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Cinquième entretien : Kein Licht, retour sur la production (fin 2017)

Le mécénat participatif

Sarah Pieh : Le projet de Kein Licht est novateur à bien des égards : hormis le choix, entre autres, du « work in progress » et de la définition d’un genre qui est vraiment le vôtre, l’Opéra Comique a lancé un mode de mécénat participatif, le crowdfunding, qui s’est avéré être un grand succès. En quoi cette initiation du public à la production dès ses débuts et le contact créé avec les artistes ont-ils été importants pour le projet ?

Je ne pense pas qu’en valeur absolue – l’idée était de récolter 50.000 euros – cette opération de financement participatif ait été réellement décisive. Le coût total de la production était bien supérieur à cette somme. Mais en valeur relative, en l’occurrence symbolique, cela a représenté un pas important. En instituant ce mécénat participatif, Olivier Mantei a réactualisé une vieille coutume du temps de Mozart. On sait que des souscriptions étaient lancées lorsque Mozart décidait de composer un concerto ou une symphonie, car à cette époque il n’y avait ni subventions d’État, ni droits d’auteur ; seule l’Église pouvait parfois passer des commandes à des compositeurs. Donc des personnes privées réunissaient des sommes qui permettaient aux compositeurs de travailler. Dans notre société française, l’État via le Ministère de la Culture constitue l’aide à la création la plus importante, que ce soit de manière directe, lorsqu’il passe lui-même des commandes d’œuvres, ou indirecte, lorsqu’il subventionne des institutions culturelles qui, elles, passent des commandes. Nous savons tous que c’est une période qui s’achève et que l’économie culturelle doit trouver un équilibre entre les fonds privés et publics. Les mécènes, autrefois très actifs dans le milieu de la musique, ont pratiquement disparu. Je ne connais actuellement qu’un seul couple qui continue de donner de l’argent pour la musique en France : Françoise et Jean-Philippe Billarant. Tous les autres mécènes se concentrent sur les arts plastiques car ceux-là ont une valeur matérielle qui est beaucoup plus facile à évaluer et peut parfois atteindre des sommes astronomiques. Le financement participatif permet de tisser des liens entre des personnes privées qui décident de subventionner un projet artistique et l’œuvre elle-même. L’œuvre musicale n’est pas une marchandise que l’on expose une fois terminée, mais un processus auquel peuvent être associés les donateurs à différentes étapes de son évolution. Évidemment, moi-même, habitant Strasbourg, Nicolas Stemann, résidant à Berlin, et les donateurs, parisiens pour la plupart, nous n’avons pas pu nous rencontrer aussi souvent que cela avait été imaginé. Mais je suis sûr que quelque chose est à poursuivre dans cette voie. L’œuvre a quand même été donnée 19 fois, ce qui, pour un opéra contemporain, est plutôt rare. Cela signifie que lorsqu’un producteur se donne la peine de construire une véritable tournée, comme cela a été le cas ici, c’est une réponse forte à la sempiternelle ritournelle s’indignant que les opéras contemporains ne soient jamais repris.

Ces réflexions nous amènent à poser la question du financement des arts. En France, nous avons encore des aides de l’État qui restent relativement substantielles, mais ce serait vers un système d’économie mixte qu’il faudrait maintenant s’orienter. Les arts devraient pouvoir s’auto-subventionner dans une certaine limite. Pour cela, il faudrait qu’il existe une solidarité qu’on est encore loin d’avoir. J’entends par là que les recettes engrangées par la musique savante classique (les opéras, les concerts symphoniques dans les grandes philharmonies…) devraient subventionner la création indépendamment du fait que ces créations se déroulent ou non dans leurs lieux. On devrait créer un fonds de solidarité pour la musique savante. Il arrive souvent qu’un théâtre produise des spectacles populaires, par exemple à l’occasion des Fêtes de Noël, afin de pouvoir subventionner d’autres productions, plus difficiles et moins populaires. Ce schéma devrait être généralisé. Le monde de la musique savante devrait prendre conscience qu’il y va de sa responsabilité de faire en sorte que son histoire perdure, voire ne s’arrête pas brusquement. Ce n’est pas avec les entreprises de crossover (avec la musique pop et les musiques de films, comme cela est trop souvent le cas) qu’il devrait faire un compagnonnage, mais avec les créateurs actuels eux-mêmes qui, à l’image de ceux d’autrefois, cherchent à renouveler en permanence cette longue tradition. Il est normal qu’il existe des concerts et des festivals dédiés à la création. Mais il devrait être tout aussi normal de faire cohabiter certaines œuvres d’aujourd’hui avec celles du répertoire passé. Mais la plupart des acteurs de ce monde « classique » n’ont malheureusement aucune vision ni conscience de cette longue histoire. Il faudrait la leur inculquer.

Impressions après la tournée : 19 représentations, 5 lieux, 4 pays

La tournée s’est étendue sur une durée de quatre mois, avec 19 représentations au total dans cinq différents lieux. Le temps de changer d’avis sur la forme, le contenu et sur bien d’autres aspects ! Revenons aujourd’hui sur ton impression après la première à Duisburg et comparons-la avec ta vue sur l’œuvre à la fin de la tournée. Que vois-tu différemment à présent ? Et quels « ajustements » toi et Nicolas avez-vous voulu et pu entreprendre ?

La tension s’est accrue à mesure que l’on se rapprochait de la première à Duisburg. Il fallait alors faire des choix et certains n’ont pas été bien vus par les interprètes. Par exemple, certains d’entre eux ont très mal vécu l’idée que je couperais une aria. Il y avait ma vision de compositeur, la vision du metteur en scène, celle du chef d’orchestre, celle des chanteurs et celles des acteurs puis des musiciens, et toutes ces visions ne se recoupaient pas complètement. Comme ni Nicolas, ni moi-même ne voulions agir comme d’impérieux dictateurs, il a fallu faire preuve de beaucoup de diplomatie. Finalement, nous sommes arrivés à une forme qui semblait tenir debout pour la première, bien que trop longue à mon goût. Je pense que ces 5 lieux que tu mentionnes peuvent facilement se diviser en 2 catégories : un festival de théâtre en ce qui concerne les 6 premières représentations à Duisburg, et des maisons d’opéras pour le reste de la tournée. Cela a joué fortement dans notre révision et adaptation de l’œuvre. Un des problèmes les plus cruciaux était celui-ci : comment établir les proportions de théâtre parlé et d’opéra chanté, entre ces deux catégories. Ce qui passait très bien pour un public de théâtre germanophone risquait de ne pas correspondre aux attentes d’un public mélomane francophone. Lorsque nous sommes venus à Strasbourg, nous avons dû faire une première série de coupures dans les dialogues parlés et, pour les représentations parisiennes, nous avons encore resserré ces proportions ainsi que réduit la durée du spectacle. En tout, je pense que nous avons dû couper plus de 20 minutes entre Duisburg et Paris. Je me souviens que j’avais très peur au moment de la première à Paris. Le public parisien des premières est plutôt très froid et réservé et fait facilement la moue. Je me disais que, malgré les surtitres, il allait avoir du mal à accepter un texte en allemand venant d’une écrivaine qui, bien que mondialement connue, ne jouit pas en France de la même reconnaissance que dans les pays germanophones. Mais j’ai été finalement très surpris par l’accueil chaleureux que les Parisiens ont réservé à Kein Licht. Ensuite l’œuvre n’a, pour ainsi dire, pas changé. Nous sommes alors partis pour la Croatie et le Luxembourg.

Il y a un élément dont on n’a pas parlé et qui, pourtant, a été extrêmement remarqué : l’un des interprètes n’était pas un humain, mais un chien. J’ai composé deux morceaux – l’un pour trompette solo au début du Thinkspiel et un trio de femmes – dans lesquels je demandais à un chien d’aboyer ou de pousser de petits « hurlements à la lune ». J’avoue que j’ai été extrêmement séduit par cette performance et que je désire même continuer cette collaboration. Eh bien à Zagreb, le public n’était pas du tout intéressé par la thématique de l’énergie nucléaire, sans doute trop franco-allemande pour eux. En revanche Cheeky, la petite chienne qui participait au spectacle, a volé la vedette à tout le monde. Elle avait sa photo en grand sur les affiches des rues, des caméras de télévision sont venues pour la filmer, il y a eu plein d’interviews à son propos. Lorsque nous rentrions à l’hôtel, deux dames l’ont reconnue dans la rue. En plaisantant je leur ai dit : « The dog is the real star of the show. I am just the composer. » Ces deux dames m’ont simplement répondu : « Yes, we know ! »

Ce long laps de temps de la tournée peut représenter une chance ou un fardeau… Dans l’ensemble, jettes-tu un œil plus ou moins critique sur l’œuvre ?

Il est difficile de porter un regard sur la partition sans tenir compte de la mise en scène, les deux étant tellement intriquées dans ce projet. Je reste convaincu que la dernière partie, l’« Oratorio jacassant » qui a trait à Donald Trump, est trop étendue, mais à part cela, je trouve que l’ensemble est plutôt bien équilibré. La forme, tu l’auras compris, est ce qui compte le plus pour moi. On peut produire les plus beaux sons du monde, s’ils sont mal agencés entre eux, on court droit à l’échec. J’ai quelques regrets, comme celui de ne pas avoir pu expérimenter mes partitions ouvertes qui devaient pouvoir s’adapter à l’élasticité de la mise en scène. Pour cela il aurait fallu que l’ensemble instrumental fût présent pendant un grand nombre de répétitions, et cela aurait eu des conséquences importantes sur le budget global de la production.

Mais il y a autre chose qui est né au fil des représentations et qui est comme une lassitude. Jamais je n’ai été exposé à la répétition de la même œuvre aussi souvent. Cela a beau être la musique que j’ai composée, j’ai beau en être globalement satisfait, à force de répétitions mon enthousiasme des débuts faiblissait peu à peu. J’ai une explication à cela. La position qui était la mienne, qui consistait à m’occuper du mixage sonore de la musique électronique, est une activité physique assez passive. Cela est dû au fait que le corps n’est pas « musculairement » engagé pour effectuer ces actions. Lorsqu’on produit des sons acoustiques, il existe une relation très intime entre l’énergie musculaire fournie et le son. En revanche, dans tout ce qui concerne l’électronique, jouer très fort ne réclame pas une énergie supplémentaire par rapport à celle que l’on fournit lorsqu’on joue doucement. On pousse des potentiomètres pour chercher le bon équilibre, mais cela ne va guère au-delà. C’est le prix à payer avec la technologie. Cette dernière existe grandement pour nous éviter de dépenser trop d’énergie physique, mais cette absence de dépense ne favorise guère notre maintien en éveil. Je m’amuse beaucoup en voyant tout le « cirque » que font parfois certains musiciens lorsqu’ils pratiquent des mixages électroniques. Je me souviens de Luigi Nono qui bougeait frénétiquement ses potentiomètres dans tous les sens lorsqu’il mixait son Prometeo. Cela me paraissait tellement théâtral et artificiel ! C’est ce manque d’investissement physique qui a dû jouer dans le sentiment de lassitude que j’ai éprouvé au cours de nombreuses répétitions mais, heureusement, l’enthousiasme est revenu pendant les représentations publiques.

 

Rédaction finale à Kiel le 22 mai 2018.