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Entretien avec Patrick Hahn à propos de “Ring” (2016)

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Patrick Hahn  [1] : Cette fois-ci, l’Orchestre de Cologne, c’est aussi l’orchestre municipal de Cologne. Est-ce que cela joue un rôle pour toi comme compositeur d’écrire aussi pour une ville ou d’être partenaire d’une ville ? Quel rôle joue la ville ou l’endroit pour lequel tu composes dans ton imagination ?

N’habitant pas Cologne, il m’est difficile de répondre à cette question. La salle joue un grand rôle. Mais ce que je trouve intéressant, c’est l’idée de cycle. J’ai composé d’abord une seule pièce, qui s’appelle In situ, et je l’avais conçue comme une pièce isolée. Et ce n’est que quand François-Xavier Roth a été nommé à la Philharmonie, et qu’il m’a dit qu’il fallait que nous réfléchissions à d’autres projets, que j’ai pensé à faire tout un cycle pour Cologne. Et du coup, je l’ai appelé La Trilogie Köln. Il y aura donc Ring, composé tout récemment mais qui sera la première pièce du cycle, In situ sera la deuxième, et une troisième pièce sur laquelle je n’ai pas encore beaucoup réfléchi mais qui sera beaucoup plus développée. Et j’aimerais peut-être même travailler avec d’autres entités qui existent à Cologne, comme un grand chœur amateur aux côtés d’un grand chœur professionnel, dans une espèce de dramaturgie de manière à ce que le projet soit plus ancré dans la ville même de Cologne. Or je pense aussi prendre quelques poèmes d’Ingeborg Bachmann, et utiliser pour cela des acteurs allemands. La composition sera une espèce d’oratorio, plus ou moins scénographié, avec des chanteurs, des acteurs, un chœur professionnel et un grand chœur amateur, de la musique électronique et l’orchestre, bien sûr. Mais ça reste encore tout à fait ouvert… Je pense que la pièce se représentera comme une immersion progressive… Je suis venu à Cologne plusieurs fois mais je n’y ai jamais vraiment vécu.

Comment ces trois pièces seront-elles liées au sein de la Trilogie ?

Comme la troisième n’existe pas encore, je peux difficilement en parler, mais il est évident que ces trois pièces auront des similitudes et se partageront parfois un même matériau. Ce que je peux dire, c’est que, par exemple, Ring commence au moment où le public rentre dans la salle. J’ai voulu casser l’idée de rituel du concert dans lequel le public s’installe, l’orchestre arrive, on applaudit, le chef arrive, on applaudit, et la musique commence. Donc là, pour Ring, les musiciens de l’orchestre vont arriver par petits groupes selon un timing très précis et vont faire ce qu’ils font d’habitude, c’est-à-dire se chauffer en répétant de façon anarchique de tout petits fragments de la pièce, faire des exercices, et puis à certains moments ils vont jouer des séquences, spécialement composées celles-là, qui seront des préfigurations des motifs qu’on entendra plus tard dans la pièce. Ce seront des fragments assez courts, de deux ou trois mesures, par exemple un motif joué par des cuivres, lequel motif va apparaître dans la 4e section de la pièce. Donc déjà pendant qu’ils vont s’installer, les gens vont entendre aussi – en dehors des gammes et des exercices que les musiciens font d’habitude pour se chauffer –, des séquences beaucoup plus structurées. Et quand ils entendront sept cuivres jouer toute une phrase, ou à un autre moment des flûtes et des clarinettes, ils vont prendre conscience que quelque chose se passe, que ce ne sont pas juste les musiciens en train de se préparer. Et petit à petit, tout ce magma sonore va s’harmoniser, devenir quelque chose de très calme, moins anarchique et plus organique. La musique aura donc déjà commencé, mais le public ne s’en apercevra qu’après. La lumière va baisser dans la salle et le chef d’orchestre va prendre place. À partir de là, il prendra l’orchestre en main et, imperceptiblement, l’œuvre commencera vraiment. Voilà pour le début de Ring. Ce début de Ring relit à l’envers la fin de In situ. Cette fin d’In situ est une musique qui part d’un tutti très articulé qui petit à petit se déchire et s’écarte en se résorbant en une monodie qui monte de plus en plus vers les aigus, jusqu’à l’extrême aigu de l’orchestre pendant qu’interviennent des phénomènes bruités des percussions qui descendent vers les graves. Et tout cela se termine aux limites de l’extrême aigu et de l’extrême grave. Et dans Ring, je commence comme cela. J’ai donc réécrit toute la partition de la fin d’In situ à l’envers. C’est comme un « backward movement ». Donc ce magma-là des extrêmes aigus et graves va se rétrécir progressivement jusqu’à se concentrer sur l’orchestre central, sur un tout petit noyau seulement, minuscule, à partir duquel la musique va commencer à se redévelopper. Et à part cette réécriture de la fin d’In situ, il y a dans Ring tout un passage, notamment dans la 3e section, où des blocs de cuivres interviennent très souvent et qui reprennent des motifs d’In situ, mais dans un tout autre contexte. C’est une technique, apparentée au procédé du palimpseste, que j’utilise assez souvent. Lorsque j’ai une structure complexe, j’en isole des fragments, puis je compose une autre structure autour d’eux dans une expression toute différente. Je peux répéter cela à l’infini. Ainsi une section de Ring peut être un « pré-écho » d’une autre dans In situ. J’ai l’image d’une œuvre en expansion qui s’étend de tous les côtés à la fois. C’est comme cela que le cycle se constituera. Évidemment, les trois pièces peuvent être données en concert séparément, mais pour qu’on puisse parler de cycle, il faut que les pièces qui le composent aient des relations entre elles. Donc il est sûr que la troisième pièce du cycle va contenir des éléments issus des deux pièces précédentes. Néanmoins Ring est totalement différent d’In situ qui est une pièce avec un ensemble de solistes très virtuoses, très difficile à jouer, avec un orchestre autour. C’est une sorte de concerto grosso. Ring est une musique d’orchestre, moins virtuose, plus lente, moins dense, qui place l’auditeur à l’intérieur de l’orchestre.

Nous nous sommes retrouvés ici, dans ton atelier à Strasbourg, et c’est ici que tu rêves tes nouvelles pièces. Est-ce que l’endroit où tu travailles est important pour ton travail ?

Je peux travailler n’importe où, mais l’aspect pratique est très important : j’ai besoin de beaucoup d’espace. Je compose sur de très grandes feuilles, j’écris à la main, pas à l’ordinateur, donc quand je fais la musique d’orchestre, j’ai besoin d’avoir une table d’architecte, j’ai besoin de pouvoir étaler mes partitions. C’est différent pour la musique de chambre. Mais par exemple Ring, la pièce que je suis en train de terminer, est typiquement une pièce que je ne peux pas emporter en voyage. Quand je vais faire des concerts, il m’arrive d’amener du travail, car j’ai souvent un peu de temps libre entre les répétitions. Mais ces grandes pièces-là, je ne peux les faire que chez moi. Oui, j’aime bien avoir un atelier où je peux travailler calmement, un chez moi. C’est un peu « old fashion », parce que je ne travaille pas juste avec un iPhone ou un Macintosh ou autres gadgets… Pour la musique d’orchestre, je ne fais pas de simulations par ordinateur, j’ai la musique tout entière dans ma tête. J’ai été éduqué comme cela et rien n’est plus important que mon écoute intérieure lorsque je compose. Je suis très attaché au papier et au crayon, à la gomme aussi, et je passe beaucoup de temps à composer comme cela ; donc j’ai besoin d’avoir un endroit où j’ai tout ce qu’il me faut. C’est heureusement le cas ici à Strasbourg.

Ceci est donc important pour écrire la musique. Mais qu’est-ce qui est important pour inventer la musique ?

C’est l’imagination ! Soit on en a, soit on n’en a pas ! Mais aussi – dans mon cas du moins – c’est une préoccupation constante. Je ne me dis jamais « demain je ne vais pas penser à la musique, je vais faire autre chose ». Bien sûr, je fais aussi autre chose, mais je passe peut-être 80 % de ma vie éveillée à composer. C’est donc un processus permanent, toujours en activité. Mais il m’arrive parfois, quand je compose, d’être soudain un peu coincé, par exemple je commence une section et puis je me rends compte que telle qu’elle se profile, elle ne va pas marcher. Je n’en suis pas content, bref, c’est une panne. Et très souvent je trouve une solution en dehors du travail. Par exemple quand je marche ou quand je vais donner des cours au Conservatoire ou quand je prends le train pour aller à un concert, je réfléchis à la musique que je suis en train d’écrire, j’imagine dans la tête comment ça sonne, ce qui pourrait se passer juste derrière, et c’est là, très souvent, que viennent les idées. Alors comment je fais ? J’ai une technique – qui n’en est pas une – je sais que d’autres compositeurs écrivent les idées qui leur viennent partout où qu’ils soient, sur des bouts de papier ou dans un cahier – moi, je ne note jamais rien. Je me dis que si l’idée est bonne, elle va rester dans ma tête ; et si je l’oubli, c’est qu’elle n’était pas bonne. Je ne suis pas du genre à noter des esquisses en permanence, bien que j’en aie produit de grandes quantités. Vous voyez, là-haut sur les étagères, tout cela, ce sont des esquisses, mais ce sont celles que j’écris ici sur ma table d’architecte, pas dans le tram ou dans la rue. Mais ce qui est important pour moi quand je compose, c’est d’essayer de me représenter la musique réelle, telle qu’elle va sonner. Pas trop du point de vue structurel ou formel – cela fait partie du travail même de composition – mais d’un point de vue perceptif ; j’imagine par exemple comment ça va sonner si je mets des cuivres, des percussions, qu’est-ce je pourrais faire jouer ici à la trompette ou là au trombone, je vois que ça fait déjà un moment que le basson n’a pas joué et donc qu’il ne faut pas que je l’oubli, que ce groupe-ci a été moins utilisé que celui-là, etc. Donc je me fais un « film » de la pièce que je suis en train de composer. C’est ça, l’imagination. J’essaie de m’imaginer comment sonne ce que j’ai écrit, parce que je l’ai en mémoire – pas en détail mais globalement –, et parfois je me dis « tiens ! je n’avais pas pensé à cette solution-là ! Si je mettais ici un accord pour les cors, par exemple, et si je le doublais avec les violoncelles, ça pourrait donner quelque chose de très intéressant », et c’est ainsi que la musique se crée, qu’elle s’invente. Alors l’image que je vous dresse est un peu floue, pas très exacte. Je ne peux pas me dire que je mettrai ici un mi b et là un fa #, ce n’est pas ça. Mais j’entends à peu près quel type d’harmonie je vais mettre, quel rythme, si ça va être doux ou fort. Et après, quand je me mets à ma table de travail, je réalise ces idées-là. Et pendant le travail de la réalisation, je suis naturellement amené à découvrir d’autres aspects. On ne fait évidemment pas que retranscrire ce qu’on avait en tête. Le processus même d’écrire de la musique nous fait évoluer, nous fait changer. C’est donc quelque chose qui est toujours en mouvement. Tout cela pour dire que je ne compose pas uniquement quand je suis à ma table de composition, mais aussi en dehors, dans d’autres circonstances.

Donc c’est un processus continuel, perpétuel. Quand es-tu entré dans ce processus ?

Très tôt ! J’avais neuf ans. C’est-à-dire que j’avais appris la musique à neuf ans, ce n’était pas très tôt – il y a des gens qui apprennent la musique beaucoup plus tôt – j’ai appris la musique en faisant du piano, j’étais fasciné par le piano, je voulais d’ailleurs être pianiste. Et dès que j’ai appris à lire la musique, j’ai voulu l’écrire. Je ne sais pas pourquoi, mais ça me taraudait, d’avoir quelque chose en tête et de savoir comment on peut l’écrire. Tout jeune, on n’y arrive pas ou on y arrive maladroitement. Mais je peux dire que j’ai appris à lire et à écrire la musique en même temps. Pour la lecture, je prenais des cours de solfège, il y avait une éducation, donc c’était contrôlé, quant à l’écriture, personne ne m’a jamais appris à écrire la musique. Plus tard, j’ai appris l’harmonie et le contrepoint, j’ai fait des études de composition, etc., mais au début, je l’avais fait sans culture ni savoir, spontanément. Et depuis le désir de composer ne m’a jamais quitté vraiment. Le rapport le plus fort avec la musique, pour moi, ça a toujours été par l’idée de l’inventer et de l’écrire, plus que de la jouer. Bien que j’aie aussi été pianiste, je n’ai pas continué.

Est-ce qu’il y avait une idole dans tes débuts ?

Oh, il y en avait plusieurs ! Ce sont d’abord les compositeurs qu’on connaît. Quand j’ai commencé à écrire, mes premiers essais ont été très influencés par la musique que je jouais. J’avais le texte, et je savais qu’avec ce texte-là, ce code-là, on pouvait jouer. Donc les premières compositions que j’aie pu faire – je ne m’en souviens plus exactement – n’étaient que des pièces pour piano. En effet, j’ai eu comme idoles d’abord Chopin, Liszt, évidemment, ensuite j’ai découvert Debussy, Ravel, Stravinsky, l’École de Vienne, puis Wagner, Mahler, etc. Après je me suis intéressé à des musiques plus anciennes, et même à des musiques autres que des musiques savantes européennes, à la musique japonaise, balinaise, certaines musiques africaines. Donc les idoles ? J’étais très polythéiste, je changeais de dieux régulièrement. Un peu plus tard j’ai découvert les musiques de Boulez et de Stockhausen qui m’ont beaucoup influencé. Les compositeurs de l’École spectrale, tels que Grisey ou Murail, étaient probablement trop près de ma génération (ils avaient environ 5 ou 6 ans de plus que moi) pour me servir de modèle. Et puis, je n’ai jamais suivi les cours d’Olivier Messiaen, qui était le professeur le plus recherché à l’époque.

… Parmi les grandes révolutions du XXe siècle, il faut compter aussi l’ordinateur, et la musique par ordinateur. Quand as-tu commencé à inclure l’ordinateur dans ton travail de composition et comment ça a influencé ta composition ?

J’ai commencé là aussi assez tôt, ça devait être en 1976-77, c’est-à-dire à une époque où il n’y avait pratiquement pas d’ordinateurs. Il y en avait, mais l’ordinateur n’était pas un outil qu’on pouvait avoir chez soi. J’ai travaillé avec un monsieur qui s’appelait Pierre Barbaud, aujourd’hui un peu oublié, mais qui était, avec Xenakis, une des premières personnes à faire des expériences de composition avec les machines. J’allais travailler dans un centre au sud de Paris qui s’appelait l’Iria (et qui est maintenant très connu sous le nom de Inria) – car il fallait aller dans un centre où il y avait des ordinateurs – et les premières expériences que j’aie faites, c’était avec des cartes perforées. La plupart des gens maintenant ne savent plus ce que c’est.

Ces machines-là, faisaient beaucoup de bruits… On appelait cela à l’époque la musique algorithmique, c’est-à-dire qu’on définissait des règles de composition, le résultat nous était livré sous une forme de codes numériques, qu’il nous fallait ensuite retranscrire en notation musicale pour que cela puisse être joué. Par la suite, j’ai étudié des aspects plus concrets, comme la musique électronique, et là j’ai travaillé très tôt, au milieu des années soixante-dix, avant de partir pour le Brésil, et surtout à mon retour en France en 1979. J’ai suivi les premiers stages de composition de l’Ircam. Donc depuis le début des années quatre-vingt jusqu’à aujourd’hui, une partie de mon activité est dédiée à la musique électronique. Pas seulement à elle, mais aussi à tout ce que peuvent maintenant nous offrir, conceptuellement, les outils de l’informatique, de ce qu’on appelle la « computer science » ou l’« intelligence artificielle ». Ses outils conceptuels sont très intéressants, ils ont beaucoup nourri mon imaginaire musical, y compris pour la musique instrumentale pure. Mais la grande révolution s’est produite il y a très longtemps, je n’étais pour ainsi dire pas né, car Stockhausen a composé ses deux études électroniques, je crois, vers 1952, l’année de ma naissance. Je n’ai donc pas connu cette révolution-là, je suis rentré directement dans la musique numérique. J’ai fait très peu de musique concrète, cela ne m’intéressait pas. Je n’aimais pas tellement ce qui se faisait à Paris autour de Pierre Schaeffer ou Pierre Henry, au GRM.

Pourquoi ?

C’était purement intuitif. C’était plus du collage que de la composition. Même si parfois ça pouvait donner un résultat intéressant, je préférais personnellement retrouver des conceptions musicales aussi solides que celles qu’on utilise quand on écrit de la musique instrumentale. Ça ne m’intéressait pas de me dire juste, « ah, je vais mettre ceci ou cela, parce que ça sonne bien », non, je voulais savoir vraiment composer. La musique concrète à Paris était purement intuitive. Bien sûr, cet intuitivisme pouvait donner parfois des résultats intéressants. Étudiant, j’avais suivi au Conservatoire des cours de musique concrète. Il y avait des gens du GRM comme Guy Reibel et François Bayle, même Pierre Schaeffer venait donner des cours de temps en temps. Ça m’intéressait, ça m’intriguait, mais leurs conceptions étaient, pour moi, beaucoup trop floues. Le « Traité des objets musicaux » de Pierre Schaeffer est un essai de classification des sons, mais pas du tout un traité. L’aspect compositionnel, théorique n’est pas traité. En revanche, la grande personnalité pour moi a été Karlheinz Stockhausen. Je n’ai jamais travaillé avec lui, ni pris de cours avec lui, mais son exemple m’a beaucoup guidé. Et c’est grâce à lui que j’avais compris surtout que la même personne pouvait composer de la musique instrumentale et de la musique électronique. Alors qu’en France c’était impossible. Pierre Schaeffer et Pierre Henry n’ont jamais écrit une seule pièce pour piano ou pour violon ! Ils ne travaillaient que dans le domaine de la musique électronique. Pendant toute ma jeunesse j’ai entendu dire que la musique instrumentale était finie. C’était une fiction purement idéologique, sans projet esthétique derrière. D’un autre côté, des compositeurs comme Messiaen ou Dutilleux n’ont jamais écrit de la musique de synthèse, bien que Messiaen ait fait, je crois, une petite tentative au GRM, mais enfin il n’a jamais publié d’œuvre. Autrefois, ces deux univers étaient totalement séparés, c’étaient deux mondes différents. Et Stockhausen était pour moi celui qui avait réuni les deux. Je me rappelle, quand j’ai assisté à la création française de Mantra, je devais avoir dix-neuf ou vingt ans, j’ai découvert là que l’on pouvait faire de la musique électronique et instrumentale en même temps, mélangées dans la même œuvre, et aussi que ça pouvait être fait en temps réel ! L’électronique donnait des sons au moment où l’on jouait. Et l’électronique en temps réel est ce sur quoi, par la suite, j’ai travaillé le plus.

Revenons encore une fois au processus créatif. Qu’est-ce que l’intuition d’un compositeur selon toi ?

Ah, s’il n’y a pas d’intuition, il n’y a pas de musique. C’est sûr !

Mais dans son dialogue avec l’ordinateur ?

Non seulement l’intuition doit être très forte, mais il ne faut pas oublier que – l’ordinateur ayant tendance à proposer des solutions – on doit garder à l’esprit ce que l’on veut vraiment exprimer, ce qu’on veut dire ; quel type de sons on veut, et dans quel but. Je vais vous donner un exemple très concret. Avec l’ordinateur, dans la musique électronique, on tombe parfois sur des résultats sonores qui sonnent très bien. Mais on se trouve face à un bel objet dont on ne sait que faire. C’est comme une statue, on la met sur une cheminée, c’est beau, mais on ne peut rien en faire. Il m’arrive alors souvent de me dire que si je réfléchis bien, je peux transformer cette « statue », en tirer quelque chose d’autre. Donc mon imagination peut intervenir tout de suite, et mon intuition fait que des idées me viennent. Mais le contraire est vrai aussi. On écarte d’emblée certains objets car ils ne conviennent pas, ils ne sont pas assez souples, etc. Et il y a aussi l’aspect esthétique, bien sûr, car il faut pouvoir se dire si cela sonne bien ou pas bien. Alors il n’y a pas de critères pour l’esthétique sonore. Il y a des musiques qui, en dehors de leurs qualités propres, pour moi, sonnent mieux que d’autres. Pourquoi la musique de Debussy sonne mieux pour moi que celle de Saint-Saëns, pourquoi celle de Berg sonne mieux que celle de Honegger ? J’aurais du mal à l’expliquer. Donc si je compose, c’est d’abord pour que ça sonne bien, au moins à mes propres oreilles ; à celles des autres aussi, si possible. Quand on compose de la musique électronique, on a plein de possibilités, parfois très intéressantes, mais il faut toujours avoir l’esprit critique. On peut avoir la plus belle machine du monde, si elle ne provoque pas notre imagination, et si on n’a pas l’esprit critique, on ne pourra rien en faire de bon.

Tu disais qu’il faut se demander si ce qu’on trouve avec l’ordinateur est lié à ce qu’on veut exprimer. Qu’est-ce que tu veux exprimer avec la musique ?

La musique s’exprime souvent elle-même. Il y a des expressions dans la musique qui n’appartiennent à rien d’autre qu’à elle-même. Par ailleurs, il y a aussi des nécessités dans l’expression. Par exemple dans Ring, que je suis en train de terminer, j’ai composé deux sections qui en elles-mêmes marchent assez bien, mais les deux sont assez lentes. Et je me dis que si je mets les deux sections l’une à la suite de l’autre, elles risquent de se nuire l’une à l’autre à cause de leur lenteur. Tandis que si j’introduis entre les deux une section avec une expression différente, qui va renouveler le paysage sonore, rafraîchir (restimuler) l’imagination de l’auditeur, je pense que quand la seconde section lente arrivera, ce sera après un moment qui l’aura rendue beaucoup plus nécessaire, et on va l’entendre alors comme une conséquence de ce qui a précédé. Voilà un exemple de nécessité dans l’expression. Voici maintenant un exemple d’expression dans le domaine de l’orchestration. Hier, j’ai mélangé les trompettes, les hautbois et les flûtes de manière à ce que ça évoque fortement les sonorités des orgues à bouche asiatiques, le shô japonais ou le khên laotien. Ça donne des nappes très aiguës qui tiennent pendant assez longtemps sur des roulements de percussions – c’est vraiment une expression musicale, l’expression d’un certain statisme musical, mais très harmonique et très continu. Si j’avais mis ces notes-là sur d’autres instruments, par exemple sur les violons, cela n’aurait pas donné la même couleur. Pour obtenir ce statisme, j’ai choisi des intervalles pas très tendus, comme les quartes ou les secondes majeures. Donc c’est aussi un type d’expression musicale extrêmement précis pour moi, et pourtant j’ai beaucoup de mal à en parler avec d’autres mots que ceux qui servent à le décrire. Vous savez, je me souviens d’un fragment de correspondance entre Beckett et, je crois, Roger Blin sur En attendant Godot, où Blin demande à Beckett qui est Godot, qui sont Estragon et Vladimir, qui attendent-ils, et Beckett de répondre « je ne sais pas qui ils sont, je ne sais pas pourquoi ils attendent. » Donc, il n’y a rien derrière ! Tout est dans le texte. Je dirais que c’est un peu la même chose avec la musique. Je ne sais pas ce que la musique exprime, mais elle exprime assurément quelque chose. On ressent une émotion et on ne sait pas pourquoi. La musique exprime quelque chose qui, fondamentalement, est elle-même. Mais c’est une expression. Ce n’est pas abstrait, ce ne sont pas des mathématiques. Cependant elle peut faire naître une foule de réactions chez les auditeurs, et cela, je ne peux pas le contrôler. Tel passage peut évoquer telle pensée ou telle autre musique chez un auditeur. Cela se passe entre ma musique et son cerveau. Dans ce cas ma musique va exprimer quelque chose que je n’ai pas moi-même imaginé.

Bien que tu aies trouvé l’ordinateur comme un instrument de travail, tu travailles – comme peu de compositeurs d’aujourd’hui – aussi avec l’orchestre. Alors qu’est-ce qui te fascine dans l’orchestre considéré comme instrument ?

… Je dis toujours que l’orchestre est pour moi le plus beau son qui existe. Toute ma vie de compositeur, j’ai voulu aller vers l’orchestre. J’ai composé assez peu de musique de chambre, excepté avec l’électronique qui est pour moi aussi une sorte d’orchestre. L’orchestre est un instrument totalement fascinant, qui a beaucoup évolué, mais si on veut le considérer d’une manière nouvelle, c’est un instrument qui a beaucoup d’avenir. Alors le problème, justement, est que d’une manière générale, les orchestres sont considérés comme des outils appartenant au XIXe ou au début du XXe siècle, disons à une époque passée. Ce que je fais pour la pièce que je suis en train d’écrire, c’est déjà de disposer l’orchestre différemment pour créer des expressions musicales, des musiques que l’électronique ne pourra jamais donner. Et en plus, ce qui me passionne beaucoup, c’est l’idée que l’orchestre peut parfois parler d’une même voix, mais peut aussi être 80 ou 90 individus, suivant la manière dont on le traite. Si l’on veut faire jouer à chacun des séquences totalement individuelles, on peut créer des textures extrêmement complexes. Donc l’orchestre est pour moi quelque chose de protéiforme, d’infini. Alors, j’ai eu la chance d’avoir à Cologne comme partenaire François-Xavier Roth qui m’a donné cette possibilité d’écrire pour la salle de Philharmonie et de prévoir pour l’orchestre une certaine disposition. Savoir que même pour le chef et pour l’orchestre, c’est quelque chose d’intéressant, quand on sent que tout le monde est d’accord pour tenter cette expérience-là, c’est déjà extraordinaire. Malheureusement c’est assez rare, parce que la plupart du temps, quand on vous demande une pièce d’orchestre, en général on vous dit, voilà, il faut jouer une symphonie de Schumann après votre pièce, donc il faut que vous restiez dans la disposition de Schumann, il ne faut pas que votre pièce soit trop longue, un quart d’heure, car suivra telle ou telle pièce, donc on vous met des limites, des cadres, qui sont assez contraignants. Et cela ne m’intéresse pas trop, même si j’en fais de temps en temps. En revanche, prendre l’orchestre comme outil et imaginer comment on peut le disposer, tout en en gardant les mêmes musiciens, voilà qui m’intéresse. Il ne s’agit pas de remplacer qui que ce soit par l’électronique, il n’y en a pas du tout dans Ring, ces mêmes musiciens vont après jouer du Mozart, même si cet orchestre est plus grand que celui de Mozart ; mais il pourrait jouer une symphonie de Mahler ou de Bruckner. Donc, au niveau du nombre de musiciens je ne rajoute rien, ni électronique, ni des tam-tam africains, je garde l’orchestre tel qu’il est, mais je le dispose différemment. Car je veux créer un monde sonore dans lequel l’orchestre n’est pas juste un point sonore en face des auditeurs, mais que ceux-ci soient à l’intérieur de l’orchestre. C’est impossible de mettre beaucoup de gens à l’intérieur de l’orchestre, en revanche on peut mettre l’orchestre autour du public, et créer ainsi des polyphonies que l’on n’a jamais imaginées encore. Car quand tout le monde est concentré dans le même endroit, les voix se mélangent et on n’arrive pas à les distinguer. Mais dès qu’on écarte les musiciens, dès qu’on dispose différents groupes de musiciens dans l’espace, on permet d’entendre les polyphonies différemment. Donc je dirais que – si l’on faisait les choses bien – l’orchestre n’en est, d’une certaine manière, qu’à ses débuts. Ce n’est pas la fin de l’orchestre, c’est le début. Mais pour cela, il faudrait une volonté politique d’organisation, il faudrait des chefs d’orchestre qui acceptent ce genre de propositions, des musiciens qui acceptent, des salles qui soient adaptées… quand toutes ces conditions sont réunies, c’est magnifique, c’est magique ! Malheureusement, c’est rarement le cas. L’orchestre est maintenant trop souvent considéré comme un objet de musée. Cela fait cent cinquante ans qu’on le dispose de la même manière, comme si seule celle-là était la bonne ! C’est très bien, évidemment, de jouer du Brahms ou du Beethoven, ce n’est pas la question, mais je crois qu’avec cet outil on peut aller beaucoup plus loin qu’on ne l’a fait jusqu’à présent.

Je reviens au début de ta réponse quand tu as dit que le son d’orchestre était pour toi le plus beau son du monde. Quel son d’orchestre a imprégné ton imagination ?

Il est vrai que je suis très attaché à l’orchestre romantique et postromantique. Je ne suis, par exemple, pas très attaché à la musique baroque, je l’avoue. J’écoute assez peu Haendel, chez Bach j’aime beaucoup les œuvres pour clavier, mais je n’écoute pas souvent ses Concertos brandebourgeois, en revanche très volontiers l’orchestre classique de Mozart, Haydn et Beethoven. Puis ce qui m’a vraiment fasciné, ce sont deux compositeurs qui ont inventé l’orchestre moderne, Berlioz d’abord, mais plus au niveau de l’imagination orchestrale que de celui du discours musical, et surtout Wagner. Lui a fait décoller l’orchestre à un point incroyable. Il a traité cet outil vraiment comme une matière sonore, ce que peu de gens ont fait après lui ! Prenez le début de Lohengrin qui est dans l’extrême aigu. Qui a fait cela avant lui ? Personne ! Qui l’a fait après lui ? Personne. Il a fallu attendre Ligeti, Stockhausen, Boulez après la Seconde guerre mondiale pour retrouver de telles catégories sonores. Si l’on prend le Prélude de Parsifal, on a vraiment une musique en fusion dans laquelle il est presque impossible d’identifier les instruments qui jouent ! Chez Wagner – mis à part, évidemment, le génie dramatique – l’imagination sonore est vraiment extraordinaire. Donc cette période-là m’a beaucoup intéressé, j’ai beaucoup étudié Mahler et Strauss, et puis un compositeur sur lequel je passe de plus en plus de temps, c’est le dernier Debussy. Jeux, La Mer, les Images pour orchestre, c’est pour moi quelque chose de vraiment mystérieux. Ravel m’intéresse moins. Il est très virtuose, c’est un technicien magnifique de l’orchestre, mais je le trouve moins inventif que Debussy. En revanche Debussy est, selon moi, le premier compositeur à avoir imaginé justement que l’orchestre pouvait être autre chose qu’un orchestre romantique (celui de Wagner, Mahler et Strauss), dans lequel les cordes étaient la composante principale. Dans Jeux, dans La Mer ou même dans les Images, il y a comme une mise en abyme, c’est-à-dire que les flûtes, les trompettes, les bassons, les clarinettes sont souvent aussi importantes que les cordes. Debussy a réussi à casser cette hiérarchie pour créer une esthétique sonore totalement nouvelle. Et cela m’influence beaucoup même aujourd’hui. C’est pour moi un très grand modèle.

Tu as parlé de l’avenir de l’orchestre et tu as dit qu’un possible avenir serait que le public fasse partie de l’orchestre, soit placé à l’intérieur de l’orchestre. Ça veut dire que tu voudrais aussi surpasser une certaine hiérarchie, qui était toujours là…

Oui, il est intéressant de brouiller cette hiérarchie qui impose que la musique ne nous vienne que d’un point qui est en face de nous. Et ce qui est intéressant avec la musique électronique, c’est que celle-ci sort d’un haut-parleur, et… qui joue ? On ne sait pas ! C’est un mystère. Quand on voit un violoniste jouer, on comprend pourquoi on entend cette musique-là, parce que l’on connaît les gestes. Avec la musique électronique, on ne sait pas. Il y a donc une partie de mystère et même de magie qui se crée. Avec l’orchestre tel que je l’imagine dans Ring ou même dans In situ, il va y avoir ce même « effet » parce que certains musiciens seront placés derrière le public. Donc les gens ne pourront pas les voir jouer la musique qu’ils vont pourtant entendre. La différence entre le regard et la perception auditive, c’est que le regard est directif. Par contre avec les sons, c’est un peu comme dans la mécanique quantique selon laquelle une même particule peut se trouver dans deux endroits à la fois. Ça paraît paradoxal, mais si l’on se représente la matière non pas sous forme de particules mais en termes d’ondes, ça se conçoit très bien. Le son se décrit par une onde. Si j’écoute une musique même dans une salle normale, la musique vient d’un endroit mais elle est reflétée par un mur et va dans un autre endroit et ainsi de suite, donc elle me vient de partout. Le son est partout. Cela m’intéresse beaucoup, notamment pour Ring, car une partie de l’information va venir de l’orchestre et du chef qui dirige, et que l’on verra, mais une autre partie de la musique qui, dirigée elle aussi, ne sera pas vue par le public. Elle ne sera donc pas perçue de la même manière. Le public sera à l’intérieur du son, et non juste spectateur extérieur. C’est un enjeu intéressant que de faire exister ainsi des structures musicales beaucoup plus mystérieuses. Voilà sur quoi je réfléchis beaucoup quand je compose.

Faire exister de la musique dans l’espace crée toujours des problèmes. Pourquoi le fais-tu quand même ?

Les problèmes, il faut s’en occuper, il faut les résoudre, justement. Alors je ne compose pas de musique spatialisée, comme en faisait par exemple Stockhausen, ou également Emmanuel Nunes, qui était aussi un spécialiste de cela. Je ne considère pas l’espace comme un élément de composition aussi important que les hauteurs, les timbres ou le temps. En revanche, je pense que l’endroit d’où vient la musique importe. L’espace n’est qu’un médium qui porte l’information qu’envoie une trompette ou un violon jusqu’à nos oreilles. Dans la musique électronique par exemple, j’ai des outils qui me permettent de simuler qu’un son vient d’une distance de 20 mètres et qui se rapproche petit à petit. La manière dont on va le percevoir dépendra donc de sa distance. Je pense soudain à un exemple qui vient de la littérature, de Proust : quand le narrateur voit les jeunes filles sur la plage, elles sont très loin, il sait à peu près qui elles sont mais n’arrive pas à les distinguer. Est-ce Albertine, est-ce Andrée, ou Giselle ? Et comme il ne les voit pas bien, il imagine. S’il les voyait bien, il n’imaginerait pas. Et le fait de les imaginer le fait réfléchir à qui elles sont ; à comment elles se ressemblent et comment elles sont différentes. Donc là, tout un processus d’imagination se déploie parce qu’il ne les voit pas bien. Et c’est la même chose avec la musique dans l’espace. En mettant les musiciens dans l’espace et en les rendant pour ainsi dire invisibles ou, du moins, lointains, comme je vais le faire, les auditeurs ne vont pas identifier d’entrée de jeu les sons des instruments, mais vont entendre quelque chose de plus mystérieux sur quoi ils ne pourront pas facilement mettre un nom. Là, la perception esthétique des auditeurs va être puissante, enfin, je l’espère. Car dès que l’on peut nommer, identifier, se dire que ceci est rouge, cela est bleu, ou vert, etc., on en reste pour ainsi dire au niveau de l’identification. Mais quand c’est bleu-vert, jaune-orange, bref, incertain, difficile à nommer, à étiqueter, cela suscite déjà une perception beaucoup plus complexe, plus fascinante. Tu penses que distribuer la musique dans l’espace pose des problèmes. C’est vrai. Or cette pièce-là, Ring, je l’ai imaginée pour la Philharmonie de Cologne, mais si l’on veut la jouer dans une autre salle – ce que j’espère –, on ne pourra pas avoir exactement les mêmes dispositions. J’ai donc intégré cet aspect-là dès le départ. À Cologne, il y aura un orchestre au centre, de petits groupes de musiciens au-dessus de l’orchestre et un anneau de musiciens autour du public. Mais dans d’autres salles, on pourra tourner. Il n’y a pas d’indication stricte sur la disposition des groupes. En revanche, leur contiguïté doit absolument être respectée ; comme dans une circonférence définie par des points A, B, C, D, E, F, G. Mais que le point A soit en face du public ou sur les côtés, cela n’a guère d’importance. Donc j’essaie de faire en sorte que ce problème-là par rapport aux configurations spécifiques des salles ne se pose pas, je l’intègre d’emblée dans la dramaturgie de la pièce, en lui laissant assez de souplesse et la rendant assez modifiable.

Parlant de la Philharmonie de Cologne, comment trouves-tu cette salle ?

… Je la trouve magnifique. Elle est belle, on s’y sent bien, elle sonne très bien, et en plus elle a un côté très chaleureux. Et puis, elle est extrêmement pratique ! Elle permet d’imaginer et de réaliser plein de choses. Pour une pièce comme celle-là…, enfin, on peut y faire ce qu’on veut ! Et cette idée que j’ai eue pour Ring, de placer les auditeurs au centre d’un anneau, lui va bien car ce n’est pas une salle éclatée dans toutes les directions. Dans d’autres salles, on ne pourra pas le faire aussi facilement. Dans la salle de Cologne, il y a ces deux balcons, celui réservé aux étudiants, et l’autre pour les gens qui arrivent en retard, toutes ces nacelles au-dessus, et il y a beaucoup de place derrière. Comme il y a la Symphonie no 40 de Mozart qui va être jouée au même programme, ainsi que quelques-uns de ses airs de concert, j’ai conservé l’orchestre de Mozart au centre. C’est-à-dire les bois par deux, deux cors et les cordes. Alors il faudra peut-être mettre un peu plus de violons, il y aura aussi trois percussions, un piano et une harpe. Mais j’ai tenu à garder l’image de Mozart dans l’orchestre qui est au centre.

Y a-t-il dans Ring aussi une allusion à Wagner ?

Non, pas du tout. On me pose souvent cette question. L’anneau sonore que je dispose autour du public n’est pas fait d’un métal précieux qu’on convoite ! (Rires)

François-Xavier Roth t’a invité à travailler plusieurs œuvres avec notre orchestre. Qu’est-ce que cela te fait d’avoir la possibilité de travailler en continu avec un orchestre et son chef ?

Je connaissais l’orchestre de réputation, bien sûr, mais je n’ai encore jamais travaillé avec lui, donc je n’ai pas encore d’expérience. Ce que j’en sais, c’est que le Gürzenich-Orchester est destiné plutôt au répertoire symphonique traditionnel, alors que l’autre orchestre, avec lequel il se partage la salle, celui de la WDR, est davantage orienté sur la musique de notre temps. À vrai dire, je craignais un peu que ça crée des étincelles, qu’une rivalité se déclenche, mais finalement, ça s’est très bien passé et ça se passe toujours très bien. Quant au chef, François-Xavier Roth, c’est lui qui a créé In situ ; je l’avais écrit pour lui quand il était à la tête de l’orchestre de la SWR de Baden-Baden et l’Ensemble Modern. C’est un chef qui – chaque fois que je le vois diriger – affirme de plus en plus sa personnalité. De surcroît, il est aussi à l’aise dans le répertoire classique que dans le répertoire contemporain. Un matin, il m’a appelé et m’a demandé si je ne voudrais pas écrire une pièce pour l’orchestre de la SWR et l’Ensemble Modern. Je n’ai même pas réfléchi, j’ai dit oui. (Rires) Pour moi, c’est un très grand plaisir de retravailler avec lui, nous nous connaissons très bien et je sais qu’il va très bien défendre Ring.

Tu avais parlé de magie. Lachenmann parle souvent, lui aussi, de la magie de la musique, et aussi comme des souvenirs. Est-ce que des souvenirs sonores jouent un rôle dans les pièces que tu écris, comme chez lui ?

Ce ne sont pas des souvenirs sonores très particuliers, ou concrets, qui jouent un grand rôle. Ce sont plutôt des images sonores qui me viennent, comme celle de l’orchestre comme d’une figure qui peut se démultiplier. Par exemple, la fin de Ring est un adagio très lent, la noire à 46 ; c’est une musique qui part d’une seule voix qui va se démultiplier, qui semble retourner toujours sur la même image, mais la démultiplie. Et cette image qui a présidé à la composition de Ring, c’était celle que nous connaissons tous ; quand on jette une pierre dans l’eau, ça crée des anneaux ou des cercles concentriques sur la surface de l’eau, des vagues qui partent du centre et qui s’écartent. Ce sont des anneaux qui ne cessent pas de naître d’autres anneaux. On va donc entendre dans Ring plusieurs fois, du moins je l’espère, les retours sur le même qui, cependant, ne cessera de s’agrandir en se développant continuellement. On percevra comme des rappels, du « déjà entendu », mais ces retours ne conduiront jamais les auditeurs au même endroit. Ils seront emmenés toujours plus loin. Donc, il ne s’agit pas chez moi d’une magie qui, comme chez Lachenmann, est liée à des souvenirs sonores précis. La magie dont je parlais tout à l’heure est liée à l’image, absente ou invisible, de la source ou de la provenance d’une forme que pourtant on perçoit clairement.

Tu dis que nous en sommes au début d’un avenir de l’orchestre, ou d’un devenir de l’orchestre. Comment est-ce que tu regardes la situation du rituel ou de la forme du concert ? Est-ce qu’on peut changer cela ?

Oui, absolument. Du moins on le devrait.

Pourquoi ?

… Je ne dis pas qu’il faut arrêter le concert tel qu’il a été conçu il y a fort longtemps. Mais il faut vraiment que l’on puisse aussi explorer de nouvelles possibilités. L’orchestre n’est pas fait pour jouer uniquement de la musique du XVIIIe, du XIXe et du début du XXe siècle. Ce serait vraiment trop triste. Il suffit de penser qu’on a 90 musiciens et qu’on les fait asseoir toujours de la même manière. Ce sont des standards : les bois derrière, les cuivres derrière, les percussions derrière, les cordes au-devant, où que l’on aille, à Chicago, à Seoul, à Tokyo, Londres, Paris ou Berlin, l’orchestre est disposé toujours de la même manière. Ce n’est quand même pas pensable qu’il n’y ait qu’une seule manière d’imaginer l’orchestre ! Il faut créer de nouvelles manières ! En plus, ça donnerait au public une image de l’orchestre beaucoup moins stéréotypée. Ce qui dans les concerts d’orchestre pose un problème, c’est justement cette relation sociale. La musique symphonique – on le sait – reste réservée plutôt pour la bourgeoisie ou pour les classes aisées, – autrefois c’était surtout l’aristocratie, le public habituel – comme si c’était une musique faite pour une classe sociale particulière. Non. Cette musique est composée par des artistes, des compositeurs, des musiciens inventeurs, elle est jouée par des musiciens interprètes, et elle peut être écoutée par n’importe qui, par tout un chacun. Il faut casser ce « mariage forcé » ! Et une des manières d’y arriver est justement de proposer une image de l’orchestre différente de celle du rituel auquel on est tant habitué ; avec le public qui s’installe, l’orchestre qui arrive, qui s’accorde, le chef qui rentre, les applaudissements, etc., et le déroulement propre du concert avec l’ouverture, le concerto et la symphonie, etc. Donc casser cette habitude-là, ce qui ne veut pas dire qu’il faut abandonner le répertoire, bien sûr que non. Il faut que l’orchestre continue de jouer Bruckner, Mahler, Brahms, Debussy, c’est très bien. Mais il faut maintenant pouvoir le mettre aussi dans des situations moins stéréotypées et ne pas se contenter de la reproduction du même. Je suis très intéressé par le théâtre – je vais d’ailleurs bientôt en faire une nouvelle expérience avec le metteur en scène Nicolas Stemann – et je trouve que le théâtre a réussi beaucoup mieux à casser ses propres modes de fonctionnement. On ne joue plus Tchekhov comme on le jouait au XIXe et au XXe siècle. Je ne dis pas qu’on le jouait mal ! On ne joue plus les classiques du XVIIIe et du XIXe siècles comme on les jouait à l’époque. On en repense la présentation, or les textes restent toujours les mêmes. On ne va pas s’amuser à réécrire les phrases de Molière, de Goethe ou de Büchner. Mais la manière dont ces pièces sont présentées – à moins de faire un théâtre poussiéreux – est beaucoup plus adaptée à l’imaginaire des spectateurs d’aujourd’hui. Or en musique, surtout dans la musique savante, on a beaucoup de mal à faire évoluer les formes de présentation, les choses restent très figées, très ancrées dans ce qui est, selon moi, moins un rituel que simplement une convention. Alors je n’ai rien contre le rituel. Je ne suis pas particulièrement religieux, mais le rituel peut avoir quelque chose de magique, de sacré, une fonction cathartique, etc., mais la forme de présentation de la musique savante n’est pas vraiment de cet ordre-là. C’est une convention sociale surannée.

Ce moment de silence avant la musique et après la fin de la musique, n’est-ce pas là un rituel ? Ce sont des seuils, un seuil est le silence au début avant que le chef ne commence à diriger, l’autre seuil avant que le public n’applaudisse.

Oui. Mais moi, j’ai cassé ce rituel du début. Et j’ai pris cette idée dans le théâtre, justement. Thomas Ostermeier, dont j’ai vu plusieurs représentations de pièces qu’il a montées, d’Ibsen, de Shakespeare, de Tchekhov, fait cela. Quand on arrive dans son théâtre, les comédiens sont déjà sur scène et ils parlent. Ou ils marchent, ils sont déjà là, il n’y a pas les trois coups, le rideau qui se lève, donc il y a tout de suite une proximité qui se crée, et l’on sait que la pièce va nous parler de manière plus directe, plus vraie. Et c’est cela que j’aimerais obtenir avec le début de Ring. Les gens vont rentrer dans la salle, ils vont se parler et ils vont se retrouver d’emblée à côté des musiciens, qu’ils vont voir de près, certains seront derrière, d’autres devant eux, et ils vont les entendre jouer, comme ça, des bouts de musique. Et j’aimerais bien que ça soit même un peu désordonné. J’ai composé quelque chose de très ordonné, parce qu’il faut que ce soit mesuré dans le temps, mais je voudrais que ça donne l’impression d’un petit désordre un peu intriguant. Il n’y aura donc pas de vrai début. J’espère que ça peut créer un sentiment différent de ce que le public éprouve d’ordinaire. En plus, on va faire ce dégradé de lumières qui va, petit à petit, faire comprendre aux gens que la pièce va commencer, qu’elle a déjà commencé ; et qu’ils ne s’en sont pas aperçus. Ils seront déjà dans la musique. Il n’y aura donc pas d’applaudissements quand François-Xavier va rentrer et partir de cette musique un peu aléatoire, un peu chaotique, et se mettre à la construire.

… En revanche à la fin, il y aura une fin, car il en faut une. Donc j’aimerais bien – si ça fonctionne, on va voir – que cette dramaturgie-là suscite chez les auditeurs une disposition d’esprit et d’écoute différente, qui n’obéit pas ou ne ressemble pas à une convention existante. Tout à l’heure on a évoqué Wagner. S’il y a quelqu’un qui a brisé les conventions, c’est bien lui. Les prima donna et les applaudissements après les arias – il n’y en aura pas ! Ce que je vais vous faire écouter, leur disait-il, ce n’est pas du divertissement ! No entertainment ! Vous allez écouter une œuvre, une musique qui ne va pas s’arrêter pour que vous applaudissiez. Cela crée quand même un rapport à l’œuvre autrement plus intense. Il existe une « mode » récente en France qui consiste à applaudir entre les mouvements d’une symphonie ou d’un concerto. Cette mode est même encouragée par certains directeurs de salles de concert. Ne pas applaudir, c’est respecter un code social, que seuls les initiés connaissent, applaudir, c’est laisser le peuple exprimer sa joie. On perçoit bien le clivage social qui se cache derrière cela. Cette mode, paraît-il, existait autrefois. Mais imiter cela, c’est, de nos jours, imiter la musique de variété qui se concentre sur des formats courts entre lesquels le public applaudit. En revanche, ne pas applaudir entre les mouvements, c’est goûter le silence qui est encore imprégné de la musique qui vient de s’éteindre – qui peut être un moment empreint de magie – mais c’est aussi respecter une certaine unité de l’œuvre qui est plus que la somme des mouvements consécutifs. Les compositeurs n’ont pas mis n’importe quel adagio après l’allegro.

 Entretien réalisé à Strasbourg le 29 février 2016

[1]    Patrick Hahn est un dramaturge allemand.