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Entretien avec Cyril Béros, à propos de « Kein Licht » (2018)

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Spectacle post-apocalyptique inspiré de la catastrophe nucléaire de Fukushima, Kein Licht brasse les références, les genres et les moyens d’expression dans un tourbillon qui emporte tout sur son passage. Réinventer une forme lyrique à la hauteur des désordres de l’époque, tel pourrait être l’enjeu de ce Thinkspiel noir, grinçant, et pourtant bien vivant. Nous avons demandé au compositeur Philippe Manoury de nous dévoiler quelques-uns des ressorts de la fabrication de son opéra, basé sur trois textes de l’écrivaine autrichienne Elfriede Jelinek, et mis en scène par Nicolas Stemann.

Cyril Béros [1] : Avec Kein Licht, il y avait l’envie de créer une forme lyrique qui puisse s’écrire sur le plateau, selon un processus ouvert, impliquant tous les protagonistes, selon la méthode du théâtre plutôt que celle de l’opéra. Quels principes aviez-vous posés au départ avec Nicolas Stemann ?

L’idée de mélanger les voix parlées (donc le théâtre) et les voix chantées (donc l’opéra) était une des bases de tout ce projet. La question centrale qui se posait était celle-ci : pourquoi telle ou telle phrase devrait-elle être chantée plutôt que parlée ? Il n’y a rien de plus faux que cette habitude de vouloir donner à l’opéra une teneur réaliste. Le cinéma ou le roman y arrivent, avec le théâtre c’est déjà plus difficile, mais avec l’opéra ou dans toute autre forme lyrique, ça ne marche pas. Ces formes impliquent une stylisation qui nous éloigne du réalisme. Ou alors il faudrait écrire de la pop music ou du rock « n » roll – musiques qui fonctionnent sur des formules très conventionnelles et amplement partagées – mais ce n’est pas mon propos.

Une autre idée importante était celle de ne pas avoir de personnages représentés par des chanteurs ou des acteurs : Monsieur Untel, baryton, va jouer Monsieur Don Giovanni. Non. Pas de ça. Il est tout à fait possible de raconter une histoire, de susciter des émotions sans passer par ces codes de représentation. J’avais été très frappé, au cours d’un séjour d’étude au Japon, par les formes de représentation traditionnelles de ce pays, tout particulièrement par ce théâtre de marionnettes à Osaka qu’on appelle le bunraku. C’est un théâtre très stylisé et incroyablement expressif à la fois. Cela est resté gravé dans ma mémoire. J’ai également été très intéressé par ce que j’avais vu dans les mises en scènes de Nicolas Stemann qui, justement, travaille lui aussi dans ce refus d’associer de manière figée les acteurs à des personnages distincts. Le public d’aujourd’hui est préparé à d’autres formes de narration qui peuvent très bien se passer des codes datant de l’opéra classique ou romantique. Si je devais évoquer une analogie – même si elle peut paraître étrange, car ne se situant pas dans le même domaine artistique – je dirais qu’on n’est pas très loin de certains films de Bergman ou de Fellini, tels que Persona ou Huit et demi, où il n’y a, à proprement parler, pas d’histoires au sens où on l’entend habituellement, mais qui nous parlent bien plus que d’autres films, fabriqués à grands coups d’intrigues.

Comment dès lors garder cette souplesse dans l’élaboration, tout en avançant dans la composition qui est un processus long ?

J’ai composé ce « Thinkspiel » sous forme de modules séparés autour desquels il a fallu construire ensuite une dramaturgie. Je n’ai pas écrit une partition continue, mais des ensembles, des arias, des duos, des trios, des chœurs, des sections instrumentales, qui ont été ordonnés au cours du travail scénique. Il n’y a pas de péripéties dans Kein Licht, donc pas d’obligation de mettre telle partie avant ou après telle autre. Nous avons ainsi pu expérimenter beaucoup de situations, voir ce que produisaient un certain ordre de ces modules et leurs enchaînements. Nous voulions tous les deux que musique et théâtre s’interpénètrent profondément. Il fallait donc tenir sur cette idée que la forme de l’ouvrage devait être le fruit d’un travail expérimental sur le plateau, non d’une réflexion théorique ou abstraite. En ce sens, il est toujours possible de reprendre ce matériau et de l’organiser différemment dans une autre dramaturgie.

Par ailleurs, les rôles des acteurs, chanteurs, musiciens devaient être rendus plus fluides. Caroline Peters et Niels Bormann, ces deux acteurs étonnants, devaient parfois parler en tenant compte de certains sons venus de l’orchestre, ce qui n’est pas dans leurs habitudes car ils ne savent pas lire la musique. Symétriquement, les quatre solistes, tous chanteurs professionnels, ont dû souvent parler. Sans oublier Cheeky, cette petite chienne, qui devait pousser des plaintes et des aboiements à des moments très précis. Certains musiciens de l’ensemble Lucilin devaient parfois devenir des instrumentistes solistes intégrés au jeu scénique. Une grande partie de cette organisation s’est construite pendant les répétitions, sur le plateau.

Le matériau textuel de Jelinek se présente comme un bloc extrêmement dense, composite et polyphonique. C’est en soi une sorte de partition verbale. Comment vous en êtes-vous saisi ?

J’ai d’abord tenté de saisir des thématiques générales dans ce texte – le vent, les particules, les animaux, les machines, une femme endeuillée, l’industrie, etc. – sur lesquelles j’ai élaboré différentes propositions musicales. Par exemple la femme endeuillée fait l’objet de trois lamenti, le vent comporte un solo de baryton et un duo soprano / mezzo, etc. Ces propositions sont réunies par un traitement musical spécifique – des descentes micro-tonales, des fusées sonores très rapides, un ostinato… – qui reviendront, comme des sortes de leitmotivs, pas à la manière des mélodies wagnériennes, mais plutôt à celle des grandes structures sonores identifiables.

J’ai ensuite demandé à Nicolas Stemann d’isoler des fragments du texte allemand d’Elfriede Jelinek susceptibles de faire l’objet d’un traitement stylisé par la voix. Il a rédigé une sorte de libretto que j’ai ensuite complété pour mes propres besoins. Le texte de Jelinek, dans sa grande majorité, convenait très bien. Il s’agit surtout de pensées et de réflexions qui, bien que s’appuyant sur des situations réelles, ne charrient pas pour autant des faits réalistes. Il n’expose que très rarement des actions, mais plutôt des réflexions à propos d’actions et de situations. Nicolas a lui-même ajouté des textes de son cru qu’il a écrits suivant les nécessités scéniques. Il faut préciser que Elfriede Jelinek, que je n’ai d’ailleurs jamais rencontrée, est quelqu’un qui laisse une totale liberté dans l’utilisation de ses textes. Ses textes restent ses textes et ce que nous en avons fait est autre chose. C’est comme lorsque Debussy prend un poème de Baudelaire ou de Mallarmé, il ne détruit pas l’original mais compose un autre objet artistique. J’avais fait auparavant beaucoup d’expérimentations sur la voix parlée pour trouver comment déduire de cette dernière un récitatif avec les moyens de l’informatique. Cela n’a pas été réellement concluant et j’ai donc abandonné beaucoup de matériaux que j’avais préparés dans ce sens. J’espérais créer une forme intermédiaire entre le parlé et le chanté. Cela peut très bien marcher, mais seulement dans certains cas très précis. Il faut d’abord que l’acteur ne parle pas fort pour que sa voix réelle ne soit pas perçue par le public et que l’on n’entende que la transformation. Ensuite son débit doit être assez lent pour que la transformation du parlé en notes musicales puisse s’entendre. Tout cela était certainement trop contraignant par rapport aux exigences dramatiques. J’utiliserai ces procédés dans un autre contexte. Mais pour Kein Licht j’ai donc utilisé la voix parlée sans musique (théâtre pur), la voix parlée librement sur la musique (mélodrame), la voix parlée librement mais en rythmes musicaux, la voix parlée avec inflexions vocales et notations rythmiques précises, la voix mi-parlée / mi-chantée (sorte de Sprechgesang), le récitatif chanté, la voix chantée syllabiquement avec intelligibilité des mots et la voix chantée avec ornementation ou voix polyphonique (opéra pur) ; donc environ huit formes d’expression différentes, allant du parlé pur au chanté pur. J’ai composé des grands mélanges dans lesquels ces différentes formes d’expression se retrouvent mêlées.

Et du point de vue de la structure dramatique, comment les choses se sont-elles cristallisées et développées ? La thématique écologique était-elle présente dès le départ ?

Rien ne s’est imposé au début. Les formes émergeaient peu à peu pendant les répétitions. La construction s’élaborait en travaillant avec les acteurs et les chanteurs. Deux éléments se sont présentés en cours de route. Le premier, c’est le nouveau texte que Jelinek nous a envoyé à la suite de l’élection de Donald Trump. Le nucléaire n’y est plus vu uniquement sous l’angle d’une catastrophe écologique, mais aussi sous celui d’une menace militaire. Ce texte nous est arrivé courant avril, soit deux mois seulement avant l’échéance pour la composition de l’ensemble. Nicolas m’a demandé s’il m’était possible de l’intégrer. J’ai accepté et ajouté ce que Jelinek a appelé Schnatter-Oratorium, c’est-à-dire « l’Oratorio jacassant ». Nous avons longtemps discuté pour savoir où le placer. Dans mon esprit, il devait être une sorte de divertissement assez court, comme une fenêtre ouverte sur un thème de cette histoire. Pour Nicolas, il devait prendre une forme moins divertissante et plus développée. C’est cette dernière idée qui a finalement été adoptée.

Le deuxième élément étranger qui est intervenu est la visite de deux scientifiques lors de nos répétitions. Tout d’abord Sébastien Balibar, un physicien français bien connu pour son action contre le réchauffement climatique et aussi en faveur de l’utilisation de l’énergie nucléaire. Je l’ai invité pour nous parler de tout cela et il est resté toute une matinée pour nous éclairer sur ces problèmes. J’ai également invité Mathieu Langer, un jeune astrophysicien, pour nous parler des équations d’Einstein et de Schrödinger, ainsi que des différents problèmes et solutions liés à l’énergie. Tout ce corpus était passionnant. Une grande partie de la distribution était allemande, donc ouvertement anti-nucléaire. C’était intéressant de leur apporter une vision opposée à leurs convictions. Je n’avais, en effet, aucune envie de faire une œuvre politiquement « engagée », comme on dit. Je souhaitais poser les vrais problèmes et les réelles contradictions que toute cette histoire charrie. La thématique écologique s’est donc invitée au fil des répétitions et a grandement nourri le résultat final. Je pense que Jelinek a, quant à elle, une position très tranchée contre le nucléaire. Ce n’est pas mon cas. Beaucoup d’études montrent que les énergies fossiles sont beaucoup plus dangereuses que le nucléaire, l’augmentation du CO2 est un argument très sérieux en faveur du nucléaire. Les éoliennes ne règlent pas tout partout. Ce que nous avons surtout essayé de montrer, c’est que, malgré nos connaissances et surtout malgré nos croyances, nous continuons à nous comporter comme si de rien n’était. Qui est prêt à réduire sa consommation en électricité et en carburant (l’ordinateur, la télévision, la voiture, l’avion…) pour limiter les dépenses énergétiques ?

Revenons à la musique elle-même. Sur quelles bases écrire un opéra aujourd’hui ? Quelles références au genre est-il indispensable de préserver ? Et comment garantir une cohérence proprement musicale au-delà des principes motiviques, wagnériens ou bergiens ?

Pour moi, il y a eu deux grandes époques dans l’opéra : l’opéra baroque et classique (disons l’opéra à numéros) et la révolution wagnérienne. Qu’on le veuille ou non, les opéras composés après Wagner restent wagnériens même si, parfois, ils se dressent contre cette esthétique. Debussy, Strauss, Berg, Zimmerman – pour ne citer que ces grands noms – ont tous poursuivi la tradition wagnérienne en refusant le découpage en numéros au profit de la mise en place de la continuité formelle, narrative et psychologique. Je pense qu’on est arrivé au bout de cette histoire et qu’il faut vraiment réfléchir à un changement de codes. C’est pour cela que je n’ai pas appelé Kein Licht un opéra mais un Thinkspiel. Le premier code brisé, comme je l’ai déjà dit, c’est la suppression du héros ou de l’héroïne comme personnage auquel le spectateur s’identifie. Un deuxième code a été brisé dans la méthode même de composition qui consistait à ne pas définir la forme en amont mais de proposer un matériau musical et dramatique qu’il fallait rendre expressif et perceptible. Dans le mot « Thinkspiel » sont mêlés l’anglais « to think » (penser) et l’allemand « das Spiel » (jeu). On pourrait le traduire comme « jeu de la pensée » ou « pensée en jeu » ; et cela sous-entend impérativement la présence permanente d’une pensée pour construire une représentation jouée.

Après cela, il y a bien sûr des emprunts à l’histoire de l’opéra : on entend un jeu de mots sur « Singspiel », forme classique qui mêlait la musique et le théâtre, des arias vocales, des ensembles polyphoniques, des moments purement instrumentaux. Mais ce ne sont pas des références au sens de citations ; je ne suis pas du tout un postmoderne ! J’ai repris une vieille technique mozartienne qui consiste à accompagner un trio de chanteurs par un petit groupe d’instruments à vent. Cela produit un effet merveilleux car les timbres se mêlent très bien aux voix et deviennent une espèce d’ombre sonore. Par ailleurs, j’avais décidé très tôt de terminer l’œuvre par un lamento. J’ai repris, pour cela, une mélodie que j’avais composée il y a plusieurs années pour un cycle sur des textes de Nietzsche. Il se trouve que j’ai choisi O Mensch !, le même poème que Mahler a utilisé dans sa Troisième symphonie. On y entend la musique de Mahler, mais en filigrane, car chez moi, tout se passe dans un espace tissé en quarts de tons. J’ai incorporé ce texte car il sonne comme une sorte de mise en garde adressée à l’humanité, ce qui convient parfaitement, sorti de la bouche de cette femme endeuillée qui parcourt l’espace dévasté depuis le début du Thinkspiel. Par ailleurs, une autre aria, chantée par une mezzo, est juste accompagnée par une flûte alto et une grosse caisse ; c’est une lointaine référence à la musique traditionnelle du Japon (n’oublions pas que c’est suite à la catastrophe de Fukushima que Elfriede Jelinek a écrit ce texte).

Nous nous sommes très bien entendus avec Nicolas Stemann et l’une des raisons de la réussite de notre collaboration, c’est que nous portons, l’un comme l’autre, une grande attention à la dimension formelle. La manière dont les points de tension et de détente devaient être répartis dans la durée de l’œuvre était constamment dans notre esprit. Ainsi, nous avons fini par concevoir ce spectacle en trois grandes parties, les deux premières se terminant par de grands ensembles (comme chez Mozart !) mais correspondant également aux trois grandes périodes au cours desquelles Jelinek a conçu son texte : 2011 pour Kein Licht, 2012 pour Epilog (monologue de la femme endeuillée) et 2017 pour Schnatter-Oratorium (l’épisode écrit après l’élection de Trump). À la fin de la deuxième partie il y a un grand « climax » qui se termine brutalement par un black-out : plus de lumière, Kein Licht ! L’idée première était que la toute fin reprenne la situation qui avait amené cette obscurité pour montrer que les gens n’ont finalement rien appris et que l’histoire va se répéter : ils recommencent à brancher leurs appareils sans aucunement se soucier des conséquences énergétiques. Mais Nicolas a modifié cette fin en imaginant un voyage interstellaire pour échapper à la situation catastrophique sur la Terre, une allusion à ces personnages fantasques et milliardaires, tels Elon Musk, qui veulent coloniser Mars. On a dévasté la Terre, alors on va ailleurs pour pouvoir continuer ! Mais, comme je l’ai déjà dit, la forme de Kein Licht pourrait très bien fonctionner sur d’autres critères en suivant d’autres dramaturgies.

La désolation de certaines scènes, après la catastrophe, n’exclut pas une débauche de moyens scéniques par ailleurs, d’effets visuels et sonores, d’agitation désespérée. Notre relation pervertie à la consommation énergétique, et plus généralement à la Technique, se trouve thématisée dans la mise en œuvre même du spectacle. Quel est le rôle de l’électronique de ce point de vue ?

La musique électronique devient ici un « personnage ». J’ai même pris la parole au cours du spectacle pour bien faire comprendre au public que la musique qu’il entendait n’était pas toujours composée par moi, un être humain conscient, mais parfois par un processus automatisé basé sur des calculs probabilistes. La musique électronique représente la « technique » avec sa puissance extrême et aussi son incertitude quant à son fonctionnement dans le temps. Les catastrophes nucléaires du type Tchernobyl sont dues à un emballement qu’on n’a pas su maîtriser. Ce sont des réactions atomiques en chaîne qui ont provoqué cette explosion terrifiante. Cela fait plus de trente ans que j’utilise les « chaînes de Markov » dans ma musique électronique. C’est un procédé qui permet de créer des chaînes sonores en calculant les probabilités pour un son d’être suivi par un autre. Au bout d’un moment, cela peut devenir un processus incontrôlable et proliférant à très grande vitesse. J’ai trouvé une analogie frappante avec le processus de réactions en chaîne dans les explosions nucléaires. Ce qui est troublant, c’est que le public ne peut pas toujours distinguer entre ce qui est composé par un cerveau conscient, réfléchissant à chaque seconde sur le processus créatif dans lequel il est engagé, et ce qui est le fruit d’un processus stochastique, dans lequel un cerveau a défini les règles globales mais n’intervient pas continûment sur le flux sonore qui, par ailleurs, se construit également suivant les principes probabilistes. Tous ces flux électriques qui arrivent chez nous pour que nous puissions vivre « normalement » sont le fruit d’une grande quantité de technologies dont nous n’avons, bien sûr, pas conscience lorsque nous les utilisons. Nous allumons la radio, nous branchons nos ordinateurs et cela nous paraît aussi naturel qu’une branche d’arbre qui oscille dans le vent. Mais il se crée une tension dramatique très intense lorsque toutes ces machines avec lesquelles nous vivons prennent ce qui pourrait ressembler à une forme d’autonomie par le simple fait que nous ne pouvons plus les contrôler. C’est en ce sens que la musique électronique dans Kein Licht est bien plus qu’un outil sonore qui vient se joindre aux voix et aux instruments, mais finit par devenir un « personnage ».

Il y a la volonté claire de se confronter aux questions qui agitent le monde, d’affirmer des idées parfois contradictoires jusqu’à la saturation, de rendre compte d’une certaine complexité insoluble des logiques en jeu. Diriez-vous que composer, c’est une manière pour vous d’élucider le monde ?

Non, c’est une manière de créer un monde. Une œuvre n’est pas une analyse ni une étude sociologique ou politique sur un problème. Elle n’explique rien. Elle ne peut pas proposer de solutions. Mais elle doit mettre en évidence les implications que les transformations du monde peuvent avoir sur notre conscience et notre sensibilité. Le monde d’aujourd’hui est composé d’éléments qui n’auraient pas été acceptés par nos prédécesseurs. Je pense souvent à William Turner ou Claude Monet qui ont incorporé la fumée des machines à vapeur dans leurs peintures. Dans Kein Licht, je dis que notre monde actuel est un immense palimpseste. Chaque fait est commenté, réécrit, analysé, sous forme de textes, d’images, de sons. Des écrans sont partout qui introduisent des images dans notre monde visuel, des haut-parleurs saturent notre monde sonore déjà très chargé. Nous n’avons plus accès à notre propre histoire sous une forme directe, continue, mais au contraire sous une forme diffractée, zappée, chaotique, faite de strates accumulées. Cette surcharge d’éléments visuels et sonores dont vous parliez est le reflet de ce monde actuel. Kein Licht veut rendre compte de cela. La différence est que le monde est, lui, spontané, ne dépendant – a priori – pas d’une volonté ordonnatrice, tandis que le nôtre, celui que Nicolas et moi-même avons construit, est, malgré les apparences, tout sauf désordonné. Certains sons électroniques sont produits parfois par un clavier, parfois synchronisés avec une phrase parlée, parfois déclenchés depuis la régie. Parfois c’est le chef qui décide du départ d’une section, parfois il doit attendre un signal lumineux, à d’autres moments encore se caler sur un repère visuel venu du plateau. Il nous a fallu beaucoup répéter pour mettre toute cette mécanique, toute cette logique d’articulation entre les éléments au point ; d’autant que le spectacle n’a pas arrêté de changer au fil des représentations. Le chaos qui semble régner dans tout cela est en réalité extrêmement organisé et contrôlé.

Entretien réalisé à Paris par Cyril Béros le 17 janvier 2018 pour la revue Art Press.

[1]    Cyril Béros est musicologue et Directeur de Production à l’IRCAM.