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Deuxième entretien : Cologne, le 21 mai 2016

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Sarah Pieh : Notre dernier entretien date de l’été 2014. Le moment d’enchaîner et de revenir à certaines questions est arrivé. C’était dans le contexte de la création de Le temps, mode d’emploi, juste après. Tu avais expliqué la notion de « temps réel » et montré à quel point le temps joue un rôle dans ta musique, mais aussi dans ton travail de compositeur. L’espace semble également y avoir sa place. Je te cite : « Ce qui m’intéresse le plus maintenant dans la musique d’orchestre, c’est l’orchestre spatialisé. » Ta résidence à Cologne est un peu l’occasion rêvée pour mettre en œuvre ce désir, non ?

Oui, c’est venu à point nommé grâce à la complicité et l’amitié de François-Xavier Roth, qui a créé In situ avec la SWR à Donaueschingen. Quand il est arrivé à Cologne, il m’a proposé de donner suite à cela, pas forcément à In situ, mais il a émis le désir que je l’accompagne dans sa position de chef d’orchestre à Cologne. Et, je me rappelle, il m’a dit : « Il faudrait que tu viennes voir cette salle de Cologne [la Philharmonie de Cologne] pour que tu puisses imaginer quelque chose pour la salle. » Je lui ai dit que ça tombait très bien puisque In situ était déjà composée et me suis dit que ce serait l’occasion rêvée pour repenser, remodeler l’orchestre en fonction d’une salle. Ce qui m’intéresse comme image, c’est l’idée d’avoir une salle-instrument, imaginer une salle comme un grand résonateur. Certes, la salle est un instrument puisqu’elle reflète de la musique, mais vraiment l’utiliser avec des images sonores dispersées. Cette résidence à Cologne était vraiment une aubaine parce que cette idée de repenser l’orchestre était quelque chose que j’avais en moi depuis longtemps. J’ai une fascination pour l’orchestre, il m’a accompagné toute ma vie de musicien. Ce que j’ai fait pour In situ n’était pas du tout pensé pour cette salle, d’ailleurs on la jouera dans une autre salle ! C’est comme cela que l’idée d’un cycle est née, avec In situ en deuxième position. J’ai conçu Ring comme ouverture du cycle vraiment par rapport à cette salle.

C’est aussi le fait que tu deviennes compositeur de la ville de Cologne, en résidence pendant trois années, qui te permet de t’engager dans un projet de cette envergure. Tu l’as appelé la Trilogie Köln, que tu dis triptyque pour orchestre spatialisé. Est-ce que tu pourrais brièvement expliquer pourquoi tu désignes Ring comme le premier volet de ce triptyque ? Après tout, c’est In situ qui a été créée la première !

In situ est un concerto grosso, une pièce un peu plus complexe, qui fait intervenir un groupe de solistes très virtuoses sur scène [l’Ensemble Modern pour la création], et je me suis dit qu’il serait mieux de commencer par une véritable pièce d’orchestre qui serait de facture concertante. Je pensais qu’ouvrir le cycle avec In situaurait été trop complexe et j’ai plutôt imaginé d’ouvrir avec une pièce d’orchestre dans laquelle les groupes sont séparés. Ring est vraiment une pièce d’orchestre comme une ouverture. In situ sera une seconde étape quand on écoutera le cycle d’affilée dans sa totalité – ce que j’espère ! – et proposera plutôt quelque chose de concertant avec des parties solistes. Le cycle se terminera avec une grande pièce qui fera intervenir deux chœurs, un grand chœur amateur et un plus petit chœur professionnel ; l’orchestre sera le cœur de tout cela, ainsi que des acteurs et quelques chanteurs solistes. J’imagine donc une forme de type « oratorio » beaucoup plus complexe et dramatique dans le sens où il y aura du texte et de la musique électronique avec des voix. Pour cela, j’attends d’avoir terminé Kein Licht, l’opéra sur lequel je travaille avec Nicolas Stemann. Nous faisons un travail de recherche sur la voix parlée et la manière de traiter la voix parlée avec la voix chantée.

Comment traiter la voix parlée avec l’informatique pour créer des récitatifs ?

Ce matériau sera ramené dans l’orchestre et cette troisième pièce sera beaucoup plus longue, j’imagine qu’elle pourra durer une soirée entière.

Mais alors, revenons à l’espace : on peut dire que les trois pièces ont en commun le fait que tu disposes les musiciens dans la salle de manière assez dispersée. Dans Ring, le titre le dit, tu encercles un peu le public – dans quelle intention ?

Je veux que le public soit comme immergé dans le son de l’orchestre. J’ai eu cette idée d’un anneau sonore qui serait placé autour de lui. Et comme il ne pourra pas le voir complètement, étant au centre, certaines parties de la musique seront audibles mais invisibles. C’est très important car on n’écoute pas de la même façon lorsqu’on ne voit pas qui joue. C’est une situation qui est bien connue dans la musique électronique car les auditeurs n’ont aucune idée d’où viennent les sons et de comment ils sont produits. Le fait de ne pas comprendre d’où vient la source des sons apporte un mystère supplémentaire, mais participe aussi d’une certaine magie, ou fantasmagorie. Mais Wagner, déjà, avait anticipé sur ce phénomène avec sa célèbre fosse d’orchestre souterraine dans le Festspielhaus de Bayreuth. Cette séparation entre musique visible et invisible a été très importante dans la conception et la composition de Ring. D’autre part, je considère l’espace aussi comme une aide pour bâtir de la polyphonie. À partir du moment où l’on place les musiciens dans le même centre géographique, il faut écrire de manière très différenciée pour qu’on entende les différentes voix. Une écriture très contrastée est importante pour distinguer une voix d’une autre. En recherchant la polyphonie avec des voix qui se ressemblent, on a besoin de l’espace, car si une voix est à gauche et l’autre à droite de la salle, l’espace entre elles crée lui-même cette condition polyphonique.

Même dans les salles de bonne acoustique ?

Oui, la musique devient une texture unique, alors que très souvent je la compose comme quelque chose de polyphonique avec des voix, ou, disons, des structures très différentes. Pour moi, l’espace est générateur de polyphonie, c’est une chose qui m’intéresse beaucoup. L’autre chose – et je l’ai découverte pendant les répétitions – est que j’aime beaucoup les ambiguïtés en musique ; là, je suis très debussyste ! J’aime bien que les choses soient suffisamment complexes et ambiguës pour qu’une question se pose à l’auditeur. Il doit faire un pas vers la musique, ou elle doit lui poser des questions. J’ai remarqué pendant les répétitions, qu’il est très difficile de savoir d’où vient la musique à certains moments, car on ne voit que les musiciens sur scène. L’auditeur se demande si ce qu’il entend est produit sur scène ou non ! Le geste d’un musicien renseigne déjà ! Quand il y a une ambiguïté entre ce que l’on voit et ce que l’on entend, les choses se compliquent, et à ce niveau-là ce qui se passe dans Ring est très satisfaisant. On entend plus que ce que l’on voit, comme quand on nous raconte une histoire et elle nous fait penser à autre chose, il y a tout un monde non réductible à l’histoire, qui s’ouvre, des associations se produisent, etc.

Je résume : deux raisons, donc, pour lesquelles tu expérimentes avec l’espace. La première est d’ordre acoustique, la seconde plutôt sociologique ; elle questionne l’écoute de l’auditoire. Une des conclusions serait que les salles devraient permettre de placer le public absolument partout, au moyen de fauteuils mobiles, supprimer la séparation entre la salle et la scène, etc.

… Je dirais qu’il y a encore une autre raison, qui est historique : cela fait deux siècles qu’on reproduit le même orchestre, Haydn, Mahler, c’est à peu près le même ! Les cordes devant, les bois derrière, etc. En découvrant le Japon, notamment, où les manières de constituer un orchestre et de faire du théâtre sont différentes, je me suis dit qu’il faudrait changer cette donne, qu’il y a d’autres manières de concevoir l’orchestre qu’en familles homogènes. Je voulais constituer des ensembles mélangés avec des instruments de familles différentes pour obtenir des textures musicales nouvelles. En ce qui concerne la relation entre l’auditoire et les musiciens, il y a une mode en ce moment, c’est de faire des salles impressionnantes, de rapprocher le public et l’orchestre pour avoir plusieurs perspectives, ce qui change la relation avec la musique. Le problème, c’est que si ces salles sont à 90 % dédiées au répertoire classique et romantique, il y a quelque chose d’incohérent ! Quand Brahms, Bruckner ou Mahler ont composé leurs œuvres, ils les ont conçues pour qu’elles soient écoutées frontalement. Si on met le public derrière la scène, on a aussi les percussions au premier plan et on change le point d’écoute : on se trouve devant un mur de cuivres ou de percussions qui occulte l’intention du compositeur. C’est incohérent pour un Debussy ou un Mahler qui étaient des prodiges de l’orchestration. C’est surtout terriblement incohérent lorsqu’il y a un soliste, une soprano ou un violon, par exemple. Il arrive que l’œuvre en sorte totalement « défigurée ». Maintenant, il faut composer pour ces salles-là, leur architecture permet d’imaginer différemment des situations, sans hiérarchie et sans égards pour les convenances sociales du xixe siècle, avec premier violon, second violon, ces hiérarchies internes de l’orchestre et à l’intérieur des groupes. Ce que j’adore chez Debussy, c’est qu’il a cassé cette image dominante de la musique romantique avec la place omniprésente des cordes dans le répertoire classique et romantique. Il a dispersé cette distribution. C’était le premier pas qui a le plus éveillé ma curiosité. C’est très intéressant et c’est pour cela qu’il faut développer des stratégies de composition adaptées, de manière assez souple.

En parlant de la hiérarchie dans l’orchestre, être situé devant indique toujours être le groupe le plus remarqué. Mais quand on pense hiérarchie, on trouve le parallèle dans la salle avec les catégories de prix pour les places, alors que dans ces salles modernes, le prix ne se justifie pas ou peu par la qualité d’écoute, c’est la visibilité qu’on paie ! Ainsi, en dispersant l’orchestre, rend-on un peu moins visible cette hiérarchie dans le public qui reflète un ordre social ?

L’orchestre avec ses hiérarchies, son chef, est un reflet de la société du xixe siècle… J’ai déjà utilisé le balcon des étudiants pour placer des musiciens ! Cela fait partie de la volonté de briser cette image de l’orchestre comme instrument bourgeois par excellence et de permettre une approche dans laquelle le placement serait libre, où il n’y aurait pas de meilleure place qu’une autre. C’est aussi ce qui m’a intéressé dans la composition du Vorspiel, c’est-à-dire du prélude. J’ai écrit pour Ring 20 minutes de musique, des fragments qui vont être joués quand le public rentrera dans la salle. Des moniteurs vidéo donneront un timing qui fera que sur tel numéro, les musiciens vont jouer tel fragment. Le public se demandera si le concert a vraiment commencé. Et, en effet, on ne saura jamais quand la pièce commence. Ce qu’on entend sont des prémonitions de ce qui viendra après. Petit à petit, une texture se crée, un peu comme une eau dormante qui s’éveille. L’auditoire s’apercevra que ce qu’il a entendu était déjà le début. C’est l’incertitude quant à savoir ce qui est musique et ce qui ne l’est pas. Ce dispositif s’installe tout seul et le chef ne rentre pas sous les applaudissements, la musique baisse, il prend cette texture et la conduit jusqu’à la fin de l’œuvre qui dure environ 35 minutes. Il modélise cette structure, donc on passe d’une écoute libre à quelque chose de structuré.

On casse aussi l’image du chef, de cette autorité, etc.

Oui, le chef est là comme quelqu’un qui n’a plus le rôle dominateur mais qui prend la musique et la mène ailleurs.

L’espace a ici son rôle à jouer…

On parle toujours de l’effet intimidant de ces lieux, et c’est vrai, quand on voit un pianiste, on a peur pour lui, il a tellement travaillé, et on entre ainsi dans la musique avec cette peur au ventre, on se projette, on se demande comment il va s’en sortir, et je me dis que ce n’est pas la meilleure manière d’entrer dans la musique ! Je préfère avoir l’attitude d’invitation. Il y a un mot que j’aime beaucoup, George Steiner l’utilise, c’est un mot du Moyen Âge et de la Renaissance : la « cortesia », qui est cet état où l’être humain est prêt à inviter en soi une œuvre d’art, une personne, un Autre… C’est un état d’esprit, une disposition mentale et physique de l’individu qui le porte à accueillir. C’est ce que j’aimerais arriver à créer dans Ring.

Cela fait presque une semaine que tu es à Cologne et demain Ring sera créée à la Philharmonie. Le Gürzenich-Orchester Köln est un orchestre de répertoire. J’imagine que, pour les musiciens, le travail et l’interprétation de ta pièce doivent être une expérience assez unique. Comment se sont passées les répétitions, y a-t-il eu quelque chose qui t’a étonné ou même frappé dans l’attitude des musiciens ?

La première répétition a été ce que l’on pourrait appeler un « aplat », c’est-à-dire qu’on a joué toute la partition, l’orchestre du centre d’abord, puis les groupes autour en deux répétitions. Ils ont été séduits dès le départ, j’ai eu beaucoup de retours, beaucoup de musiciens sont venus me voir après les répétitions. J’ai eu des contacts très chaleureux avec eux, ils me posaient beaucoup de questions, et très fréquemment, car il fallait qu’ils sachent certaines choses ! Parfois j’écrivais « fortissimo » et je leur disais : ici jouez « mezzo piano », car vous êtes tellement proches ou loin, etc. Ils ont très bien compris que, même si le résultat doit être assez doux, il faut donner beaucoup plus dans l’expression. Cela nous a amenés, François-Xavier Roth et moi, à corriger beaucoup de choses à l’intérieur de la partition. Il y a eu un moment où j’ai carrément supprimé les percussions. J’entendais des bruits métalliques, et puis en répétant sans les percussions, je me suis rendu compte que les percussions attiraient immédiatement l’attention de l’auditoire et que l’on perdait cette perception des mouvements spatiaux de la musique. C’est une question de l’information ; l’oreille est un filtre qui fait des choix, on ne peut pas toujours percevoir plusieurs niveaux. Du coup, j’ai fait des coupes à l’intérieur de la texture orchestrale. Tout cela s’est passé dans un calme extraordinaire. Pour la première répétition, les moniteurs ne marchaient pas, l’image de François-Xavier Roth était floue, des musiciens se levaient et j’ai eu un peu peur. Mais avec un calme incroyable, François-Xavier Roth a magnifiquement géré la situation. Si on considère en plus qu’il ne s’agit pas d’un orchestre spécialisé dans la musique contemporaine… Alors certes, l’écriture est le plus souvent classique, mais il y a des modes de jeux écrasés pour les cordes, des bruits de souffle dans les cuivres, des parties de percussions auxquelles les musiciens ne sont pas habitués. Je ne suis pas un spécialiste de ce que les Américains appellent les « extended techniques », c’est-à-dire faire jouer les musiciens d’une façon totalement différente de ce qu’ils ont appris dans leurs formations, mais je les utilise lorsque l’expression musicale le demande.

Donc une vraie prise de conscience de soi par rapport au groupe, à l’espace…

C’est peut-être dû au fait qu’ils se sentent moins membres d’un groupe, ils sont tous solistes. Cette hiérarchie dont on parlait doit pouvoir s’estomper. Ce serait un peu comme de la musique de chambre démultipliée en une pluralité de groupes qui ne seraient pas plus importants les uns que les autres. L’orchestre du futur devrait évoluer dans ce sens. Voilà, finito ?

(rires)