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Philippe Manoury, recomposer l’orchestre

Compositeur contemporain, Philippe Manoury revient sur les tenants et les aboutissants de la création lyrique, orchestrale ou encore électronique.

PROPOS RECUEILLIS PAR ROMARIC GERGORIN

Quand avez-vous envisagé de devenir compositeur ?

J’ai commencé à faire du piano à l’âge de neuf ans. Dès que j’ai appris à lire de la musique, j’ai eu envie d’en écrire. C’était un univers qui me fascinait. Je trouvais que pouvoir noter ce que j’avais dans l’oreille était un jeu très amusant alors que je n’étais pas joueur et que je m’ennuyais terriblement à l’école. Je faisais d’ailleurs de la musique pour fuir l’univers de l’école. J’ai commencé à composer ainsi des imitations de ce que je travaillais au clavier. Je me destinais à être pianiste mais ayant des problèmes musculaires, je voyais bien que j’avais des limites physiologiques pour aborder cette carrière de manière sérieuse. Mais cela ne me décourageait pas puisque la composition me prenait de plus en plus de temps. Mon évolution dans l’apprentissage de l’écriture avançait de pair avec le répertoire que je jouais au piano, de Chopin et Mozart à Debussy, Ravel, Prokofiev, Stravinsky et l’école de Vienne

Comment êtes-vous venu à écrire de la musique instrumentale avec de l’électronique ?

J’ai assisté à quelques cours du GRM de Pierre Schaeffer car la musique avec de l’électronique m’attirait beaucoup mais j’ai été déçu par cette école française qui l’abordait de manière purement intuitive alors que je voulais en comprendre les tenants et les aboutissants. J’avais reçu une éducation pour la musique écrite très rigoureuse dans laquelle on savait pourquoi on utilisait tel intervalle plutôt que tel autre, tel instrument plutôt qu’un autre. Ce travail théorique de réflexion pré-compositionnelle, je ne l’ai pas retrouvé dans la musique électronique où beaucoup de compositeurs fabriquaient à l’oreille avec parfois des résultats intéressants, mais je suis resté sur ma faim. Il y avait une discrépance entre les gens qui écrivaient pour la bande magnétique et ceux qui écrivaient pour les instruments, chaque camp méprisant l’autre. Entre ces deux écoles, Stockhausen a été déterminant dans mon évolution, m’apportant la preuve qu’un même compositeur pouvait se confronter à l’électronique et aux instruments, et en les associant parfois dans des œuvres mixtes comme dans Kontaktequi a été une révélation. En assistant à la création de Mantra, j’ai découvert le temps réel que Stockhausen utilisait déjà avec une électronique qui n’était pas préparée mais interagissant en direct le son des instruments. Je n’ai quant à moi pas eu d’expériences de musique analogique, je suis rentré directement par la case numérique, balbutiante à ses débuts. J’ai travaillé dans ce domaine avec Michel Philippot qui avait des connaissances en informatique remarquables et Pierre Barbaud qui était le pionnier de la composition assistée par ordinateur. Je travaillais avec lui en utilisant des cartes perforées, ce qui était vraiment la préhistoire de la discipline. J’avais fait un mémoire de recherche sur les sons inharmoniques que j’ai proposé à l’Ircam qui venait d’ouvrir. J’ai pu ainsi commencer une collaboration prolifique avec cette institution où est né le temps réel – transformation en direct par l’informatique d’une musique en train d’être jouée –  que j’ai pu voir se développer d’abord avec la station de travail musical 4 X puis avec des outils plus sophistiqués. J’ai travaillé dans ce domaine de 1984 à aujourd’hui avec Miller Puckette, créateur du logiciel de développement musical Max, un programme de construction de sons et de partitions en temps réel alors qu’auparavant les outils fonctionnaient en temps différé. On lançait des calculs et il fallait attendre une nuit pour avoir des résultats.

Quels sont les enjeux de la musique avec électronique aujourd’hui ?

Maintenant tout est en temps réel, notamment les samples qu’on envoie en appuyant sur un bouton. Je suis adepte d’un procédé beaucoup plus élaboré, qui permet d’interfacer la musique électronique avec ce que joue l’interprète. La manière dont la partition est interprétée par les musiciens provoque une répercussion sur la forme de la musique électronique jouée. Mais tout est plus difficile aujourd’hui car le système MIDI a disparu. Je l’ai utilisé de nombreuses fois notamment pour Pluton, pièce pour piano et électronique, où il y avait des contacts sous le piano, par lesquels la machine réagissait immédiatement en sachant instantanément quelle était la note jouée, pendant combien de temps, avec 128 niveaux d’intensité différents. On pensait à tort que la pop music allait s’emparer de ce système MIDI si performant. Mais faute de développement industriel, les grandes firmes comme Yamaha n’en fabriquent plus. On essaie de recréer la même chose avec des micros mais c’est beaucoup plus difficile.

Il y a donc une régression dans les usages de l’électronique ? Comment faire pour continuer à faire jouer des œuvres avec électronique conçus avec des systèmes périmés ?

C’est un grand problème car tout ce qui touche l’informatique est confronté à l’obsolescence programmée. On a des groupes de réflexion en ce moment à l’Ircam et ailleurs sur la pérennité des technologies utilisées. On sait que les outils avec lesquels on travaille vont disparaître. Une des solutions demeure les logiciels en accès libre, non commercialisés. Le moteur de l’outil commercialisé est de détruire l’ancienne version pour en vendre une nouvelle car cette industrie doit renouveler son parc d’objets en permanence en programmant leur obsolescence, sinon elle disparaît. Alors que les logiciels libres ne sont pas détruits. Je fais des pièces dans lesquelles je programme moi-même une grande partie de l’ordinateur donc il faut être sûr ensuite que ce que le logiciel utilisé va être réactualisé ou en accès libre.

Vous cherchez à renouveler la structuration de l’orchestre. Pourquoi et comment ?

 Je suis parti de l’idée que finalement, depuis la création de l’orchestre, on utilise toujours la même formation, cordes, bois, cuivres, de Haydn à Xenakis, avec juste davantage de pupitres. Je réfléchis recomposer l’orchestre avec les mêmes musiciens, mais en changeant la disposition et les rapports des groupes les uns avec les autres, de manière à avoir des instruments qui ne sont pas tout le temps homogènes, pas uniquement les cordes avec les cordes et les cuivres avec les cuivres. Je cherche à casser les niveaux hiérarchiques, supprimer les chefs de pupitres mais aussi amoindrir cette prédominance des cordes en place depuis la musique romantique. Je vois dans cette hiérarchisation de l’orchestre un reflet de notre société contemporaine très hiérarchisée. Je réfléchis à des solutions pour désarticuler ce dispositif, que la responsabilité de l’œuvre soit vraiment partagée par différents groupes. Tout comme la société doit être changée selon de nouveaux critères sociaux, je voudrai proposer à différents compositeurs de travailler sur cette idée de repenser l’orchestre en modifiant les hiérarchies et les responsabilités des musiciens, qu’ils puissent même se déplacer pendant le concert d’un groupe à l’autre.

Que retenez-vous des grandes formes de Wagner et de Mahler pour concevoir vos grands projets symphoniques ?

J’ai repris de Wagner son sens de la continuité et sa texture orchestrale avec un son global et des voix fusionnant entre elles. J’aime ses motifs formels devenant démesurés, créant un monde fantasmagorique où l’on se perd. Ce qui m’intéresse beaucoup chez Wagner comme chez d’autres compositeurs qui lui succèdent, c’est que nous ne pouvons pas analyser la musique à l’écoute, l’esthétique prenant le dessus sur nos facultés réflexives. J’ai fait une analyse approfondie du premier mouvement de la 9e symphonie de Mahler, il est passionnant de voir qu’il part d’un schéma classique de symphonie de forme sonate mais il l’organise en l’étendant d’un côté et de l’autre, puis en le développant il finit par détruire la forme elle-même pour faire ressortir uniquement une narration. Mais si on regarde bien la partition, il y a quand même, au fond, une structure qui est très organisée, avec un retour thématique, des développements, mais à l’écoute nous sommes incapables de trouver cette structure, nous sommes absorbés et perdus dans la forme, tout comme dans Wozzeck.

 Stravinsky disait ironiquement que tout Alban Berg se trouvait dans Mahler.

Il n’avait pas tort. Quand on écoute l’Adagio en ré mineur dans le troisième acte de Wozzeck, c’est vraiment du Mahler avec aussi un peu de Bruckner. Dans les trois pièces Op. 6 de Berg on entend beaucoup de Mahler avec toute cette musique militaire en arrière fond. La 9e et la 10e de Mahler ont vraiment irrigués Berg qui est un compositeur qui m’a passionné. J’ai analysé Wozzeck et ce qui me fascine dans cet opéra demeure sa dimension tentaculaire. Plus on rentre dedans, plus on s’aperçoit que les choses sont liées les unes avec les autres. Il y a une conscience de l’identité des éléments musicaux, ceux-ci entretenant entre eux certaines relations qui vont faire qu’ils vont aller dans d’autres direction ou s’auto-transformer. J’apprécie beaucoup cette plasticité thématique que j’essaie d’utiliser moi-aussi, en faisant en sorte qu’un élément formel se transforme en un autre d’une certaine manière, plutôt que de rester toujours le même, dans une transmutation des éléments les uns dans les autres d’une manière très organique à l’image des processus de développement que l’on retrouve dans la nature.

Vos derniers opéras se forment d’éléments hétérogènes, notamment Kein Licht. Allez-vous continuer sur cette voie ?

 Je suis en train d’écrire un opéra d’après Les derniers jours de l’humanité de Karl Kraus qui sera créé à Aix en 2025. Comme cet ouvrage est fait de multiples petites scènes, je vais créer une mosaïque dans laquelle chaque scène utilisera une instrumentation différente par rapport à la précédente. Suivant les nécessités dramatiques, il y aura du chant et de la voix parlée sous toute ses formes, avec différents modes d’émission vocaux et de l’électronique. Plus on chante, plus les spectateurs éprouvent des sensations, mais moins ils comprennent ce qu’il se passe. J’essaie de trouver une balance entre ces deux pôles, chanté / parlé. Tout est possible à partir du moment où l’on abandonne les codes de l’opéra du XIXe siècle qui me paraissent trop limitatifs aujourd’hui.

 (Interview réalisée par Romaric Gergorin pour la revue Classica, mai 2023)