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Entretien avec Thierry Vagne

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Thierry Vagne [1] : Votre catalogue comporte plus de cent œuvres, quels sont vos projets, par exemple une pièce pour instruments traditionnels japonais ?

Mon projet actuel consiste à réaliser une composition spatialisée. Un ensemble de solistes et un orchestre à cordes se partagent la scène, le reste de l’orchestre est dispersé autour du public en huit petits groupes. Cela tient à la fois du concerto grosso, de la musique symphonique, voire concertante par endroits, et de la musique spatiale. J’y expérimente de nouvelles structures sonores auxquelles j’ai donné des noms imagés mais précis : colonnes, paysages, pluies, effondrements, lignes de fuite… Ce sont des figures rhétoriques que j’ai forgées à partir de formes sonores, dont certaines existaient déjà en germe dans certaines de mes œuvres antérieures, caractéristiques. Une colonne sonore est un immense accord planté à partir du grave et qui se dresse dans tout son ambitus, un paysage sonore renvoie à des musiques qui semblent flotter sans évoluer, sans aller dans une direction précise, une pluie sonore consiste en une multitude de petites gouttes (ou grains sonores) qui descendent de l’aigu vers le grave, etc.

À la différence de Gruppen de Stockhausen, qui plaçait le public entre trois blocs d’orchestre, je désire ici mettre le public en état d’immersion. Il aura une masse en face de lui et des individus dispersés tout autour. Ce sont l’orchestre de la SWR et l’Ensemble Modern qui doivent créer cette nouvelle œuvre à Donaueschingen en octobre prochain sous la direction de François-Xavier Roth. Je dois ensuite travailler sur un opéra qui devrait être entièrement pour voix et électronique. Je voudrais tirer le maximum de structures musicales à partir de l’analyse de la voix parlée. J’appelle cela « Teatropera » ou « Operateatro » pour l’instant. Quant à la pièce mélangeant instruments japonais et occidentaux, ce sera probablement pour plus tard. J’ai fait un séjour d’un peu plus de 3 mois à Kyoto pour connaître un peu mieux la musique et le théâtre japonais. J’en suis revenu fasciné. J’ai rencontré des joueurs de théâtre nô et assisté à plusieurs spectacles de bunraku à Osaka. C’est surtout la conception temporelle de cette musique qui m’a semblé si riche. Même si je n’écris pas cette œuvre, ce voyage a d’ores et déjà laissé plein de traces chez moi et a influencé mes idées sur le temps en musique.

Sur une bonne centaine d’opus, un peu plus de 10 % sont écrits pour instrumentistes et traitement en temps réel. Pensez-vous développer de plus en plus cette technique dans vos œuvres ? Quelles contraintes représente-t-elle au niveau des exécutions ?

J’ai utilisé la technologie en temps réel sur plus d’une dizaine d’œuvres. Par exemple, tous mes opéras l’utilisent. Cependant, c’est dans mes compositions pour instruments solistes ou musique de chambre que ce travail est le plus poussé. La principale raison est que la musique pour électronique en temps réel demande un long temps de répétitions et d’adaptations. Il faut régler des seuils, tester des configurations, faire des expériences, et cela, on ne peut le faire qu’avec un petit groupe de musiciens. Avec un orchestre en fosse et des chanteurs sur un plateau, ce ne serait pas réellement faisable car il y a trop de contraintes. Les technologies en temps réel permettent une interprétation de la musique électronique. C’est mon idée maîtresse depuis plus de vingt ans maintenant. Je n’aime pas et n’ai jamais aimé les musiques figées sur bandes magnétiques, même si Stockhausen a pu composer des chefs-d’œuvre en la matière. Les sons électroniques vieillissent mal et on doit leur donner la possibilité de se développer dans le temps même du concert, comme cela est le cas pour la musique traditionnellement acoustique. Je n’ai que peu de goût pour les modes « vintage », comme cette nostalgie des disques en vinyle contre les CD numériques. De plus, l’analyse de l’interprétation permet tout un nouveau monde de développement sonore. On analyse le jeu d’un pianiste ou la voix d’une chanteuse (en temps réel, bien sûr) et on se sert de cette analyse pour composer la musique électronique. J’appelle cela des « partitions virtuelles ». Je suis toujours dans la situation du chercheur autant que dans celle du compositeur. Je travaille avec les équipes de l’Ircam régulièrement et il m’arrive d’orienter le cours de leurs recherches en y apportant mes propres conceptions. Ce n’est pas une manière rapide pour composer de la musique électronique, au contraire, c’est plus complexe, mais c’est selon moi de loin la plus intéressante et la plus riche.

Pour prendre l’exemple de Fragments d’Héraclite pour chœur de chambre, comment se fait-il que l’on ressente une vraie dramaturgie musicale, alors que l’on est évidemment loin de la traditionnelle « tension – détente » de la musique tonale ?

Les notions de tension et de détente, chères à la musique tonale, n’ont pas disparu du paysage musical post-tonal. C’est un aveuglement chez beaucoup de musiciens que de penser que ce sont là des notions purement musicales. Cette alternance de tensions et de détentes est avant tout une nécessité physiologique. Imaginez que vous vivez dans un état de tension permanente, qui deviendrait à la longue insoutenable, ou dans une absence totale de tension, proche de l’apathie, et vous aurez une image assez parlante de cette nécessité d’alternance. Des neurobiologistes, tel Jean-Pierre Changeux avec lequel je parle souvent, tentent de tracer ces phénomènes jusque dans les neurones eux-mêmes. La tension provoquée par une musique, telle que Tristan et Isolde de Wagner par exemple, ne provient pas de la théorie tonale en elle-même, mais plutôt d’une organisation temporelle de la musique qui fait qu’il y a des progressions, des insistances, des continuités, des durées qui finissent par agir « physiquement » sur l’auditeur. Toutes ces caractéristiques peuvent très bien être produites par des musiques qui ne doivent plus rien au système tonal. Il n’y a guère que ces compositeurs « néo-tonaux » qui continuent de penser que seule la tonalité est le garant des tensions et détentes. C’est un phénomène beaucoup plus large. Si l’on peut très bien suivre comment elles étaient formulées dans le système tonal, on peut également les trouver dans d’autres formes d’arts liées au temps, telles que le théâtre par exemple. Les éléments de tension et de détente existent aussi bien chez Bach que chez Shakespeare. Sinon comment nous tiendrait-il en haleine pendant plus de trois heures de spectacle ?

En lisant vos écrits sur la Grammaire musicale générative , on a l’impression d’un système « à la Schoenberg » en plus moderne et sophistiqué : « Processus, densités, énergies, matrices, regroupements structurels. » Comment arrive à prendre corps dans ces concepts l’inspiration du compositeur, ce que vous nommez « la partie cachée de l’iceberg » ?

Le système de Schoenberg traitait des relations entre les sons eux-mêmes, un peu comme dans le système tonal. Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur ce prétendu « système schoenbergien ». On a tort de le considérer comme un système qui aurait cherché à supplanter le système tonal. Le système tonal est le produit de plusieurs siècles de pratiques musicales et n’a pas été inventé d’un seul coup. Schoenberg a trouvé « un » moyen d’y échapper et de le dépasser. La révolution schoenbergienne était déjà en germe chez Beethoven et est une conséquence de l’évolution du système tonal. Ce n’est pas de cela que s’occupent mes « grammaires musicales génératives ». Je dirais qu’elles traitent plutôt d’une forme de syntaxe musicale, indépendamment des sons eux-mêmes. Elles organisent la façon dont s’enchaînent les idées musicales dans le temps de l’œuvre. Elles fondent une certaine logique d’enchaînement qui, je l’espère, guide l’écoute et n’est pas seulement un appareillage conceptuel. Ce que j’appelle « la partie cachée de l’iceberg » correspond à tout le corpus de règles plus ou moins inconscientes qu’un compositeur utilise dans son travail de création. Vous donnez trois motifs à dix compositeurs et vous obtiendrez dix traitements différents. Les compositeurs eux-mêmes ne sont pas toujours capables de vous dire pourquoi ils ont fait ceci ou cela. Mais qu’il y ait des règles personnelles, qui correspondent au goût de chacun, cela ne fait pas de doute pour moi. Les « grammaires musicales génératives » ne prennent pas en compte la totalité du processus compositionnel. Si quelqu’un voulait les utiliser pour composer de la musique sur des modes balinais il pourrait très bien le faire. Il y a certes des choix de ma part sur tel ou tel rythme, tel ou tel accord, telles ou telles catégories de timbres, comme on peut le constater chez tout compositeur. Debussy, par exemple, se reconnaît immédiatement par certaines tournures mélodiques et harmoniques, qui n’appartiennent ni à Ravel ni à Stravinsky. Mais il y a plus. Je ne connais pas à l’avance toutes les situations que je vais créer. Cela peut ressembler à une promenade au cours de laquelle on découvre un paysage surprenant. C’est à partir de cela que je réagis souvent et que je prends des décisions qui ne me seraient pas venues à l’esprit dans un autre contexte. Mes grammaires musicales génératives développent des modèles en matière de successions, de répétitions, de groupements, dans le but de créer un « sens musical ». Si vous entendez B après A plusieurs fois, vous finirez par vous y habituer. Votre cerveau finira par considérer ces deux éléments comme une entité indivisible. Dit autrement, l’écoute de A vous fera anticiper la présence de B.

Léopold Stokowski était célèbre pour le nombre de premières qu’il donna sur le sol américain, mais on lui reprochait son manque de « deuxièmes »… Qu’en est-il de vos œuvres ? (On a déjà parlé de Zeitlauf.)

Mes œuvres de musique de chambre et de musique électronique sont souvent rejouées. C’est plus difficile avec la musique symphonique. On assiste, depuis plusieurs années, à une standardisation de la musique. Beaucoup d’organisateurs (mais pas tous heureusement) ont peur que le public ne suive pas. Ils préfèrent « repasser les plats ». Plus on va vers les concerts « grand public », plus le répertoire se limite. Les Victoires de la musique en sont l’exemple flagrant. Les interprètes jouent le plus souvent ce qu’on leur demande et n’imposent guère leurs goûts. Il n’y a que quelques monstres sacrés comme Pollini ou Boulez qui réussissent à imposer les musiques qu’ils veulent faire entendre. Pollini avait annoncé pour un de ses récitals à Salzbourg la Deuxième Sonate de Boulez et la Hammerkalvier de Beethoven, dans cet ordre. Sachant qu’une grande partie du public salzbourgeois irait dîner pendant la première partie et viendrait pour la seconde, il a inversé l’ordre au dernier moment. Les braves Salzbourgeois ont été contraints d’écouter Boulez !
La raison de cette limitation, on ne le répétera jamais assez, c’est le manque de culture musicale. Pas seulement dans le grand public, mais chez les intellectuels, chez les politiques, chez les mécènes. Une exposition Kandinsky au Centre Pompidou attire une foule énorme qui fait la queue dès le matin pour entrer. Un concert Schoenberg (je le cite car il est, en quelque sorte, son « alter ego » en musique) ne fait pas venir grand monde. Or, Kandinsky n’est pas plus « facile » que Schoenberg. Heureusement qu’il existe des chefs d’orchestre, des pianistes, des quatuors à cordes qui continuent de rejouer le répertoire qu’ils ont créé, ou celui qu’ils aiment. De toute façon, même Vivaldi n’attire pas autant de monde que Madonna. Si l’on veut tenir compte du nombre, le calcul est facile à faire. Il faut sortir de ce carcan. On ne sait pas ce que cela deviendra dans le futur. Je n’oublie jamais que Kafka était totalement inconnu de son vivant ni que Van Gogh ne peignait que pour une très petite société. Croyez-vous que Mallarmé se vende aussi bien que Stephen King ? Le nombre n’a rien à voir avec la valeur intrinsèque des œuvres. Le problème ne concerne pas que la musique mais l’art en général, du moins celui qui n’est pas matériel.

Vous avez écrit pour nombre de formations différentes et il apparaît que vous avez très souvent bénéficié d’interprètes de premier ordre. Pourriez-vous – sans être exhaustif bien sûr – nous faire part de quelques souvenirs particulièrement marquants ?

J’ai des compagnonnages de longues dates avec des interprètes. Bien sûr, le nom de Boulez vient en premier. Je le connais depuis le temps de mes études au Conservatoire dans les années soixante-dix. Mais si Boulez est un immense chef, il est avant tout un compositeur pour moi. Nous avons travaillé ensemble à l’Ircam ensuite. Nous nous réunissions en petits groupes vers 7h du matin pour parler et exposer nos idées, parce qu’à partir de 9h, Pierre était accaparé par la Direction de l’Institut. C’est au cours de ces réunions que je me suis petit à petit forgé mes idées sur le temps réel. L’autre souvenir que je garde de ma collaboration avec lui, c’était lorsqu’il a créé Sound and Fury avec le Chicago Symphony Orchestra. Une sonorité d’orchestre incomparable. Et puis il y a les nombreuses conversations que nous avons, car nous nous voyons souvent. Une autre personne que je connais depuis fort longtemps est le pianiste Jean-François Heisser. Nous nous étions perdus de vue pendant plusieurs années. Mais quand j’ai vu quel musicien il était, quel toucher il avait, j’ai décidé d’écrire pour lui. J’ai composé trois œuvres pour lui, dont une, Terra ignota, qu’il dirige depuis son piano. J’envisage d’écrire des études qu’il partagera avec Jean-Frédéric Neuburger, pianiste exceptionnel qui fut son élève autrefois. J’ai aussi été très proche de l’Ensemble Intercontemporain, qui m’a joué lors de son tout premier concert ainsi que du chœur Accentus de Laurence Equilbey pour lequel j’ai écrit plusieurs œuvres. Actuellement j’entame une collaboration très fructueuse avec le quatuor Arditti pour lequel je viens d’écrire une deuxième œuvre. J’adorerais écrire  pour Maurizio  Pollini ou pour Krystian Zimmerman.

Comme je vous l’ai indiqué, mon propos sur le Net est d’inciter le « mélomane honnête », disons qui écoute volontiers jusqu’à La nuit transfigurée ou quelque Chostakovitch, à apprécier la musique contemporaine : any clue welcomed !

La meilleure façon pour apprécier la musique contemporaine, c’est d’aller au concert et de l’entendre en direct. Ensuite, c’est par l’écoute répétée que notre goût se forme. Mais il faut accepter l’idée que la musique n’est pas une matière figée dans le temps, qu’elle est en perpétuel mouvement. Il faut accepter l’idée qu’il n’y a pas que l’idéal classique et romantique qui vaille mais que la musique peut exprimer une immense variété d’idées et provoquer autant de sensations. Il faut se méfier comme de la peste de tout le discours néo-tonal à la mode, qui tente une revanche pleine de ressentiment et prône de fausses théories sur l’art contemporain. Bref, pour ceux qui aiment un peu les découvertes, il y a de beaux jours en perspective. Quant à ceux qui préfèrent le confort de l’habitude, je leur souhaite également du bonheur. Si ce n’est que la musique savante tend à se noyer dans l’océan de la mondialisation tous azimuts, bien des musiques contemporaines de notre époque ne sont pas plus difficiles à écouter que celles de Wagner à son époque.

Que pensez-vous de ce que j’ai appelé le « Boulez Bashing » de Luc Ferry (et de bien d’autres…) ?

L’attitude de Luc Ferry résume bien une arrogance malheureusement trop fréquente dans notre pays. C’est l’arbre de l’arrogance qui cache une forêt d’ignorance. Luc Ferry n’aime pas la musique contemporaine, la littérature contemporaine et l’art contemporain. Son attitude est malheureusement trop fréquente dans notre pays. Je me souviens d’un entretien télévisé dans lequel, pour qualifier des œuvres classiques et contemporaines, il avait le choix entre deux expressions : « absolument génial » pour les premières, et « chiant » pour les secondes. Pour un philosophe, on pourrait espérer, outre un langage un peu plus châtié, une finesse d’analyse un peu plus sophistiquée ! Mais au-delà de l’indigence et de la suffisance de tels propos, ce qui étonne de la part d’un intellectuel, cela montre à quel point la culture musicale, et pas seulement contemporaine, est absente dans la tête de nos élites.  C’est vraiment regrettable. On ne peut pas trop leur en vouloir d’ailleurs, car ces gens sont aussi issus de nos écoles avec cette éducation si déficiente en musique. On peut seulement regretter qu’ils ne fassent pas eux-mêmes l’effort de se pencher sur l’art actuel sans considérer les éventuelles retombées médiatiques. Il faudrait qu’ils pensent ce qui n’est pas souvent pensé. J’observe d’ailleurs la même situation chez les gens du théâtre ou des lettres. Leur culture musicale est « dans les meilleurs des cas » une connaissance du jazz, sinon ils aiment surtout la musique qui a bercé leur adolescence, c’est-à-dire le rock anglo-saxon pour la plupart. Je suis frappé, par exemple, de voir qu’un metteur en scène aussi talentueux que Patrice Chéreau, qui a eu des collaborations au plus haut niveau avec de grands musiciens, qui s’est confronté aux plus grands opéras, n’a pas pensé à donner à la musique une place plus innovante et originale dans ses propres films. Il en est resté à une conception un peu vieillotte et somme toute très conservatrice, une musique d’atmosphère. Comment se fait-il que les liens profonds qui unissent musique et drame chez Mozart, Wagner ou Berg, qu’il a dû certainement apercevoir, soient à ce point restés lettre morte pour lui ? Cela demeure un grand mystère pour moi. Curieusement, ce n’est pas chez les artistes que je trouve le plus grand intérêt pour la musique contemporaine mais chez les scientifiques, les neurobiologistes, les généticiens, les chimistes. Je connais des personnalités comme Jean-Pierre Changeux, Jean-Louis Mandel, Gérard Berry ou Jean-Marie Lehn, des scientifiques de renommée mondiale, professeurs au Collège de France (dont un prix Nobel), qui se montrent beaucoup plus ouverts et réceptifs que ne le sont les gens du domaine de l’art. C’est une réalité, mystérieuse certes, mais réalité tout de même.

Pas trop dur de rentrer en France après des années aux US (je l’ai vécu…) ?

Je souhaitais revenir en France, disons plus généralement en Europe, depuis quelques années déjà. Il se trouve que, sans que je n’aie rien demandé, la ville de Strasbourg m’a fait des propositions que j’aurais eu beaucoup de mal à refuser. Cette ville est proche de l’Allemagne, un pays où j’ai beaucoup de concerts et de commandes. Il faut savoir qu’environ quatre cinquièmes des commandes qui sont en face de moi aujourd’hui proviennent d’Allemagne. Cela en dit long sur la vitalité musicale qui existe dans ce pays, même s’il souffre de problèmes économiques comme il y en a partout ailleurs. La vie musicale européenne me manquait beaucoup en Californie. Je suis parti aux USA pour des raisons essentiellement économiques, ne trouvant pas de quoi vivre en France. Le CNSM de Paris m’avait refusé comme professeur de composition et je m’étais progressivement ruiné en passant tout mon temps à écrire une musique qui ne pouvait pas me faire vivre. Alors, je suis parti. C’est à cette même époque que s’est développée ma situation comme compositeur en Europe, que des commandes se sont faites plus nombreuses et que j’ai eu de plus en plus de propositions de concerts. Je venais très souvent en Europe lorsque j’enseignais à San Diego et je ne faisais jamais de concerts aux États-Unis, si ce n’est dans le milieu universitaire, qui est très restreint et fermé. La vie musicale de ce pays est très différente. Je me souviens d’avoir passé une soirée avec Jonathan Harvey pendant laquelle nous confrontions nos expériences de professeurs en Californie (il enseigna quelque temps à Stanford). Nous avions admis, chacun, qu’après 6 ou 7 ans passés aux USA, les compositeurs européens ne se sentent plus très à l’aise dans le milieu universitaire américain. Cela a été aussi le cas pour Grisey et Murail. Le métier de « compositeur » n’existe, pour ainsi dire, pas aux USA, si ce n’est dans l’industrie du divertissement. La plupart des étudiants veulent obtenir un Doctorat dans l’unique but de trouver ensuite un poste de professeur. Ce n’est pas qu’ils soient moins doués qu’ailleurs, mais les conditions limitées de pouvoir faire jouer leurs musiques ne leur offrent aucune véritable perspective. Ce ne sont pas des artistes, comme on le conçoit en Europe, mais des compositeurs d’université. De fait, la musique devient alors une langue morte, comme le grec ancien et le latin. On l’entretient dans l’enseignement mais elle ne participe pas de la vie sociale.

Le public français ? (de grande qualité à la Cité de la musique…)

Le public français (parisien ?) est très ciblé, socialement parlant. C’est celui de la bourgeoisie éclairée qui a remplacé l’ancienne aristocratie. C’est tout le contraire en Allemagne où le public est plus mélangé, moins dans l’apparat et l’habillement et plus en phase réelle avec la musique. Je regrette que le public de la musique ne soit pas aussi ouvert que celui du théâtre ou de la danse. Celui des grands concerts classiques n’est pas le mieux disposé à notre égard, nous les compositeurs contemporains, alors que nous continuons – quoi qu’on en dise – la tradition de la musique savante qu’il aime tant. Mais il y a une grande fidélité dans le public de la musique contemporaine. Je vois des visages que je connais depuis plus de trente ans. La plupart ont soit mon âge, soit sont plus âgés. Ce public devrait pouvoir se renouveler avec la jeunesse, si toutefois on développait une éducation digne de ce nom. Je n’aime pas les clivages humains, que ce soit en termes d’âge, de classe ou d’ethnie. Malheureusement la musique est un très bon discriminant dans ces domaines.
Cela dit, j’adore le public japonais, peu démonstratif mais très silencieux et respectueux. Les conditions d’écoute dans ce pays sont idéales. J’aime aussi le public d’Amérique du Sud, enthousiaste et avide de connaissance. On devrait intensifier nos liens avec ce continent.

Le niveau de la critique papier (et internet…) française

La critique française n’existe pratiquement plus. Je suis sidéré de voir comment les grands quotidiens font désormais une coupe sombre sur la création musicale. La vraie critique est celle que des gens comme vous, ou Bruno Serrou, continuez à faire sur le Net. Les journaux sont terrorisés à l’idée de disparaître au profit de l’internet et cherchent donc à fédérer le plus de lecteurs possibles en ne traitant que ce qui est censé intéresser le plus grand nombre. Dans ces conditions, on ne peut plus attendre grand-chose d’eux. Leur mort semble annoncée et ils ne font qu’en retarder le moment. Entre-temps, ils auront eu le loisir de se complaire dans le tout-venant. Les critiques à qui je fais cette remarque me disent que les rédacteurs en chef leur donnent de moins en moins de place. C’est vrai. Mais c’est vrai uniquement sur le papier. S’ils veulent faire un blog qui serait hébergé par leur journal, le problème de la place n’est plus un argument valable. Donc, à l’heure de l’internet, ce n’est pas non plus une bonne excuse. Mais existe-t-il un magazine radiophonique ou télévisuel qui se consacrerait à la musique comme il en existe pour le cinéma ou pour les arts plastiques ? Non, bien sûr. C’est à nouveau toute cette immense problématique de la place sociale de la musique qui est soulevée, et, en toile de fond, la carence d’éducation en la matière. De quelque côté que l’on se tourne, on se cogne toujours au même mur. Des pays, tels que le Venezuela, le Japon ou la Corée, se font une idée de la musique savante beaucoup plus noble que nous autres Européens. J’attends de voir des décisions et des volontés concrètes de la part de la ministre de la Culture qui a, à la suite de ses prédécesseurs, encore renouvelé son désir de développer l’enseignement artistique à l’école. Je crains qu’elles ne soient guère suivies. Espérons le contraire néanmoins. Si on ne fait rien, tout cela va s’écrouler, et beaucoup le savent. Mais personne ne le dit.

Propos recueillis par Thierry Vagne (janvier 2013).

[1] Thierry Vagne est un mélomane, musicographe et blogueur français (http://www.musicae.fr/Thierry-Vagne.html)