragique, et pour moi, il reste quelque chose qui n’est pas résolu. Ce moment est trop long après les « Kerzenmusik ». L’épisode Trump aurait pu s’intercaler n’importe où. Nous n’avons pas vraiment trouvé de vrai bon moment pour le placer et cela me chagrine un peu dans le spectacle d’hier. Mais cela va sans doute encore évoluer au fil des représentations.
Nous avons passé beaucoup de temps aussi à choisir certaines sections et à les déplacer. Cela est arrivé avec les 3 lamenti (je projetais d’en composer plus, mais je me suis limité à trois) dont deux sont assez courts. Nous en avons placé un au début, un au milieu et un à la fin. Ils évoquent la femme endeuillée qui traverse toute cette histoire, qui parcourt tout le spectacle. Il y a d’autres épisodes qui ont été difficiles à mettre en place, comme par exemple celui où le violoniste et l’altiste (lors de la première section) doivent articuler leur musique avec la parole des deux comédiens, donc avec du théâtre parlé et non le chant. Il a été très difficile de mettre cela en place, car les acteurs ont beaucoup de mal à caler le texte sur une musique très composée, et relativement abstraite. Cela est possible lorsqu’il y a plusieurs instruments différents. On peut leur dire par exemple : ici vous attendez le son de la trompette, mais avec deux instruments à cordes voisins, comme le violon et l’alto, c’est beaucoup plus difficile pour se repérer.
Working in progress : une certaine idée de la collaboration metteur en scène / compositeur
Nous allons essayer de nous détacher un peu de l’immédiateté de la première… Nicolas et toi, vous avez beaucoup insisté sur votre manière de travailler, vous avez déjà pas mal parlé du « work in progress ». C’est quelque chose qui, dans une production d’opéra, représente une mise à l’épreuve, c’est très difficile pour l’éditeur, pour toutes les personnes qui font les décors… Cette manière de travailler que vous avez pu mettre en œuvre, quelle conséquence a-t-elle sur la forme finale mais aussi sur le jeu entre la musique et le théâtre ? Qu’est-ce que vous avez recherché en travaillant ainsi ?
Je continue à dire que c’est de l’ordre de la temporalité. Le théâtre est un temps libre et la musique est un temps structuré et contraint. Nous avons recherché à faire s’intriquer les deux temps. On peut avoir des épisodes musicalement structurés dans lesquels entrent les voix parlées qui, elles, sont libres. Dans ce cas-là, il faut concevoir la partition de manière différente, c’est-à-dire qu’il ne faut pas la construire avec une durée fixe mais décider qu’une page peut durer 10 ou 20 secondes, selon des tempi élastiques et très relatifs. Le cas contraire existe aussi lorsque les acteurs doivent se soumettre à un temps obligé. C’est difficile mais la plupart du temps ça s’est bien passé. J’ai remarqué que les acteurs sont beaucoup plus mobiles que les musiciens dans le travail. Leur langue leur est naturelle, donc on peut demander à un acteur de remplacer sur-le-champ une phrase par une autre – ce qui arrivait tous les jours car Nicolas expérimente beaucoup pendant la mise en scène – et une assistante réimprime les pages pour le livret, qui est toujours réactualisé. Les acteurs se plient facilement à cette discipline. La musique, n’étant pas une langue naturelle, demande de la répétition, de l’analyse, donc on ne peut pas y entrer avec cette même immédiateté, si ce n’est lorsqu’on improvise. Ou alors, il aurait fallu écrire une musique très conventionnelle comme dans les opéras-rock ou les comédies musicales ! Lorsque nous faisions des changements dans la musique, nous n’avons pas pu les faire avec la même liberté qu’on peut avoir dans le théâtre, car il y a toute cette phase d’apprentissage par cœur (pour les chanteurs), de mémorisation, de répétition que la musique demande. On a beau vouloir faire s’interpénétrer les deux temps, on ne peut pas éluder totalement la disparité foncière entre ces deux pratiques qui relèvent de la convention d’une part (un langage parlé dont la syntaxe est partagée par tout le monde) et de l’invention de l’autre (une musique qui est unique dans sa structure).
On pourrait quand même opposer à cela que beaucoup de metteurs en scène ne travaillent pas ainsi, ne changent plus les passages, mais au contraire les répètent…
Oui, c’est vrai. Certains viennent avec un canevas. Mais dans toutes mes expériences – j’en ai eu cinq – avec des metteurs en scène, on voit qu’il y a une difficulté à conceptualiser les choses à l’avance. Quand je compose une partition, il ne m’est pas difficile de dresser un plan et d’imaginer l’œuvre dans toute sa durée. Si c’est une œuvre qui dure deux heures, je ne l’aborde jamais sans avoir déjà un plan, que je peux respecter ou non, mais qui va néanmoins me servir de guide. Un bon plan est un plan qui ne se perçoit pas. C’est un peu comme la charpente d’une maison : elle tient tout l’édifice mais on ne la voit pas. Je n’ai jamais rencontré ce procédé de structuration préalable chez les metteurs en scène de théâtre. Il y avait toujours beaucoup d’essais : ils travaillent avec les acteurs, leur font faire des mouvements, constatent que quelque chose ne va pas et recommencent jusqu’à ce qu’ils obtiennent ce qu’ils veulent. Ils le découvrent en le faisant, tandis que nous, les compositeurs, anticipons. Quand je compose, la plupart du temps je sais où je vais et je fais en sorte d’y aller. J’ai une cible, une image sonore en tête, et même si le chemin pour l’atteindre n’est pas encore déterminé, je fais tout pour y parvenir, tandis que les metteurs en scène attendent plutôt de voir comment ça se passe et la forme ne se construit qu’après plusieurs expérimentations. C’est intéressant de remarquer que cette manière d’aborder le travail de création théâtral rejoint un peu celle que j’adopte lorsque je compose de la musique électronique, peut-être parce que, comme dans le théâtre, l’écrit ne peut pas tout fixer et que l’on doit beaucoup expérimenter.
Quand on entend cela, on devine bien à quel point on est confronté à des processus de recherche, de conception qui sont assez différents. Et du coup, avec le « work in progress » en plus, est-ce qu’il y a eu quand même des règles implicites pour cette collaboration ?
Oui, mais au début nous étions un peu comme chien et chat, chacun dans son domaine, même si nous savions qu’il n’y aurait pas de problème d’ego mal placé entre nous. Je savais que telle chose était du domaine de la mise en scène et que je ne n’allais pas y interférer, et Nicolas voyait très bien qu’il n’allait pas prendre de décision sur des questions d’ordre musical. Et plus nous avons avancé dans le travail, plus la zone de recouvrement entre les deux disciplines s’élargissait. Au point que Nicolas me disait à la fin (passage de musique électronique) : « Est-ce que c’est un problème si nous arrêtons la musique électronique, pour dire quelques phrases, et la reprenons ensuite ? ». Et quand il m’en expliquait la raison, je lui disais que cela ne me dérangeait pas le moins du monde. Mais parfois, je lui disais que ce n’était pas possible ; par exemple pour le dernier lamento, lorsqu’il demandait aux deux acteurs de se mettre dans des « ballons » en plastique et ensuite d’essayer de sortir de leurs carcans. Cela faisait du bruit quand ils sautaient dans l’eau et là, je lui ai dit : « Tu peux faire du bruit où tu veux mais pas dans cette section. » Parfois Nicolas me demandait mon avis. Pour la scène de la marionnette, je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose en rapport avec le Japon, à cause de Fukushima. La parodie de bunraku s’est imposée à nous.
Ah, et donc ça, c’était ton idée ?
Oui. J’avais composé pour d’autres raisons une pièce pour alto solo qui s’appelle Quasi una ciaccona et nous en avons joué des fragments en reproduisant la situation du bunraku. C’est-à-dire qu’il y a un acteur récitant, un instrument soliste qui est un shamisen (sorte de luth) et une marionnette muette manipulée par trois personnes. Lors d’un long séjour au Japon en 2011, j’ai pris connaissance d’autres formes de narration que celles que l’on connaît en Occident et c’était le théâtre de bunraku qui m’avait le plus fasciné. Il a été le point de départ de ma volonté de faire une œuvre scénique avec d’autres codes que ceux de l’opéra traditionnel. Cela a mis six ans à se cristalliser.
Ces formes de narration, nous allons évidemment y revenir… Mais pour terminer sur cet aspect de la collaboration et des règles quand on travaille de manière aussi intriquée, n’y a-t-il pas eu de différends majeurs sur la manière dont vous alliez exprimer certaines émotions ?
Non, pas vraiment. Une fois, en plaisantant, Nicolas a schématisé la situation en disant que le théâtre est fait pour penser et l’opéra pour pleurer. Je lui ai répondu que c’est pour cela que nous ne faisons pas un véritable opéra, mais un « Thinkspiel ». C’était une sorte de boutade, bien entendu, mais qui contient une part de vérité. Bien sûr, il fallait que j’accepte toutes les expérimentations qu’il voulait faire. Si l’on n’est pas prêt pour cela, il vaut mieux ne pas se lancer dans de telles aventures. J’avais un handicap qui est ma compréhension limitée de la langue allemande et comme j’avais affaire à un metteur en scène qui modifiait des choses tout le temps, il y avait des moments où je ne savais plus trop où j’en étais….
Tu n’avais pas la traduction simultanée écrite tout le temps sous les yeux, ce que tu avais à la base pour composer ? Donc il t’aurait presque fallu quelqu’un qui fasse ce travail en simultané…
Oui. Il y a eu un petit moment de tension lorsque Nicolas a voulu introduire avec les acteurs deux guitaristes de rock avec des guitares électriques qui auraient répété ce que disent des violonistes : « Eh, je ne t’entend pas… ».
Ce qu’il a fait dans ReinGold…
Oui, et il voulait même que les acteurs parlent en rap. Je lui ai dit que je n’avais rien contre le rock ni le rap mais que nous rentrerions ici dans un style musical avec lequel je ne voyais pas ce que je pouvais faire. La musique rock est tellement présente partout dans notre monde que cela me mettait mal à l’aise de la retrouver encore ici. Je voyais cela comme une concession à la mode du moment que je ne pouvais pas accepter. Donc il m’a demandé plusieurs fois si l’on pouvait « placer » ces guitaristes à un autre moment et, finalement, il a compris que je n’étais vraiment pas du tout emballé par cette idée. Il y a eu aussi des moments difficiles qui viennent du fait que pendant six semaines on écoute la musique, y compris chantée, juste dans une réduction pour piano. Ça devient un peu pénible à la longue car il n’y a pas les couleurs des instruments, il n’y a pas l’énergie, l’expression est diminuée… À la fin, je ne pouvais plus l’écouter et Nicolas a dû vivre quelque chose de semblable, même de pire, car moi, je pouvais entendre intérieurement le résultat final. Quand l’ensemble est arrivé, tout le monde a retrouvé un nouvel élan : les acteurs et les chanteurs ont découvert dans cette musique une énergie et des couleurs qu’ils n’avaient pas encore entendues. Ce sentiment de lassitude, quand on ne savait pas où l’on allait, a été une réelle épreuve. Mais à part cela, il n’y a pas eu de vraies tensions.
À la recherche de nouvelles formes
Tu es aussi à la recherche de nouvelles formes d’expression et plus précisément d’une redéfinition du genre de l’opéra. Tu penses qu’il faut réfléchir à de nouvelles formes de narration lyrique. En quoi Kein Licht pourrait prendre une place proéminente dans l’histoire de l’opéra ?
Je ne sais pas si Kein Licht entrera dans la grande Histoire, mais dans la mienne sûrement (rires)… La première idée que j’ai essayée de changer est la notion de caractères dans l’opéra, c’est-à-dire d’avoir un chanteur qui porte un nom, qui est censé incarner un individu qui s’appelle Pierre, Paul ou Parsifal. Il doit y avoir des manières d’exposer une situation ou de relater une histoire sans obligatoirement passer par ce code selon lequel il faut absolument qu’il y ait des personnages portant un nom. Ça me fait penser aux enfants qui jouent ensemble et qui disent : « Moi, je suis Zorro ». À mon avis, on peut très bien se passer de ces codes dans certains cas. On peut véhiculer des émotions sans passer par des codes établis, ce qu’on a du mal à croire aujourd’hui, il me semble. Le réalisme marche bien au cinéma et au théâtre. Mais avec la langue artificielle et stylisée qu’est celle de la musique, quelque chose fait écran et l’on n’y croit pas vraiment. Cela fonctionne très bien dans le répertoire classique et romantique, où l’on se dit : « J’accepte le code, c’est de l’opéra », mais plus maintenant. Ça tombait bien avec le texte de Jelinek parce que ses personnages n’ont pas de nom (A et B), et en plus, ce n’est pas un texte d’action mais plutôt de réflexion sur l’essence de l’existence humaine. Pour cela, le texte collait très bien. Le théâtre de caractères est précisément ce contre quoi j’ai voulu réagir.
Mais alors justement, cette immédiateté, ou plutôt cette idée qu’un personnage est toujours incarné par un chanteur ou un acteur, pourquoi ça ne marche plus aujourd’hui, notre réalité de vie y est-elle pour quelque chose ?
Je pense que oui, c’est lié au monde dans lequel nous vivons. Le public d’aujourd’hui, habitué au cinéma et à Internet, n’a plus ce même rapport à la distanciation par une forme de stylisation telle que le théâtre ou l’opéra ont pu la proposer autrefois. Le réel devient la norme. On le voit avec la vogue actuelle des récits (auto)biographiques dans la littérature. De plus, les sciences sociales, surtout la sociologie, deviennent à présent la grille de lecture dominante ! Cela me rappelle un moment que j’ai vécu lorsque j’enseignais en Californie. J’avais devant moi une foule de jeunes étudiants, pour la plupart américains et asiatiques, et j’ai voulu leur faire découvrir Pelléas de Debussy. Je leur ai montré la vidéo de la scène de la chevelure et, pour qu’ils comprennent la situation, j’avais mis les sous-titres en anglais. Erreur fatale : cela a été 10 minutes de fous rires non stop ! Ils n’ont rien entendu de la musique. Ils ne possédaient aucun de ces codes qui permettent de saisir une émotion à partir d’une situation symboliste et non réaliste. C’était trop loin de leur culture. Mais il y a autre chose : nous sommes en permanence bombardés d’informations, dans les journaux, à la télévision, à la radio, sur Internet et dans les réseaux sociaux. Nous sommes submergés d’énormément de couches d’informations simultanées qui s’entrechoquent et donnent à notre perception du réel une texture très complexe ; et je ne parle même pas des « fake news ». C’est pourquoi je dis, dans le texte que je lis dans Kein Licht, que notre réel est un immense palimpseste. Ces couches superposées correspondent à différentes visions de la réalité véhiculées par différents média. On vit dans ce monde, qu’on l’aime ou non. C’est peut-être pour cette raison que l’incarnation par un personnage d’un destin singulier n’est plus en phase avec le public d’aujourd’hui. Je crois qu’on n’a plus besoin de l’incarner à ce point-là.
Et les processus d’identification, ne sont-ils plus valables ?
Non, je ne dirais pas ça. Les séries télévisées les utilisent toujours, ainsi qu’un certain cinéma populaire. Mais c’est comme la pop music ou la musique de variété qui continuent d’utiliser des grilles harmoniques datant du XVIIe siècle. Or mon propos n’est pas de plonger dans les codes dominants, mais plutôt de les bousculer.
Et qu’est-ce que ça change dans l’expressivité, cette forme de narration ? En particulier si on pense aux émotions qui sont véhiculées ?
Le potentiel émotionnel n’en est pas moindre. Quand on pense, par exemple, à la scène des trois femmes avec le chien – après la catastrophe « les femmes se font belles pour leurs chiens, car c’est tout ce qu’il leur reste », dit Jelinek. Cette scène en dit plus long sur l’état de désolation de ces gens qu’une scène où l’on verrait un personnage s’exprimer en son nom propre. J’ai été frappé hier, lorsque j’ai vu Pelléas et Mélisande[1], à quel point l’émotion passe par la suggestion et non par son expression directe. Je préfère créer une situation qui suscitera elle-même une émotion ; plutôt que faire déclamer à un personnage son malheur.
Procédé très courant dans l’opéra classique….
Oui. Là, j’ai voulu montrer des situations extrêmes dans lesquelles peuvent, aujourd’hui, se trouver n’importe quels individus du monde, donc oui, c’est un théâtre de situations – toutefois pas exactement au sens où Sartre l’entendait[2] – et non un théâtre psychologique. D’ailleurs, il y a longtemps qu’un certain cinéma s’est affranchi de la psychologie.
Un théâtre aussi où l’espace a une connotation très forte, non ? Qui est davantage facteur d’identification que les personnages mêmes, ce lieu complètement chamboulé…
Oui, et avec l’eau qui va se déverser comme une menace. Il y a des images, des situations, qui en disent plus long sur la réalité de la vie que l’expression d’une personne. C’est dans ce genre-là que nous avons voulu nous exprimer. Il y a néanmoins un personnage : la femme endeuillée, qui intervient trois fois.
Que porte-t-elle, cette femme endeuillée ?
Au départ, c’est une femme qui se lamente car elle a tout perdu. Elle crée un malaise. Mais surtout, à la fin – et c’est pour cela que j’ai choisi le poème Ô Mensch! Gib Acht! de Nietzsche – c’est une femme qui dit : « Attention, faites attention » ; elle semble prévenir les hommes d’arrêter leurs folies, de gaspiller l’énergie. Elle fait figure de Sagesse, elle met en garde. Nicolas avait en tête une idée qui me plaisait beaucoup, à savoir que les voix chantées étaient en fait celles des morts qui demandaient des comptes aux vivants : « Voyez dans quel état vous avez laissé la terre ! Voyez quelles catastrophes vous avez causées ! Cela risque de se reproduire, et plus tôt que vous ne le pensez !… ». Cela justifiait très bien la poétique du chant par rapport à la parole, plus prosaïque. J’ai d’ailleurs toujours imaginé cette femme comme une revenante, une sorte de fantôme, plutôt que comme une femme réelle. Il ne faut pas oublier que tout ce qui concerne cette femme vient d’un second texte de Jelinek qui s’appelle Epilog, qui fait suite à Kein Licht mais en est séparé.
Travailler avec et autour du texte de Elfriede Jelinek
La non-linéarité du récit est un autre aspect important de votre travail, même si les trois actes suivent une structure qui correspond aux textes de Jelinek (2009, 2011, 2017). J’avais un peu peur que l’auditoire soit dépassé par cette non-linéarité, et peut-être pourrions nous prendre en considération ici jusqu’où on peut aller dans une idée aussi « folle » sans complètement dépasser l’horizon de compréhension d’une personne qui écoute la première fois la pièce. Alors d’abord, peux-tu m’en dire plus sur cette non-linéarité du récit et du coup, jusqu’où on peut aller, à ton avis, dans la non-linéarité sans que le public perde de vue les repères et la structure, et qu’il comprenne les enjeux et les idées.
Cette non-linéarité existe dans la vie réelle. Quand tu prends connaissance d’une histoire, tu ne l’apprends pas dans sa chronologie, tu y entres à brûle-pourpoint. Ensuite seulement tu reconstitues l’histoire dans sa linéarité. Tu sais que s’il y a eu un conflit, il y avait eu autre chose avant que tu découvriras par la suite et qui t’expliquera les raisons de ce conflit. Mon expérience me dit qu’on perçoit le monde de manière non linéaire, et c’est d’autant plus flagrant avec cette prolifération de média tous azimuts. Ces différentes lectures narratives pointent les mêmes situations, chacune en faisant une autre interprétation. Nous avons voulu rendre cela prégnant. Dans le texte de Jelinek, d’ailleurs, il n’y a pas de linéarité comme dans un roman classique. Mais des relations de causalité, oui. Maintenant, pour répondre différemment à ta question, je dirais que l’essentiel se joue dans la forme. J’ai toujours été extrêmement préoccupé par la forme, c’est-à-dire par l’articulation des zones de tension, de détente, de mémoire, d’anticipation, de répétition, bref, par la dynamique qui investit le temps d’une œuvre. C’est essentiel pour moi lorsque je compose. Et je dois dire que j’ai trouvé en Nicolas Stemann quelqu’un qui partageait mes vues quant à ce souci premier de la forme. Linéarité ou non, c’est surtout la forme qui conduit les spectateurs. L’univers que nous représentons semble très chaotique, or il est extrêmement structuré.
Mais je dirais même que vous avez construit un récit autour du texte de Jelinek !
Ce texte est quand même obscur ! Il nous a fallu construire une histoire. Pour commencer, nous avions trois points de repère importants : les grands ensembles que j’avais composés. Comme nous ne voulions pas trop de personnification, j’avais écrit assez peu d’arias. Quelques-unes oui, mais la plupart des modules étaient constitués de duos, de trios, de quatuors, et de grands ensembles avec les quatre chanteurs et les acteurs. J’en avais écrit deux, très développés, les modules six et sept, et nous avions dans l’idée qu’il fallait les utiliser comme les finals des actes dans les opéras de Mozart qui se terminent par des sextuors ou des quintettes. Nous avons placé le premier de ces ensembles (le module six) à la fin de ce que nous pensions être une sorte de premier acte. Le deuxième (le module sept), le plus développé, est à la fin du soi-disant deuxième acte qui aboutit au black-out. Quant au troisième (le module onze), c’est une pièce instrumentale qui se présente comme une variation du deuxième. Ce que joue l’orchestre ici – pour suggérer un principe cyclique – est un peu la même musique que celle qu’on avait entendue avant le black-out. Au départ, le black-out devait se trouver aux deux tiers de la pièce (comme à la section d’or !), ensuite il devait y avoir les Kerzenmusik (musiques de chandelles), puis le lamento qui devait terminer le tout. Dans notre idée initiale, pendant le lamento, les « personnages » devaient recommencer à brancher les appareils et à gaspiller ainsi de l’énergie, quitte à provoquer un nouveau black-out, comme quoi ils n’auraient rien compris. Mais l’épisode « Trump » est arrivé et a déstabilisé cette structure. Néanmoins cette forme tripartite avec les grands ensembles a été conservée. Donc cette histoire se structure autour de ces trois pics. Entre eux, nous ne savions pas encore comment articuler tout ce matériau. On a aussi voulu mettre des éléments en symétrie : le Thinkspiel commence avec le chien et la trompette, le deuxième acte s’ouvre avec le chien et les trois femmes.
Oui, on constate qu’il y a de vrais repères dans l’histoire.
J’ai eu la chance avec Nicolas de tomber sur quelqu’un qui a un sens aigu de ces choses-là. Il avait déjà réalisé une dizaine de spectacles sur les textes de Jelinek.
On n’a pas du tout l’impression qu’on est lâché dans la nature et que tout se suit approximativement. On sent quelque chose de très construit, même si c’est désordonné, avec des repères.
Il fallait créer des repères. Juste avant la composition de Kein Licht j’avais lu un livre très intéressant de James Gleick, La Théorie du chaos, qui m’a conforté dans l’intuition que le chaos n’est pas synonyme d’absence de forme, mais représente bien une catégorie formelle en soi. Il y a aussi une phrase de Boulez que j’aime beaucoup : « Il faut considérer le délire et, oui, l’organiser ». Cette dialectique est fondamentale pour moi.
Voix parlée et voix chantée
On peut dire que c’est presque du langage brut qu’il faut dramatiser. Nous avons beaucoup parlé de la forme du Thinkspiel, parlons de la mélodisation de la voix. Pourquoi différencies-tu tellement, au départ, entre voix parlée et voix chantée, et finalement t’en éloignes-tu un peu en voyant que certaines choses n’ont pas bien marché ? Un autre point d’interrogation est la balance entre expressivité et compréhensibilité de la langue, entre ce qui est sémantique et ce qui est expressif.
Au niveau des voix parlée et chantée, cela fait plusieurs années, à la suite des recherches que j’ai effectuées, que je dis que la voix parlée est une voix chantée chaotique. Quand on écoute une voix parlée au ralenti (avec ordinateur), on s’aperçoit que c’est du chant ! On entend des glissandi qui montent et qui descendent. Ce n’est pas un chant très intéressant mais là n’est pas la question ! Les voyelles sont mélodisées car elles portent des hauteurs. Le tout se produit de manière très chaotique car ces hauteurs sont déroulées dans une grande vitesse et de façon instable et l’oreille n’a pas le temps de les percevoir comme des hauteurs. On n’entend pas cela comme de la voix chantée (sauf dans des cas particuliers, tel l’alsacien parlé ou le portugais que l’on parle au Brésil !). Nous nous sommes aperçus qu’avec les techniques d’analyse on peut très bien calculer la hauteur des voyelles, donc les inflexions : la voix qui monte quand on est en colère, ou dans des phrases interrogatives, etc. Ces inflexions sont différentes dans les différentes langues et aussi chez différentes personnes. Je ne cherche pas à classifier ces intonations, mais elles sont le produit d’une expression personnelle et c’est, pour moi, le plus important. En plus, on peut les calculer.
Qu’est-ce que cela veut dire, « on peut les calculer » ?
Une analyse va montrer, par exemple, que telle voyelle a été portée par un si bémol et telle autre par un do dièse !
Quand la personne était en colère, ou… ?
Non, cela se produit simplement pendant que tu parles, en temps réel. Si j’avais l’outil, il m’aurait indiqué que quand tu as dit « en colère », le « co » et le « lère » étaient à des hauteurs différentes dont on peut calculer précisément la fréquence et ainsi reconstituer la « mélodie » de ta voix parlée.
Donc ce qui t’intéresse moins, ce sont les statistiques quantitatives qui nous disent que lorsque quelqu’un est en colère, les personnes ont plutôt telle inflexion ou telle autre. Des recherches sur l’émotion dans le langage, en quelque sorte.
À l’IRCAM, il y a des gens qui travaillent sur ces questions. Ces catégories existent, mais je n’ai pas voulu les utiliser. Je ne suis pas un statisticien. Ce que j’utilise, ce sont les hauteurs qui composent ce que j’appelle la mélodie du parler, qui est produite intuitivement par des personnes quand elles parlent. J’ai placé un son de pizzicato (harpe, violon) sur chacune de ces hauteurs vocales et qui double le son. On entend vraiment la mélodie de la voix parlée car elle est jouée par un instrument virtuel qui ne donne que les hauteurs de cette mélodie. On abstrait, en quelque sorte, la dimension proprement musicale d’une phrase parlée et l’on en élimine la dimension sémantique. Le deuxième pas à franchir était de prendre la voix de l’acteur et d’en stabiliser sa hauteur, qui est non tempérée, sur une hauteur tempérée. C’est à ce niveau que le résultat a été décevant car l’expression s’en trouve aplatie. Je l’utilise une ou deux fois, mais au début je pensais l’utiliser beaucoup plus. J’ai trouvé que ça donnait quelque chose d’artificiel, comme une voix de robot dans des cartoons, et on était très loin d’une véritable expression dans un récitatif. C’est une recherche que je vais continuer de développer.
Alors finalement, cette « transformation » électronique de la voix parlée, tu ne l’as pas tellement utilisée, hormis le passage avec la marionnette ?
Ah non ! Ici la voix n’est pas traitée du tout ! C’est la voix impressionnante de l’actrice Caroline Peters qui fait tout le travail. En revanche, ce que j’ai beaucoup utilisé dans certains dialogues parlés, c’est un programme que nous avons réalisé récemment, Thomas Goepfer[3] et moi-même, et qui me permet de faire une sorte d’improvisation électronique avec la voix parlée. C’est-à-dire que je peux justement faire marcher ce système de pizzicati de harpes et de violons qui prend sa source dans l’analyse de la voix parlée. On obtient une musique dont le rythme épouse le rythme de la parole. Les silences et les rythmes de la parole sont respectés ! Donc je prends ce matériel, je le développe, et je crée des musiques électroniques en temps réel qui prennent leur source dans la voix parlée. Ça crée entre la voix parlée et la musique une synchronicité qui est parfois assez confondante. Une autre raison pour laquelle la mélodisation de la voix parlée réelle des acteurs n’a pas bien marché tient à l’esthétique particulière de Nicolas Stemann. Il est adepte d’un théâtre – que je dirais né de la contestation d’extrême-gauche – dans lequel on parle vite et fort. J’ai vu récemment un documentaire sur un film tourné sur Act up qui vient de sortir. Des militants d’Act up disaient que leur manière de provoquer consiste à parler vite et fort. Nicolas vient de cette culture politique et donc, très souvent, ses acteurs parlent vite et fort. C’était un problème, car plus on parle vite, moins on perçoit les inflexions vocales. Je lui disais : « Est-ce qu’il y aura un moment où les acteurs diront quelque chose lentement ? » Mais ce moment n’est pas arrivé, ça ne fait pas partie de son univers. C’est comme ça. Ce travail sur les voix parlées était quelque chose d’important pour moi, et oui, de ce point de vue, cela a été un échec.
D’accord, et par rapport aux conclusions que tu as tirées dans cette pièce quant à l’expressivité dans les passages de la voix chantée ou parlée, comment avez-vous choisi ?
On était d’accord. Nicolas le dit dans une interview : le théâtre livre des choses concrètes, la musique fait pleurer. La musique charrie de l’émotif alors que le théâtre charrie de l’informatif, du concret.
Un point de vue qui se discute…
Bien sûr, mais la musique a du mal à véhiculer des signifiés concrets. J’ai entendu dans beaucoup d’opéras contemporains des situations très concrètes véhiculées par un chant stylisé ; je suis tombé moi-même dans ce panneau dans certains de mes opéras précédents. Bref, il y a deux dimensions qui ne se rencontrent pas, à mon avis. Nous avons, avec Nicolas, choisi des textes, et ceux qui étaient très concrets, je ne les ai pas sélectionnés pour le chant. J’ai mis en chant plutôt des pensées, comme l’épisode où les femmes disent que les chiens ont du mal à les reconnaître. Ça parle de leur vie avec les chiens, de leur solitude, de leur désolation ; pas de la responsabilité d’« Areva » ou de qui que ce soit d’autre.
Passage que j’ai trouvé d’ailleurs très lyrique.
J’ai choisi ici une écriture vocale volontairement classique. Mon modèle était Mozart, dans un sens très particulier. Il y a beaucoup d’ensembles, comme par exemple le « trio des masques » dans Don Giovanni, dans lequel les trois voix sont accompagnées par un trio de clarinettes. Dans l’épisode des chiens, il y a un petit ensemble de vents composé d’une flûte, d’une clarinette, d’un cor et d’une trompette. Ça fait comme une ombre, ça « habille » les voix, comme une aura ; s’il y avait tout l’orchestre, cela aurait été moins intimiste. Il y a aussi quelques références à Richard Strauss, à la fin de cette scène. J’ai dit en plaisantant aux chanteuses : « C’est comme le Rosenkavalier, avec un chien en plus » (rires). À un moment donné, elles chantent un sol dièse – si bécarre comme à la fin du trio dans Rosenkavalier. J’ai volontairement utilisé un traitement vocal qui n’est pas typique des critères contemporains, si l’on entend par là une désarticulation de la voix et un traitement disjoint des intervalles. J’ai voulu garder une unité et surtout mettre en valeur des voix polyphoniques. Quand chaque voix est éclatée, alors il n’y a plus de polyphonie perceptible, on ne peut pas suivre les voix individuelles, a fortiori les distinguer les unes des autres.
La musique électronique dans Kein Licht
Dans Kein Licht, l’auditoire est confronté à une multitude de situations musicales qui font parfois intervenir de la musique électronique. Est-ce que le processus de composition électronique a lieu indépendamment de la composition de la musique acoustique ? S’agit-il pour toi d’un seul processus (de travail et de réalisation) ou de plusieurs ?
Les situations sont très différentes pour l’une et l’autre. Cela dit, je tente d’appliquer la même rigueur dans les processus de composition, qu’ils soient acoustiques ou électroniques. Il existe une notion que j’ai acquise au cours de mes études de composition et que l’on peut résumer par cette fameuse formule que l’on appelle « l’économie de moyens ». En clair, cela signifie qu’il faut savoir tirer le maximum d’expression du minimum de moyens. Par exemple, ne pas se disperser tous azimuts en piochant ça et là des idées éparses, mais au contraire tirer parti du matériau que l’on s’est fixé afin d’en extraire le plus de richesse possible. Ce principe m’a toujours habité. Avec la musique électronique, on est souvent séduit par l’immense diversité des possibilités qu’elle nous offre, et parfois la tentation est grande de se laisser happer par tel ou tel effet sonore, telle ou telle spatialisation, telle ou telle possibilité technologique. Dans Kein Licht, je me suis volontairement limité à des processus très rigoureux et, parfois même, empreints d’une certaine sévérité. Je peux te donner un exemple en prenant la musique de la dernière partie. Il s’agit d’une musique qui tout d’abord évoque de simples gouttes d’eau qui semblent tomber un peu au hasard. Cela fait, bien sûr, référence aux conséquences du déferlement d’eau qui a envahi la scène auparavant. J’ai obtenu ces goutes d’eau à partir d’un procédé de filtrage sur des « chaînes de Markov » qui, lorsqu’elles sont jouées sans ce filtrage, produisent une musique beaucoup plus rythmique et régulière. Quand ces « chaînes » se déploient ensuite, j’obtiens une musique beaucoup plus tellurique qui, dans le caractère et l’expression, est à l’opposé de ces goutes d’eau. Nous avons donc deux caractères très différents mais issus d’un même processus de composition. C’est ce que j’appelle l’économie de moyens. Ces deux musiques sont accompagnées par des séquences instrumentales qui en amplifient le caractère. Mais pour y parvenir avec les instruments, je ne passe pas par le même chemin. Autant les séquences électroniques sont issues d’un seul et même processus de composition, autant les séquences instrumentales résultent de processus différents selon qu’on a la structure pointilliste des gouttes d’eau et les phrases rythmiquement articulées liées aux chaînes de Markov non filtrées. Donc, pour répondre à ta question, il s’agit bien de processus différents, selon qu’on est dans l’électronique ou dans l’instrumental, qui sont utilisés pour atteindre des buts similaires. Il y a une raison à cela. Dans la composition sur papier, je n’obéis pas à des règles que je me serais formulées au préalable. Certes, je recherche une certaine unité, mais je suis libre d’inventer à chaque mesure de nouvelles situations. Mon espace de travail, ici, n’est pas contraint par des règles. Lorsque je compose pour l’électronique en temps réel, j’utilise un environnement de composition informatique, que j’appelle « paramétré », c’est-à-dire que j’ai à ma disposition une grande quantité de paramètres qui me permettent de changer, soit la durée des sons, soit leurs contenus spectraux, soit leurs transpositions, ou encore leurs tempi et leurs intensités respectives. Mais fondamentalement, il s’agit bien d’un seul et même processus qui agit sur un seul et même modèle de synthèse sonore, lui-même obéissant à des règles très explicites, même si celles-ci impliquent de l’aléatoire. C’est cela que j’appelle « l’écriture de la musique électronique », en opposition à une « boîte à outils » dans laquelle on pioche des sons comme dans un marché aux puces, pour reprendre une expression fameuse que Boulez avait autrefois utilisée à propos de la musique concrète. Les méthodes de composition employées dans la composition instrumentale ou électronique sont différentes, mais il m’importe qu’elles soient habitées par une même rigueur intellectuelle et une même attention quant aux moyens utilisés.
Parlons du symbolique autour de l’énergie nucléaire, la technologie et le travail avec la technologie nucléaire, la musique électronique. Justement, il y a beaucoup de moments dans la pièce où vous travaillez avec une symbolique, il est question de l’électricité, « Strom », à plusieurs reprises, à un moment il y a un black-out où vous simulez une coupure d’électricité… Tu as pu t’éclater avec la musique électronique, mais est-ce que cette idée que l’homme est astreint à utiliser la technologie et qu’en même temps c’est son malheur, est-ce quelque chose de central dans l’histoire ?
Oui, je pense qu’un des grands thèmes, qui est d’ailleurs plus présent en Allemagne qu’en France, c’est l’importance de la technique. C’est une critique de la technique en opposition à la nature. Nous sommes plongés dans un monde où la technologie devient de plus en plus envahissante ; et la musique ne fait pas exception à ce mouvement. Il se trouve que depuis 35 ans, je suis impliqué dans des recherches sur la musique de synthèse et les processus de composition automatiques. Ces questions m’ont toujours passionné. Une machine ne peut pas composer comme un être humain, c’est vrai. Mais le contraire est tout aussi vrai. On met en route un processus dont on a construit les rouages, on peut lui donner des inflexions, l’accélérer, le faire proliférer, et ça peut devenir tellement complexe qu’on ne sait plus comment y interférer. Et là, vient le moment où l’automate devient autonome. Et ça, c’est une question qui se pose vis-à-vis de l’énergie nucléaire. La catastrophe de Tchernobyl, par exemple, était due à une perte de contrôle sur des réactions nucléaires, quelque chose qui s’emballe et qu’on ne peut plus arrêter parce qu’on n’a pas les outils pour interférer dans cette matière. Donc, il y a cette autonomie de la technique qui dépasse nos capacités de réaction, nos connaissances, ainsi que notre conscience ! Quand on fait de la musique, le cerveau a toujours une longueur d’avance. Un son est toujours préparé par un souffle ou par un geste corporel qui, même s’ils sont très brefs, prennent leur source dans un mécanisme de la conscience. Avec les processus automatiques produits par des machines, il n’y a plus de conscience du tout. Mais lorsqu’on les écoute, ils éveillent notre conscience parce qu’ils créent des formes qui peuvent être expressives. Qui peut prouver d’ailleurs que tel passage a été composé par un cerveau humain, et tel autre par une machine ? Personne ! Cela renvoie à la célèbre machine d’Alan Turing imaginée dès 1949. La machine de Turing portait sur des problèmes logiques, mais la musique n’est pas faite que de logique. Il existe maintenant des logiciels qui peuvent composer de la musique tonale. Ce n’est pas encore très intéressant, mais nul doute que cela va progresser. Cette situation me plaît beaucoup car elle va forcer les musiciens à imaginer de nouvelles formes, car les machines pourront bientôt aisément reproduire les formes standardisées. Je me suis dit que le texte de Jelinek qui traite des rapports entre la technologie et la conscience humaine était l’occasion idéale pour que cette technologie ne soit pas seulement un outil, mais devienne aussi un « personnage ». Les mécanismes que j’ai mis en action pour le « Partikeltanz » (la danse des particules) sont composés à partir des chaînes de Markov, un formalisme que j’utilise depuis longtemps. Il génère des suites d’événements, dans lesquelles sont déterminées les probabilités pour qu’un son soit suivi par tel son plutôt que par tel autre.
Et ces sons sont complètement aléatoires ?
On fixe des pourcentages : par exemple A va être suivi par B ou par C dans 50 pourcents des cas, l’ordinateur calcule, émet un nombre aléatoire entre 0 et 99 chaque fois qu’il produit un son. Si ce nombre se situe entre 0 et 49, il va choisir B, s’il est entre ou 50 et 99, il choisira C. Mais bien sûr, le moment arrive où un son est non seulement suivi par les deux autres mais par 15 sons différents ! Et idem pour ces derniers. On en arrive vite à une situation extrêmement complexe et proliférante.
Est-ce que cela est représentatif de l’état dans lequel est la technologie aujourd’hui ?
Pas uniquement. Mais cela donne une idée d’une forme que la machine peut produire beaucoup plus efficacement qu’un cerveau humain. Il est un autre cas de figure, celui où elle peut capter d’infimes variations dans ce que l’être humain peut produire. Elle peut même capter ces variations dans des régions qui sont inaccessibles à la perception humaine. On connaît cela dans l’imagerie médicale, par exemple. J’ai souvent dit qu’un ordinateur n’a que trois manières de fonctionner : 1) on lui dit ce qu’elle doit faire, c’est du déterminisme pur, 2) elle capte des informations dans le monde extérieur, par exemple elle analyse la voix parlée avec un micro, 3) elle produit de l’aléatoire, et dans ce cas, c’est la seule manière qu’elle ait de se déployer de façon autonome. Dans Kein Licht, j’ai surtout développé cette troisième possibilité et voulu faire en sorte que ces systèmes d’engendrements infernaux que représentent les chaînes de Markov symbolisent – sinon incarnent – les réactions nucléaires, qui peuvent aboutir à une catastrophe si l’on n’arrive pas à les contrôler. J’insiste, la technique n’est pas juste un outil ici, c’est aussi un personnage.
On le perçoit clairement dans Kein Licht !
C’est aussi pour cela que j’ai écrit ce court texte où je dis au public pendant qu’on entend la musique : « Ce que vous entendez là, ce n’est pas une musique qui a été calculée par un cerveau conscient, c’est une machine qui la produit, et je pourrais l’arrêter à tout instant, mais je ne le ferai pas tant qu’il y aura de l’énergie, de l’électricité. » Après, effectivement, il y a le (faux) black-out qui stoppe la musique car on est censé ne plus avoir d’électricité.
Dans ton traitement et ton travail avec la musique électronique, tu as développé l’idée du temps réel. Les technologies numériques permettent, dans Kein Licht, de peut-être rapprocher le temps du théâtre et le temps de la musique.
Oui, ces chaînes de Markov sont des processus infinis, et en cela elles rejoignent le temps libre du théâtre. On peut les faire durer autant qu’on veut, décider que telle séquence va durer 30 secondes, une autre 60, si pour des raisons de mise en scène on dit qu’ici c’est trop long, on les arrête. Tant que je n’arrête pas le système que j’ai mis en route, il continue. Mais quand j’écris une musique pour instruments, ou même autrefois quand on écrivait des musiques électroniques sur bandes magnétiques, c’était comme pour un film ; le temps était fixé et limité. Étant donné que, pour moi, il n’est pas question d’improviser, j’ai composé quelques partitions interactives. Elles sont annotées de façon succincte, et il y a plusieurs manières de les lire, de gauche à droite, de droite à gauche ou en partant du milieu. Les interprètes peuvent se « balader » dans la partition pendant un temps indéterminé. Mais si je veux obtenir une musique plus structurée, je suis obligé de tout écrire, et là, on retombe dans une durée déterminée qui n’est plus celle du théâtre. Il est impossible de composer en temps réel, car une musique, en tout cas telle que je la souhaite, demande trop de pensées et de réflexions pour être produite dans l’instant. Mais un ordinateur, qui manie tout un corpus de règles parfois très complexes, lui, n’a aucun mal à produire des structures musicales assez évoluées. Je peux alors créer des processus qui vont durer le temps que je veux, et en cela, je rejoins le temps libre du théâtre. C’est un cas intéressant – il est vrai qu’il n’y en pas beaucoup – où la machine est supérieure au cerveau humain pour composer de la musique.
Et sans cela, il vous aurait été très difficile, à toi et à Nicolas, de travailler de cette manière, de pouvoir jouer avec les modules, de toujours changer les passages de textes, et tu n’aurais pas eu cette flexibilité du temps.
Comme tu le disais, le temps du théâtre et celui de la musique sont reliés par la technologie. Je prendrais pour exemple celui de l’écriture. La musique est écrite sur du papier, puis travaillée et répétée par des musiciens qui fixent des gestes, des doigtés, des respirations, s’entraînent. Cela implique un temps qui se fixe. Les répétitions d’orchestre servent surtout à cela. Le temps du théâtre, qui est beaucoup moins structuré et plus intuitif, s’accommode plus facilement de la technologie dans laquelle on peut toujours changer des choses au dernier moment. Mais c’est vrai que le public ne peut pas faire la différence entre ce qui est le produit d’un travail de composition et de répétition et ce qui provient d’un automatisme technologique…
(rires) Non, je ne pense pas non plus.
La question que je me pose est comment va se présenter la partition maintenant. Il y a 31 modules séparés, ce n’était pas du tout pratique, il fallait prendre les cahiers dans un ordre, dans un autre, parfois on ne savait plus du tout où on en était. Donc, comme c’est une partition ouverte, je me suis dit, une fois la mise en scène et l’ordre choisis, est-ce que je vais les conserver et en faire une partition traditionnelle, « ordonnée », ou est-ce que je garde cette ouverture.
Pour qu’en 2034, on donne Kein Licht dans un ordre complètement différent !
Voilà ! (rires) Quand j’ai composé ces modules, je me disais que le workshop et les répétitions allaient servir à déterminer l’ordre, et que celui-ci serait comme « coulé dans du marbre » ! Mais il se trouve que j’ai quelques différences de point de vue en ce qui concerne l’ordre des épisodes, donc je me dis que ce ne serait pas plus mal de laisser tout ouvert et, effectivement, si un autre metteur en scène dans 10 ans veut reprendre le projet, il pourra disposer les modules dans l’ordre qu’il voudra.
C’est une idée qui ne t’est pas désagréable ? Ta musique dans une autre mise en scène, une autre narration ?
Quand on reprend un opéra, même plus traditionnel, dans une autre optique, c’est toujours ce qui se passe ! J’ai vu Pelléas l’autre jour, Mélisande se soûlait au whisky et fumait pendant presque tout l’opéra. Ce n’était certainement pas ce que Debussy avait imaginé ! Bref, je suis plutôt à l’aise à l’idée de laisser la partition ouverte. Mais hier, j’ai eu pas mal de réactions de gens qui m’ont dit que le passage le plus fort était cette progression qui aboutit au black-out. Je me suis dit que si cela marche bien, ce serait vraiment dommage de le détruire. Je pense que je vais essayer de faire quelque chose entre les deux : conserver certains éléments comme des piliers qu’on ne pourrait pas bouger, et entre ces piliers placer des sections qui seront mobiles.
Et ton éditeur est ravi ! Il invente de nouvelles formes d’édition…
(rires) Mais oui ! Il y aura la version de la création, et une possibilité de réorganiser le tout, éditée en cahiers séparés. C’est l’essence même de ce que j’appelle le Thinkspiel !
Entretiens réalisé par Sarah Pieh à Duisburg, à l’occasion de la création mondiale de « Kein Licht » dans le cadre du festival Ruhrtriennale 2017, le 26 août 2017.
Cinquième entretien : Kein Licht, retour sur la production.
Le mécénat participatif
Le projet de Kein Licht est novateur à bien des égards : hormis le choix, entre autres, du « work in progress » et de la définition d’un genre qui serait vraiment le vôtre, l’Opéra Comique a lancé un mode de mécénat participatif, le crowdfunding, qui s’est avéré être un grand succès. En quoi cette initiation du public à la production dès ses débuts et le contact créé avec les artistes ont-ils été importants pour le projet ?
Je ne pense pas qu’en valeur absolue – l’idée était de récolter 50.000 euros – cette opération de financement participatif ait été réellement décisive. Le coût total de la production était bien supérieur à cette somme. Mais en valeur relative, en l’occurrence symbolique, cela a représenté un pas important. En instituant ce mécénat participatif, Olivier Mantei a réactualisé une vieille coutume du temps de Mozart. On sait que des souscriptions étaient lancées lorsque Mozart décidait de composer un concerto ou une symphonie, car à cette époque il n’y avait ni subventions d’État, ni droits d’auteur ; seule l’Église pouvait parfois passer des commandes à des compositeurs. Donc des personnes privées réunissaient des sommes qui permettaient aux compositeurs de pouvoir travailler. Dans notre société française, l’État via le Ministère de la Culture constitue l’aide à la création la plus importante, que ce soit de manière directe, lorsqu’il passe lui-même des commandes d’oeuvres, ou indirecte, lorsqu’il subventionne des institutions culturelles qui, elles, passent des commandes. Nous savons tous que c’est une période qui s’achève et que l’économie culturelle doit trouver un équilibre entre les fonds privés et publics. Les mécènes, autrefois très actifs dans le milieu de la musique, ont pratiquement disparu. Je ne connais actuellement qu’un seul couple qui continue de donner de l’argent pour la musique en France : Françoise et Jean-Philippe Billarant. Tous les autres mécènes se concentrent sur les arts plastiques car ceux-là ont une valeur matérielle qui est beaucoup plus facile à évaluer et peut parfois atteindre des sommes astronomiques. Le financement participatif permet de tisser des liens entre des personnes privées qui décident de subventionner un projet artistique et l’œuvre elle-même. L’œuvre musicale n’est pas une marchandise que l’on expose une fois terminée, mais un processus auquel peuvent être associés les donateurs à différentes étapes de son évolution. Évidemment moi-même, habitant Strasbourg, Nicolas Stemann, résidant à Berlin et les donateurs, parisiens pour la plupart, nous n’avons pas pu nous rencontrer aussi souvent que cela avait été imaginé. Mais je suis sûr que quelque chose est à poursuivre dans cette voie. L’œuvre a quand même été donnée 19 fois, ce qui, pour un opéra contemporain, est plutôt rare. Cela signifie que lorsqu’un producteur se donne la peine de construire une véritable tournée, c’est une réponse forte à la sempiternelle ritournelle s’indignant que les opéras contemporains ne soient jamais repris.
Ces réflexions nous amènent à poser la question du financement des arts. En France, nous avons encore des aides de l’État qui restent relativement substantielles, mais ce serait vers un système d’économie mixte qu’il faudrait maintenant s’orienter. Les arts devraient pouvoir s’auto-subventionner dans une certaine limite. Pour cela, il faudrait qu’il existe un sentiment de solidarité qu’on est encore loin d’avoir. J’entends par là que les recettes engrangées par la musique savante classique (les opéras, les concerts symphoniques dans les grandes philharmonies…) devraient subventionner la création indépendamment du fait que ces créations se déroulent ou non dans leurs lieux. On devrait créer un fond de solidarité pour la musique savante. Il arrive souvent qu’un théâtre produise des spectacles populaires, par exemple à l’occasion des Fêtes de Noël, afin de pouvoir subventionner d’autres productions, plus difficiles et moins populaires. Ce schéma devrait être généralisé. Le monde de la musique savante devrait prendre conscience qu’il y va de sa responsabilité de faire en sorte que son histoire perdure, voire ne s’arrête pas brusquement. Ce n’est pas avec les entreprises de crossover (avec la musique pop et les musiques de films, comme cela est trop souvent le cas) qu’il devrait faire un compagnonnage, mais avec les créateurs actuels eux-mêmes qui, à l’image de ceux d’autrefois, cherchent à renouveler en permanence cette longue tradition. Mais la plupart des acteurs de ce monde « classique » n’ont malheureusement aucune vision de cette longue histoire. Il faudrait la leur inculquer.
Impressions après la tournée : 19 représentations, cinq lieux, quatre pays
La tournée s’est étendue sur une durée de quatre mois, avec 19 représentations au total dans cinq différents lieux. Le temps de changer d’avis sur la forme, le contenu et sur bien d’autres aspects ! Revenons aujourd’hui sur ton impression après la première à Duisburg et comparons-la avec ta vue sur l’œuvre à la fin de la tournée. Que vois-tu différemment à présent ? Et quels « ajustements » toi et Nicolas avez-vous voulu et pu entreprendre ?
La tension s’est accrue à mesure que l’on se rapprochait de la première à Duisburg. Il fallait alors faire des choix et certains n’ont pas été bien vus par les interprètes. Par exemple, certains d’entre eux ont très mal vécu l’idée que je couperais un aria. Il y avait ma vision de compositeur, la vision du metteur en scène, celle du chef d’orchestre, celle des chanteurs et celles des acteurs puis des musiciens, et toutes ces visions ne se recoupaient pas complètement. Comme ni Nicolas, ni moi-même ne voulions agir comme d’impérieux dictateurs, il a fallu faire preuve de beaucoup de diplomatie. Finalement nous sommes arrivés à une forme qui semblait tenir debout pour la première, bien que trop longue à mon goût. Je pense que ces 5 lieux que tu mentionnes peuvent facilement se diviser en 2 catégories : un festival de théâtre en ce qui concerne les 6 premières représentations à Duisburg, et des maisons d’opéras pour le reste de la tournée. Cela a joué fortement dans notre révision et adaptation de l’œuvre. Un des problèmes les plus cruciaux était celui-ci : comment établir les proportions de théâtre parlé et d’opéra chanté entre ces deux catégories. Ce qui passait très bien pour un public de théâtre germanophone risquait de ne pas correspondre aux attentes d’un public mélomane francophone. Lorsque nous sommes venus à Strasbourg, nous avons dû faire une première série de coupures dans les dialogues parlés et, pour les représentations parisiennes, nous avons encore resserré ces proportions ainsi que réduit la durée du spectacle. En tout je pense que nous avons dû couper plus de 20 minutes entre Duisburg et Paris. Je me souviens que j’avais très peur au moment de la première à Paris. Le public parisien des premières est plutôt très froid et réservé et il fait facilement la moue. Je me disais que, malgré les surtitres, il allait avoir du mal à accepter un texte en allemand venant d’une écrivaine qui, bien que mondialement connue, ne jouit pas en France de la même reconnaissance que dans les pays germanophones. Mais j’ai été finalement très surpris par l’accueil chaleureux que les Parisiens ont réservé à Kein Licht. Ensuite l’œuvre n’a, pour ainsi dire, pas changé. Nous sommes alors partis pour la Croatie et le Luxembourg.
Il y a un élément dont on n’a pas parlé et qui, pourtant, a été extrêmement remarqué : l’un des interprètes n’étais pas humain, mais un chien. J’ai composé deux morceaux – l’un pour trompette solo au début du Thinkspiel et un trio de femmes – dans lesquels je demandais à un chien d’aboyer ou de pousser de petits « hurlements à la lune ». J’avoue que j’ai été extrêmement séduit par cette performance et que je désire même continuer cette collaboration. Et bien à Zagreb, le public n’était pas du tout intéressé par la thématique de l’énergie nucléaire, sans doute trop franco-allemande pour eux. En revanche Cheeky, la petite chienne qui participait au spectacle, a volé la vedette à tout le monde. Elle avait sa photo en grand sur les affiches des rues, des caméras de télévision sont venues pour la filmer, il y a eu plein d’interviews à son propos. Lorsque nous rentrions à l’hôtel, deux dames l’ont reconnue dans la rue. En plaisantant je leur ai dit : « The dog is the real star of the show. I am just the composer. ». Ces deux dames m’ont simplement répondu : « Yes, we know! »…
Ce long laps de temps de la tournée peut représenter une chance ou un fardeau… Dans l’ensemble, jettes-tu un œil plus ou moins critique sur l’œuvre ?
Il est difficile de porter un regard sur la partition sans tenir compte de la mise en scène, les deux étant tellement intriquées dans ce projet. Je reste convaincu que la dernière partie, l’ « Oratorio jacassant » qui a trait à Donald Trump, est trop étendu, mais à part cela je trouve que l’ensemble est plutôt bien équilibré. La forme est ce qui compte le plus pour moi. J’ai quelques regrets, comme celui de ne pas avoir pu expérimenter mes partitions ouvertes qui devaient pouvoir s’adapter à l’élasticité de la mise en scène. Pour cela il aurait fallu que l’ensemble instrumental soit présent pendant un grand nombre de répétitions, et cela aurait eu des conséquences importantes sur le budget global de la production.
Mais il y a autre chose qui est né au fil des représentations et qui est comme une lassitude. Jamais je n’ai été exposé à la répétition de la même œuvre aussi souvent. Cela a beau être la musique que j’ai composée, j’ai beau en être globalement satisfait, à force de répétitions mon enthousiasme des débuts faiblissait peu à peu. J’ai une explication à cela. La position qui était la mienne, qui consistait à m’occuper du mixage sonore de la musique électronique, est une activité physiquement assez passive. Cela est dû au fait que le corps n’est pas « musculairement » engagé pour effectuer ces actions. Lorsqu’on produit des sons acoustiques, il existe une relation très intime entre l’énergie musculaire fournie et le son. En revanche, dans tout ce qui concerne l’électronique, jouer très fort ne réclame pas une énergie supplémentaire par rapport à celle que l’on fournit lorsqu’on joue doucement. On pousse des potentiomètres pour chercher le bon équilibre, mais cela ne va guère au delà. C’est le prix à payer avec la technologie. Cette dernière existe grandement pour nous éviter de dépenser trop d’énergie physique, mais cette absence de dépense ne favorise guère notre maintien en éveil. Je m’amuse beaucoup en voyant tout le « cirque » que font parfois certains musiciens lorsqu’ils pratiquent des mixages électroniques. Je me souviens de Luigi Nono qui bougeait frénétiquement ses potentiomètres dans tous les sens lorsqu’il mixait son Prometeo. Cela me paraissait tellement théâtral et artificiel ! C’est ce manque d’investissement physique qui a dû jouer dans le sentiment de lassitude que j’ai éprouvé au cours de nombreuses répétitions et quelques dernières représentations.
Rédaction finale à Kiel le 22 mai 2018
[1] Ruhrtriennale 2017, dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, direction musicale Sylvain Cambreling.
[2] Cf. J.-P. Sartre, Un Théâtre de situations. Textes rassemblés, établis, présentés et annotés par M. Contat et M. Rybalka. Nouvelle édition, augmentée et mise à jour. Paris, Gallimard, 1992.
[3] Thomas Goepfer est le Réalisateur en Informatique Musicale (IRCAM) qui a mis au point tout l’environnement technologique utilisé dans Kein Licht.