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Entretien avec Agnès Terrier à propos de « Kein Licht » (2017)

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Agnès Terrier [1]: Comment avez-vous appréhendé le texte de Jelinek, et comment se présente le « livret » de Kein Licht ?

Comme pour chacun de mes ouvrages lyriques, je suis parti du texte, c’est-à-dire des mots et des situations à la fois. Ce texte d’Elfriede Jelinek se présente comme un continuum dialogué, un échange entre deux « protagonistes », A et B, destiné au théâtre sans être formellement théâtral. S’il ne paraît pas structuré, il est en revanche composé comme une partition et, par ailleurs, truffé de références poétiques. Je l’ai d’abord lu et relu afin d’y repérer les thèmes dominants et inspirants – le vent, les animaux, l’électricité et son absence, etc. Puis j’ai soumis une trame à Nicolas Stemann afin qu’il la valide du point de vue dramaturgique. Nous avons ainsi avancé en construisant les moments de notre spectacle. Ensuite, pour sélectionner les textes destinés à être chantés, je suis parti du principe bien connu selon lequel plus on chante à l’opéra, moins on comprend les mots. J’ai évoqué, lors de mon séminaire au Collège de France, cette opposition quasi irréductible entre sens verbal et motifs musicaux. Wagner puis Debussy n’ont fait qu’intensifier le paradoxe en confiant à l’orchestre les non-dits du dialogue. Ces considérations m’ont guidé dans le texte de Jelinek : j’ai prélevé avec l’aide de Nicolas les phrases les moins prosaïques, les plus émotives ou métaphysiques. De ces phrases nous avons fait des textes dont nous avons déterminé la longueur et que j’ai pu retravailler dans le processus de composition. Ainsi tout ce qui est chanté, quoique réagencé, est de Jelinek. Y compris l’un de ses tout derniers écrits qui porte sur Donald Trump, et que nous avons intégré au projet au mois d’avril dernier. L’unique exception est le poème O Mensch ! Gib Acht !, issu de Also sprach Zarathustra de Nietzsche, que Mahler a mis en musique dans sa Troisième Symphonie, et sur lequel j’ai écrit le lamento final. Pour le reste du spectacle, les textes parlés et projetés sont choisis par Nicolas, et certains même écrits par lui, à l’exception des deux brefs textes que je dis moi-même et que j’ai écrits à sa demande. Il m’a convaincu d’endosser ce qu’il fait souvent dans ses spectacles : assumer et expliciter que la représentation ne cache rien, que tout – musique électronique, création vidéo – se fait à vue. Pourquoi ne pas aider le public à se repérer, par exemple à mieux appréhender le rôle de l’ordinateur dans la musique ?

Justement, comment intervient l’ordinateur dans votre travail compositionnel ?

Je défends une conception de la musique électronique basée sur l’écriture musicale, c’est-à-dire totalement intégrée au projet général et essentielle à la cohérence de la partition. Je regrette une sorte de dérive que je constate actuellement, qui consiste à considérer la ressource électronique comme une boîte à outils fournissant un catalogue de procédés utilisés pour accumuler ou varier les effets, mais sans nécessité intrinsèque au projet. L’électronique permet une musique en temps réel, un temps qui n’est pas soumis aux temporalités multiples, inhérentes à la partition : celle de son écriture, puis celle de son édition, enfin celle de son apprentissage et de ses répétitions. Ce temps réel, c’est le temps du théâtre : libre, modelable, modulable ; à l’opposé du temps de la musique traditionnelle occidentale, qui est structuré, rythmé et borné. Ces deux temps, du théâtre et de la musique, l’électronique me permet de les réunir. Que la technique nous fournisse une liberté d’improvisation, de création, de maîtrise du temps, c’est intéressant… Ça l’est d’autant plus dans Kein Licht que la place de la technique est contestée en Allemagne. De l’autre côté du Rhin, les musiciens sont poussés, en réaction à leur histoire nationale, dans une quête de l’humain et du vivant, un engagement en faveur de l’écologie et une défiance à l’égard de la technique. De tout cela, Kein Licht doit traiter jusqu’au cœur du processus compositionnel, d’autant que le projet de Nicolas Stemann est de jouer sur ces antagonismes. L’électronique m’a permis, dans les studios de l’Ircam, d’explorer la musicalité, disons, chaotique de la voix parlée. J’ai voulu travailler, avec l’aide de la technologie, sur la transformation de la voix parlée en récitatif, le récitatif étant la région commune entre parole et musique, et le fondement du genre lyrique. Néanmoins, les outils mis au point dans cette optique n’offrent pas encore de résultats satisfaisants. Je ne les utilise qu’une seule fois dans le spectacle ; mais cette recherche est à poursuivre. En revanche, j’ai construit avec Thomas Gœpfer, réalisateur en informatique musicale à l’Ircam, un environnement de travail qui me permet d’intervenir sur les voix parlées – qui sont sonorisées – selon une quinzaine de paramètres. Par exemple en captant les hauteurs de la voix parlée, en les tempérant après coup puis en les envoyant sur une matrice de Markov, je peux produire de la musique composée en temps réel. Certaines musiques trouvent donc leur source dans la propre voix parlée des acteurs. Je suis donc très actif pendant le spectacle, ce avec quoi jouent aussi les acteurs.En définitive, l’ensemble de la partition égrène toutes les modalités vocales de l’art lyrique, du parlé au chanté en passant par le parlé rythmisé, le Sprechgesang, le récitatif.

Comment est construite la partition de Kein Licht ?

Pour chacun des thèmes sur lesquels nous nous sommes accordés, j’ai déterminé un caractère musical – au sens large, car il ne s’agit pas de leitmotive à la Wagner. Puis j’ai composé pour chacun plusieurs modules musicaux qui sont disposés ensuite dans le spectacle en fonction de son déroulement dramaturgique. Les situations musicales sont donc identifiables au sein d’un ensemble cohérent. Ainsi le vent se caractérise par des notes répétées aux cordes, rapides comme des rafales, et deux arias lui sont dévolues. Les lamenti sont marqués par une tierce mineure confiée au piano et à la contrebasse, et par des gammes descendantes en quarts de ton. Les Kerzenmusik – ces musiques de chandelles qui sont jouées après le black-out – sont principalement basées sur des sons de percussions frottées. Certaines liaisons entre les modules ont été écrites une fois l’ordre du spectacle établi. On pourrait agencer différemment ces modules, qui sont tous numérotés. Les finales doivent venir en conclusion des grandes sections du spectacle – ce sont deux grands ensembles à la Mozart, le module 6 qui mêle voix parlées, voix chantées, orchestre et musique électronique, et le module 7 qui est le point culminant de toute la partition au moment du black-out. En revanche, comme leur numérotation l’indique, les modules 1A, 1B et 1C sont comme d’autres interchangeables et séparables. Mon projet a évolué. Au début, je pensais tirer du processus de création scénique un opéra continu, en écrivant les transitions et en figeant la partition à l’épreuve du plateau. Il me semble aujourd’hui que l’œuvre doit aussi pouvoir rester ouverte. Je pense que Kein Licht existera dans les deux versions. En 2017, avec Nicolas Stemann, nous avons fait des choix d’ordonnancement qui correspondent à ce que nous voulions raconter. Mais de Duisburg à Paris en passant par Strasbourg, nous faisons évoluer l’ensemble. D’autres pourront donc s’emparer autrement de la partition. Ce qui est révélateur de la forme ouverte de Kein Licht, c’est que je la perçois en trois parties et Nicolas en cinq ! Enfin, le spectacle est très organisé, mais certains glissements restent possibles du fait des acteurs. La musique est truffée de points d’orgue. Elle se partage entre des temps actifs qui avancent sous la direction du chef d’orchestre Julien Leroy, et des temps contemplatifs et suspensifs du point de vue des spectateurs. Tout est sous contrôle, aussi bien le solo de trompette accompagnant le chien au début que le déversement de l’eau, mais il y a quelques fenêtres de liberté, comme lorsque les chanteuses imitent le chien sur un temps limité.

Vous avez cité Mozart et Mahler, y a-t-il des références dans votre musique ?

Oui, car le texte de Jelinek y invite. Elle l’a truffé de phrases issues de ses lectures et des œuvres qui l’habitent, elle l’a même en quelque sorte tissé de ses émotions de lecture. Daniela Langer, ma compagne, m’a aidé à identifier une partie de ces références qui brassent très largement la littérature allemande depuis Luther. J’en ai identifié un peu aussi, à une moindre échelle. J’emprunte à Mozart l’idée d’accompagner l’un des ensembles vocaux de la partition par un effectif réduit d’instruments. Comme dans le trio des masques dans Don Giovanni. Je me suis plu à accompagner les trois femmes d’une flûte, d’une clarinette, d’un cor et d’une trompette. Dans d’autres passages aussi, j’ai réduit le nombre des instruments. Pour des raisons dramaturgiques parfois, quand il était prévu que des musiciens viendraient se mêler aux comédiens et aux chanteurs sur la scène. C’est possible pour le violon et l’alto, également pour les vents, d’où plusieurs petits ensembles instrumentaux. Mais même s’ils ne sont pas impliqués scéniquement, cela m’intéresse que la musique passe d’une texture chargée à cette ombre sonore que seul un instrument à vent peut prodiguer à la voix humaine… Dans le dernier lamento, je joue évidemment avec la référence à Mahler : je reprends l’un des motifs du 4e mouvement de sa Troisième Symphonie, sa seconde majeure descendante, et comme je la place dans un contexte non tempéré, elle devient pour ainsi dire une « petite » tierce mineure descendante. La citation la plus explicite dans Kein Licht est confiée au baryton Lionel Peintre, dans l’épisode sur Trump. Il s’agit de la phrase que Jelinek reprend à Büchner, « Ein guter Mensch » : je ne peux que citer ici le Wozzeck de Berg (le Capitaine adresse ces mots à Wozzeck). Moins explicite peut-être est la citation, dans le trio des femmes avec le chien, du climax du trio final de Rosenkavalier de Strauss. Peut-être ma partition contient-elle aussi des citations involontaires d’œuvres que j’ai beaucoup lues et analysées. Le trompettiste m’a affirmé reconnaître à plusieurs reprises des échos de La Mer de Debussy ; on m’a dit entendre un peu de la mort d’Isolde dans le dernier lamento ; si cela existe, c’est involontaire. Enfin, si Wagner était présent, ce serait surtout en creux, comme ce dont je peux me dégager dans ce projet. Dans l’histoire lyrique, Wagner avait dressé une borne par rapport à laquelle les compositeurs ont dû se situer, ou à laquelle ils se sont mesurés. L’opéra continu qu’il a développé dissout les éléments constitutifs du genre dans une totalité organisée par l’usage dramaturgique des leitmotive, dont chacun fonctionne en association avec un personnage, un objet, une situation. Je dis parfois, avec un brin de provocation, que l’on ne fait que composer des opéras « wagnériens », c’est-à-dire des histoires continues fonctionnant sur plusieurs niveaux de symbolique musicale. J’en ai moi-même « commis » quatre dans le genre. Avec Kein Licht, spectacle conçu dans la discontinuité, qui l’assume, et qui ne comporte pas de personnages, je travaille avec bonheur hors du cadre wagnérien, même si ma passion pour la musique de Wagner n’a pas faibli. J’ai écrit des modules séparés, la partition présente une forme non-linéaire et ouverte, et notre spectacle en propose une organisation possible parmi d’autres. Par ailleurs, les interprètes et les auditeurs ne se voient pas imposer des associations d’idées musicales.

Kein Licht frappe par son mélange de liberté et d’organisation. Cela définit-il le terme « Thinkspiel » dont vous qualifiez le spectacle ?

Sous ses dehors de processus en transformation permanente, le spectacle s’avère progressivement très organisé. Son développement s’en tient au matériau de départ et le conduit jusqu’au bout dans une grande rigueur de contrôle. Cette économie de moyens se révèle après le black-out, qui intervient au milieu du spectacle : la représentation poursuit un moment son cours sans électricité, ce que marque le solo d’alto. Rester dans le même matériau m’a permis de passer par des expressions complètement différentes en évitant tout effet. Pour la fin du spectacle, j’ai composé ce que j’appelle une musique de gouttes d’eau : elle est dans la continuité de ce qui précède. Le « Thinkspiel », c’est notre façon de nommer ce spectacle qui crée un espace commun de réflexion : Kein Licht n’est pas une œuvre « engagée », car nous n’avons pas de réponse aux problèmes qu’elle soulève. C’est une œuvre ouverte en ce qu’elle questionne nos choix de société et qu’elle refuse le recours à la fiction, à la personnification et à l’identification, pour mieux impliquer les spectateurs.

Entretien réalisé par Agnès Terrier en septembre 2017.

[1]    Agnès Terrier est dramaturge et conseillère artistique à l’Opéra Comique