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Entretien avec Jean-Pierre Derrien à propos de “La nuit de Gutenberg” (2011)

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Jean-Pierre Derrien [1] : La Nuit de Gutenberg est votre quatrième opéra. Comment êtes-vous tombé dans l’opéra ? Au xxe siècle on entendait fréquemment : « L’opéra, ce sont des dames et des messieurs qui chantent et se déplacent costumés… et un orchestre dessous : démodé ! » D’autres ont dit : « Maintenant ce qui compte, c’est le cinéma. » Pourquoi écrivez-vous un opéra sans vous priver des moyens modernes ?

Je ne vois pas pourquoi je me priverais des moyens modernes, tels que ceux que la technologie ou la vidéo nous offrent ; le théâtre ou la danse s’en emparent aussi. Je les utilise également dans des pièces destinées au concert. Quant au cinéma, je me rappelle que certaines personnes pensaient qu’il était la continuité moderne de l’opéra. La différence réside en ce que le cinéma fonctionne le plus souvent selon le mode « industriel » de la rentabilité, ce qui ne sera jamais le cas de l’opéra qui est une économie qui fonctionne toujours à perte et ne doit son existence qu’aux subventions…

Et puis ce n’est pas la même temporalité…

Le traitement du temps dans le cinéma peut, parfois, approcher celui de l’opéra. Dans les films de Kubrick, par exemple, il existe une dimension temporelle qui est proprement musicale, grâce aussi à l’utilisation du son et de la musique. Mais le rôle de la musique dans le cinéma me semble loin d’être une préoccupation primordiale des réalisateurs.

Vous conservez l’idée de la représentation, les chanteurs, l’orchestre, mais vous êtes probablement celui qui, à l’Ircam et ailleurs – mais surtout à l’Ircam –, a fait le plus dans les technologies d’approche en temps réel. Qu’est-ce que cela apporte ? Désirez-vous abandonner la voix traditionnelle ? Comme votre collègue Tristan Murail qui dit qu’il n’écrit pas pour la voix parce qu’il pense que le bel canto occidental ne lui va pas…

Chez Tristan Murail, comme chez Grisey et chez presque tous les compositeurs de l’école spectrale, la voix est difficilement intégrable à leurs langages musicaux, faits d’exactitude et de micro-intervalles. C’est pour cela qu’ils ne l’ont presque pas utilisée. Je ne recherche pas non plus les stéréotypes de l’opéra, tel que le bel canto, mais je n’ai aucune envie d’abandonner la voix traditionnelle. Cependant je veux l’articuler à ma manière et aussi, parfois, la traiter par de l’électronique. Dans cet ouvrage, il y a un madrigal et une sorte de choral. Il y a également des moments sans la voix, puisqu’il y a une scène entièrement muette, il y a du cinéma, de la vidéo… J’essaie précisément de sortir de la facture dramatique continue et homogène de l’opéra traditionnel. L’histoire de La Nuit de Gutenberg est reliée par un fil conducteur, mais elle est présentée dans des approches diverses. Et ce n’est pas uniquement l’histoire de M. Untel ou de Mme Unetelle !

Vous êtes préoccupé d’un type d’opéra… peut-être initiatique, vous seriez dans la tradition, me semble-t-il, de La Flûte enchantée, de Parsifal, des grands opéras mythologiques de Strauss, surtout La Femme sans ombre. Vous avez envie de faire passer un sens, je ne parle pas de politique, de morale, mais d’une réflexion sur ce qu’est communiquer et représenter ?

Le thème de cet opéra, c’est l’écriture et tout ce qu’elle provoque – et a pu provoquer – dans la civilisation. J’englobe dans l’écriture les caractères cunéiformes des origines jusqu’à l’Internet d’aujourd’hui. L’opéra est une forme de représentation extrêmement stylisée qui s’accommode mal du pur réalisme (comme le cinéma le fait). C’est un vaste sujet, l’écriture et la communication…

… qui est le sujet majeur d’aujourd’hui. Avec toutes ces techniques, on gagne du temps, mais on en perd aussi beaucoup parce qu’on est connecté à des tas de choses inutiles. Vous ne faites pas une morale de l’histoire…

Je ne fais pas de morale, l’art n’est pas fait pour cela. Cela dit, il me paraît évident que chaque nouvelle invention, chaque nouveau bouleversement, peut amener le pire comme le meilleur… On perd des choses, oui, mais on en gagne aussi. On trouve cela également dans tous les bouleversements artistiques et esthétiques au cours de l’histoire, c’est pourquoi il est difficile de parler de progrès. Et dans cette frénésie de la communication qui nous atteint tous aujourd’hui, ce qui m’a intéressé de montrer, c’est le retour au fétichisme – celui de la communication et des machines – auquel nous assistons.

Donc vous avez une pensée politique ?

Non, je n’ai aucune pensée politique mais assurément des préoccupations concernant la civilisation. Ma pensée est avant tout esthétique. C’est considérable, l’esthétique. Le début de mon opéra fait ouvertement et explicitement référence à Moses und Aron de Schoenberg…

Le problème de l’incommunicabilité…

Aujourd’hui on devrait plutôt parler d’« hyper-communicabilité ». Ce qui m’intéresse, c’est que l’écriture a été au départ un rempart contre le fétichisme : les Tables de la Loi contre le Veau d’Or, la réflexion et la pensée contre l’idolâtrie, le fétichisme.

Puisque vous évoquez Moses und Aron de Schoenberg, pourrait-on dire que les personnages, Gutenberg et les deux chanteuses, sont caractérisés de la manière anti-opératique de Schoenberg, Moïse ne chantant pas…

Je ne réécris pas Moses et Aaron mais je pars de là. L’écriture qui a été un garde-fou contre le fétichisme, crée maintenant son propre fétichisme au travers de toutes ces petites machines à communiquer. Quand je vois tous ces gens en train de jouer avec leurs pouces, je ne peux imaginer qu’ils aient tout le temps des choses essentielles ou importantes à partager. Ils sont fascinés par leurs petites machines auxquelles ils accordent, sans toutefois en être conscients, un pouvoir presque magique… comme autrefois pour le Veau d’Or… Il y a une hystérie de la communication…

… qui empêche la communication ?

Oui. Mais d’un autre côté, on s’aperçoit que tous ces outils sont aussi des outils de partage que je suis loin de mépriser. Si j’aime la manière dont le savoir se propage sur l’Internet, je déteste les codes qui se créent autour. Steve Jobs a proposé des outils, certes inventifs et très ergonomiques, mais le marketing qu’il a développé autour ressemble à de pitoyables églises, avec ses fétiches ridicules, ses totems, ses emblèmes, ses adeptes… Il s’y crée une pseudo-culture où les esprits grégaires adorent les mêmes fétiches que l’industrie leur impose. Pensez que les conseillers techniques que vous trouvez dans les boutiques Apple aux États-Unis se font appeler « genius » ! On a remplacé le veau par une pomme, mais l’intérieur reste toujours aussi vide ! C’est là-dessus qu’il faut réfléchir.

Comment avez-vous rendu coextensifs ou contemporains tous ces modes d’expression, et ces modes d’expression musicale ? En clair, est-ce le fait que tous ces moyens sont utilisés en même temps qui vous donne ces petites scènes ? Parce que c’est assez nouveau. Votre opéra est construit de manière nouvelle, il est beaucoup plus court me semble-t-il…

Non, il doit durer une heure et quart environ, comme K… par exemple. Les scènes deviennent de plus en plus courtes au fur et à mesure que l’on s’approche de la fin. Le prologue « sumérien » est le plus long, la dernière scène, avant l’épilogue, ne consiste qu’en un bref aria. C’est un symbole de notre temporalité qui tend à la fragmentation et au « zapping », par opposition au temps étiré, mythique, des époques reculées…

Y a-t-il là une volonté de penser la succession des scènes et l’utilisation des objets musicaux différemment ?

Chaque scène contient son propre univers, elle doit être centrée sur elle-même. Par exemple dans une scène qui montre des scribes vivant en Mésopotamie et dans une autre qui se situe dans un café Internet, il y a effectivement deux états différents : un qui va développer des formes plutôt lisses, beaucoup plus mystérieuses et plus obscures, tandis que l’autre se concentrera sur des éléments qui sont de l’ordre du collage et de la discontinuité. Une autre scène se déroule à trois moments différents au Moyen Âge. Elle évoque les procès de Gutenberg et sera rythmée par deux percussions. Deux scènes, consacrées aux autodafés, seront dépourvues de voix, l’une sera une vidéo sans orchestre, tandis que l’autre une sorte de « pantomime » muette mais sonore. Tous ces différents éléments seront cependant orientés dans la même direction, parleront de la même chose.

Dans cette démarche, est-ce que le librettiste et le metteur en scène ont été associés, ou vous avez commencé à travailler tout seul et ensuite vous leur avez proposé alors des durées ? Ou bien êtes-vous le maître du temps ?

Au départ je n’avais qu’une seule image en tête : une tablette d’argile qui se brise et se transforme en un immense réseau électronique de communications. C’est une lointaine allusion à Moïse cassant les Tables de la Loi. C’est moi qui ai proposé Jean-Pierre Milovanoff pour le livret et Yoshi Oida pour la mise en scène. Jean-Pierre Milovanoff a commencé à travailler sur ce thème de Gutenberg et m’a proposé un premier jet. À partir de là on a créé des personnages, on en a retiré d’autres et développé certaines situations. Je suis intervenu sur le livret tout au long de la composition. C’est une situation somme toute très classique. Et c’est aussi moi qui ai voulu ce prologue « sumérien » qui revient à la fin pour figurer ce retour au fétichisme. Dans un opéra, le compositeur est toujours le maître du temps, car la mise en scène doit suivre le temps de la partition. Mais il arrive que je modifie ma partition pour des besoins de représentation scénique. On ne peut pas être aussi strict dans le cas d’une représentation qui intègre d’autres éléments que la musique. Il faut prendre en compte la totalité des composants sonores et visuels dans une sorte de vision synthétique.

Quand on écrit un opéra, le seul obstacle est-ce la prosodie du français ? Faut-il aussi écrire plus simple pour l’orchestre ?

Il faut surtout écrire plus léger, mais le choix de la langue n’est pas déterminant à ce niveau. Du point de vue des textures rythmiques, l’orchestre jouera des partitions aussi complexes que celles de mes autres œuvres. Par contre le problème de la prosodie…

Comment le résolvez-vous ?

À partir du moment où vous souhaitez que le texte soit compris, il faut limiter l’ambitus de la voix, limiter les grands intervalles, limiter les trop grandes brisures rythmiques. Ensuite, on joue sur un plus ou moins grand niveau de stylisation. Ce qui m’intéresse, c’est la stylisation. On sait que l’opéra s’accommode mal du réalisme. Il faut arriver à trouver le style, la stylisation plutôt, qui correspond à ce que l’on veut exprimer à un moment donné. Ainsi dans son dernier « aria », l’hôtesse se dévoile comme un personnage paranoïaque et proprement fasciste. Sa voix est reprise par l’électronique sous forme de chœur, comme si une foule répétait ses paroles, mais c’est une foule imaginaire qui serait comme une démultiplication d’elle-même, à la fois de son narcissisme et de son hystérie. Pour suggérer cette hystérie, j’ai dû placer la voix dans l’aigu. Et plus elle va chanter dans l’aigu, moins on va comprendre, mais plus on va saisir cette hystérie ! Le personnage de Gutenberg est, au contraire, un vieil homme qui s’exprime avec plus de lenteur et dans des registres moins tendus. Ce qui m’intéresse, c’est d’abord que les gens comprennent ce dont il s’agit au travers de la musique et de l’action.

Là, vous vous rendez maître d’archétypes traditionnels de l’opéra !

Oui, et je pense qu’on ne peut pas faire autrement. L’opéra, comme le théâtre ou le cinéma, a ses conventions et ses codes. Si, par exemple, j’avais voulu faire un bunraku japonais – une forme de théâtre musical que j’aime beaucoup – je n’aurais pas pu me passer de ses grandes marionnettes… On ne peut pas totalement échapper à ces codes. Ce qui ne signifie pas pour autant obéir à des modèles archétypiques.

Vous n’écrivez pas en ré majeur…

Non. Je n’écris pas de musique néo-tonale ou néo-classique, cela est sûr. Ces codes que j’évoquais sont consubstantiels à la forme de représentation : des chanteurs sur scène, un orchestre dans la fosse, des haut-parleurs un peu partout, la compréhension du texte… Mais c’est autre chose que d’écrire une musique qui aurait pu être composée il y a plus d’un siècle ou d’utiliser des archétypes formels comme les musiques de film continuent à le faire : adagio romantique pour une scène d’amour, trémolos expressionnistes pour du suspens, etc. Le fait d’utiliser des technologies avancées n’a aucune valeur esthétique en soi. C’est un leurre comme l’est celui de la communication tous azimuts. J’entends très souvent des musiques qui sont à la pointe de la technologie mais qui reposent sur des conceptions musicales d’un conventionnalisme affligeant.

Vous écrivez avec tous les outils. Est-ce qu’il n’y a pas à un moment un conflit entre l’écriture vocale, l’écriture chorale, l’écriture d’orchestre, que vous connaissez bien, et les outils perpétuellement nouveaux de l’informatique musicale ?

Tout dépend comment ces outils sont intégrés.

Vous allez me répondre que vous, vous savez les intégrer ! Cela fait un moment que vous le faites.

C’est effectivement un problème auquel je m’attaque depuis une bonne trentaine d’années dans mes œuvres pour solistes ou orchestre et électronique en temps réel. L’opéra ne présente pas de difficulté supplémentaire à ce niveau. J’utilise ce qu’on appelle des sons « inharmoniques », c’est-à-dire des sons qui n’ont pas de hauteurs précises (comme les sons de cloches), et qui dans cet opéra vont être éparpillés un peu partout dans la salle. Ils symbolisent toutes ces petites lumières censées figurer le réseau électronique de communication dans le café Internet. Ces mêmes sons pourront parfois être accordés sur ceux que produira l’orchestre ou qui seront chantés. Donc, certains sons seront proches des sons instrumentaux et d’autres plus artificiels, comme l’est le réseau Internet. Ces deux mondes, celui des livres, de l’écoute et du silence, de la lenteur, de la pensée d’un côté, et celui des machines, du zapping, de la vitesse et de l’action de l’autre devraient être perçus dans la musique. Si c’est le cas, alors j’aurai atteint mon but.

Propos recueillis par Jean-Pierre Derrien le 13 juillet 2011, parus dans le livre-programme consacré à La Nuit de Gutenberg à l’Opéra National du Rhin à Strasbourg.

[1] Jean-Pierre Derrien est musicologue et producteur à France Musique.