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Entretien avec Claire Malroux sur musique et poésie (2004)

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Claire Malroux [1]: Philippe Manoury, vous êtes un grand concepteur et réinventeur de formes, de la Sonate pour deux pianos (votre op.1) jusqu’aux œuvres complexes de ces dernières années, parmi lesquelles figurent des opéras, dont le plus célèbre à ce jour est K… Ce qui me frappe, c’est que vous avez toujours entretenu des rapports étroits avec la littérature. Non seulement vous avez écrit des opéras à partir de grands textes, comme Le Procès de Kafka d’où est tiré K…, mais nombre de vos autres compositions qui ne font pas appel à la voix ont été aussi inspirées par des formes littéraires. Je pense par exemple à Aleph. On pourrait citer également Proust ou Faulkner… Pouvez-vous me dire rapidement où vont vos préférences dans ce domaine et ce qui provoque le déclic menant à la création?

C’est ce que je nommerais « les vertus de la transsubstantiation ». Il s’agit de la confrontation avec une expérience artistique autre que la mienne. Si cela me provoque, c’est qu’il doit y avoir des liens profonds entre ce qui est exprimé dans un poème, un roman, une peinture, une pièce de théâtre ou un film, et ce que je veux exprimer en musique. Si une idée franchit le cap des conditions dans lesquelles elle a été conçue et émise, si elle résonne en moi, alors c’est qu’elle touche à quelque chose d’essentiel. Je ne recherche rien, je n’ai pas de préférences, ni aucune stratégie. Je laisse les choses venir d’elles-mêmes. George Steiner a merveilleusement saisi ce mouvement dans Réelles présences par l’ancien vocable de « cortesia » : être prêt à l’accueil, au ravissement, et aussi à la critique. Une présence arrive. Rien n’est forcé. C’est un processus d’imprégnation lent mais durable.

J’observe que dans les diverses expérimentations qui ont à voir avec la voix et le langage ou l’écriture, vous ne vous êtes tourné qu’assez récemment vers la poésie. Il y a eu d’abord En écho, œuvre que vous avez composée sur des poèmes d’Emmanuel Hocquard, en 1993/94. Votre seconde approche de la poésie a eu pour résultat une pièce intitulée Noon, créée le 3 décembre 2003 à Paris en clôture de l’année du bicentenaire de la naissance de Berlioz, à partir de poèmes d’Emily Dickinson. Pouvez-vous nous dire pourquoi vous avez choisi dans un premier temps de mettre en musique de la poésie contemporaine française?

Ma première expérience a porté sur des textes en allemand de Georg Webern pour Zeitlauf en 1980. Treize ans plus tard, j’ai collaboré avec Emmanuel Hocquard pour En écho. Le français est ma langue. Je ne voulais pas me soustraire à la difficulté bien connue de la traiter musicalement, pas plus que je ne voulais revisiter les auteurs classiques. Je pensais, naïvement, qu’une collaboration avec un auteur vivant sur une création musicale et poétique serait possible. Mais cela n’a pas été vraiment le cas. Il faut qu’il existe une liberté et une indépendance totales chez les deux parties. Je ne me vois pas demander à un poète : « Pouvez-vous me faire quelque chose de très rythmé dans lequel il y aurait le mot “soleil” ? », par exemple. Pas plus que je ne voudrais qu’il me demande de composer tel ou tel type de musique. Donc il n’y a pas eu de réelle collaboration comme je peux en avoir avec des gens de théâtre. Dans l’opéra, il faut constamment s’adapter aux conditions dramatiques, pas dans la poésie. La contemporanéité est probablement un handicap dans ce genre d’entreprise. Je ne connais guère de réelles collaborations fructueuses entre des poètes et des compositeurs. Webern a travaillé personnellement avec la poétesse Hidelgarde Jones, mais c’est dans l’œuvre de Georg Trakl qu’il a trouvé le véritable équivalent de sa musique. Peut-être faut-il du temps et de la distance pour que cette « cortesia » dont je parlais tout à l’heure s’opère.

Quels sont dans En écho les rapports entre poésie et musique? Avez-vous cherché à les faire fusionner ou l’une n’est-elle là que pour mettre l’autre en valeur? (J’ai personnellement l’impression que la musique élargit considérablement le texte, en est un écho très amplifié), alors que l’érotisme qui l’imprègne aurait pu susciter une œuvre très intimiste.

Emmanuel Hocquard m’avait fourni ce que j’appelais des matériaux poétiques. C’étaient des propositions sur des sujets très centrés. Je lui avais simplement demandé d’écrire des textes à contenu érotique, parce qu’il n’en est pratiquement jamais question dans la musique dite savante. Il y a inclus sa mythologie personnelle : les tables, l’Amérique, la photographie, etc. Ensuite, j’ai agencé ce matériau suivant mes besoins formels. Il y a beaucoup de correspondances entre les images que j’ai créées en répartissant un même passage dans différents textes successifs. Ainsi une image initiée dans une mélodie se complète dans les suivantes, et avec elle, toute la structure musicale. Comme un développement qui a lieu après coup. Le parti pris intimiste n’a jamais été pour moi un sujet de préoccupation dans cette œuvre. Je pensais à cette magnifique phrase que Diderot place dans l’ouverture de son Neveu de Rameau : « Mes pensées sont mes catins. » C’est le récit que fait une jeune fille de ses expériences amoureuses, sans rien en cacher. C’est pour cela que j’ai placé à la toute fin de l’œuvre les mots « bien gentiment, bien simplement » comme une sorte d’autodéfinition de ce personnage. Il ne s’agissait pas d’amplifier, mais de ne rien dissimuler.

Quel rôle joue en l’occurrence le langage dans la composition? Il me semble que vous avez surtout travaillé sur des variations de hauteurs et d’intensités plutôt que sur le matériau brut fourni par les sonorités du poème.

C’est vrai que je me suis surtout attaché au sens des textes plutôt qu’à leur potentiel sonore. Sans doute est-ce dû au fait que les textes que Hocquard m’avait fournis n’étaient pas complètement achevés. Je ne pense pas non plus que ce soit un poète particulièrement attaché à cet aspect-là. C’est un grand lecteur de Wittgenstein.

Votre approche de la poésie d’Emily Dickinson est d’une tout autre nature, me semble-t-il. Pour En écho, vous avez sollicité Emmanuel Hocquard et il a écrit les poèmes en fonction d’un schéma que vous lui aviez indiqué (l’œuvre de Nabokov, Lolita, est présente dans cette œuvre à l’arrière-plan). L’inverse s’est produit dans votre seconde rencontre avec la poésie. Cette fois, c’est la poésie et la poésie en langue étrangère qui vous a sollicité, vous. Qu’avez-vous découvert dans les poèmes d’Emily Dickinson, Américaine du xixe siècle, qui vous a poussé à écrire une de vos œuvres les plus récentes, Noon?

Ce sont à la fois les sonorités musicales, mais aussi l’hermétisme propre à cette écriture. Je voudrais m’expliquer sur ce terme. Je pense que les poètes, comme les compositeurs, ne « parlent pas comme tout le monde ». Ils trouvent dans la matière qu’il leur est donné de travailler des correspondances qui sont le fruit d’une expérimentation. Pour les poètes, cela peut être la grammaire, mais aussi des associations d’idées ou d’images qui n’existent pas dans le langage courant. C’est en cela que réside leur richesse et la richesse qu’ils offrent à la langue. Les compositeurs également ont le devoir d’inventer, comme le disait Stravinsky. Soit en créant de nouveaux matériaux, soit en mettant des matériaux déjà existants dans des rapports non fixés par les conventions. C’est la confrontation de ces mots usuels insérés dans des contextes imaginatifs et étranges qui a suscité ma première attirance pour la poésie d’E. D. Je dois dire également que c’est aussi dans les traductions françaises que vous en avez faites que j’ai ressenti les premiers chocs.

Vous avez déclaré au cours d’une émission radiophonique que c’est Pierre Boulez qui a provoqué cette découverte : «Lorsque la traduction des poèmes et de la correspondance d’Emily Dickinson a paru aux éditions José Corti, Pierre Boulez a acheté ces livres dès leur sortie en librairie. Il m’a dit : “Tu devrais lire ça”. Il venait lui-même de les découvrir, et il a ajouté : “C’est dommage qu’Anton Webern n’ait pas connu cette poésie-là, car il aurait sans doute pu composer sur ces poèmes.”» 

On pourrait en effet imaginer une telle rencontre. Webern aurait été totalement séduit par cet univers. J’ai cité plus haut sa rencontre avec la poésie de Trakl. Mais Trakl était un poète violent qui cherchait à faire éclater les cadres, ce qui devait plaire au jeune Webern. Le Webern de la maturité, en revanche, recherchait plutôt une harmonie – fût-elle étrange – et penchait fortement vers une sorte de panthéisme goethéen pour donner une assise théorique et historique à l’incroyable révolution qu’il a opérée dans nos habitudes d’écoute. Dans cet ordre d’idées, la poésie d’E. D. l’aurait comblé. Il y a aussi une certaine naïveté qui les habite tous les deux et qui ne m’est pas désagréable. Webern aurait pu y retrouver ce monde clos et rigoureux, presque médiéval, qui le fascinait tant, en même temps que ce désir de transcendance qui le poussait dans les expérimentations les plus osées pour son époque.

Dans vos entretiens avec Daniela Langer, parus sous le titre Va-et-Vient, vous dites justement à propos de Webern que les «progressions sous-entendues rejoignent l’idée d’une musique qui se serait déroulée ailleurs d’où ne parviennent à nos oreilles que des fragments». Est-ce le caractère fragmentaire, inorganisé, non chronologique, de la poésie d’E. D. qui vous a séduit? 

Cette poésie exige une recherche de la part de qui la lit. Le sens n’est pas donné dès l’abord, mais existe néanmoins. Il faut le reconstituer, ou mieux, en reconstituer un pour soi-même. Il y a donc une continuité de la pensée, mais qui ne s’exprime que par des fragments, comme ces points sonores chez Webern. Lorsqu’on entend les dernières mesures de la Neuvième Symphonie de Mahler, on est saisi par une continuité mélodique interrompue par de grands silences. Il ne fait aucun doute pour moi que Webern est parti de là. Il a poussé l’idée jusqu’à ses limites : ne montrer que les points saillants d’une grande ligne virtuelle. Là aussi, il faut que l’auditeur construise une trajectoire mentale imaginaire entre ces points.

Cette invitation d’E. D. à la recherche d’un sens au travers d’une construction par ailleurs sonore me semble un des fondements de toute poésie. Ensuite il y a, bien sûr, ces fameux tirets qui ont valeur de silence pour le musicien que je suis. Et un musicien sait qu’il peut y avoir autant de valeurs de silence qu’il y a de valeurs de son. Chez E. D., ces tirets sont autant d’incitations à l’isolement, à la méditation, au souvenir. En musique, chaque silence est encore coloré par le son qui le précède et produit un effet immédiat sur la mémoire à court terme et sur le comportement psycho-physiologique de l’auditeur (sa respiration, son anticipation…). Les tirets chez E. D. étaient autant de questions musicales qui se posaient à moi. Enfin, il y a l’association des couleurs sonores réparties sur différents mots qui ont une valeur immédiatement transposable en musique.

Dans cette même émission, vous avez donné deux raisons pour expliquer votre fascination à l’égard de la poésie d’E. D. : «Au-delà du choc historique, j’ai été surtout conduit à m’interroger sur le “jeu” des sonorités. Ce phénomène m’intrigue davantage que l’hermétisme du texte. En définitive, ce que j’aime dans la poésie ou toute autre chose qui me fascine, c’est le questionnement incessant auquel elles donnent lieu, non la saisie immédiate d’un univers. Emily Dickinson a été pour moi une révélation dans ce sens-là.» Pouvez-vous dire comment vous avez répondu à cet intérêt, d’abord pour les sonorités (ce qui est assez naturel de la part d’un musicien, mais que vous abordez de façon originale) et qui me touche, moi, plus particulièrement, puisque vous travaillez sur une langue étrangère comme moi, traductrice. Je me sens proche de vous dans la mesure où je travaille aussi pour rendre des «sonorités». Où se situe la part de «traduction» chez le compositeur?

Je peux vous citer deux exemples. Dans le premier, il s’agit de cet extraordinaire poème de deux vers entièrement construit sur la sonorité coupante du « S ». Il y est fait allusion, d’ailleurs, à un sabre !

           Soft as the massacre of Suns                                    

            Evening’s Sabres slain

           (Suave comme le massacre de Soleils

            Occis par les Sabres du Soir)

J’y entends très nettement des sons de maracas et de cymbales métalliques. Ce texte possède également une froideur glaçante et extrêmement provocatrice. Comment peut-on considérer la suavité d’un massacre ? Le second, au contraire, est tout imprégné de l’épanchement et de la durée des « a » et des « i » :

           It’s like the light –

          A fashionless Delight –

          It’s like the Bee –

          A dateless – Melody –

Je suis très sensible à ces rapports dans la langue. En allemand, vous dites « eine Stadt steht hier » pour dire « une ville est ici » et « ein Dorf liegt hier » pour dire « un village se trouve ici ». Vous retrouvez ces « S » coupants qui se dressent brutalement en hauteurs comme les villes, alors que le « I » de « liegt » évoque l’étirement du temps et la douceur de la campagne. La poésie d’E.D. est entièrement habitée par cette adéquation profonde entre les sons et le sens. Lorsque je prends deux mots tels que Bee et Melody qui se terminent tous les deux par un « I » plus ou moins long, je peux les traiter soit en leur conférant une même hauteur, soit en les coloriant avec un timbre identique, par exemple celui de flûtes et de violons. Ces poèmes ont été, en quelque sorte, la matrice d’une carte des timbres que je devais respecter. C’est pour cela que j’ai décidé de mettre le chœur à l’intérieur de l’orchestre et non plus derrière, comme cela se fait traditionnellement. Les voix se mélangent bien mieux aux sons de l’orchestre et, je l’espère, cela favorise l’imprégnation du sens et des sons.

Et comment rétablissez-vous la continuité indispensable pour saisir le sens global des poèmes? Vous avez, je crois, construit Noon autour de l’idée de cycle? 

Il faut considérer que Noon est inachevé à ce jour. Pour des raisons de durée à l’intérieur d’un concert qui comportait également une cantate de Berlioz, je n’ai pas achevé le plan que je m’étais fixé. Mais tout est organisé en cycles. J’ai repris le même procédé formel plus récemment dans On-Iron sur des textes d’Héraclite. Je regroupe plusieurs textes en fonction de leur thématique commune. Chez E. D., il y a les poèmes qui concernent les heures, ceux qui sont liés aux saisons, à la mort et ceux que j’ai regroupés autour de ce que j’ai appelé « les géométries divines » car ils traitent de proportions, de circonférences, de diamètres. Il y a donc un cycle qui traite du matin, puis un autre de midi, du soir, de minuit, et à nouveau du matin, car rien n’est jamais figé chez E. D. Entre ces cycles viennent s’intégrer d’autres cycles, car je ne les ai pas regroupés en mouvements, mais déroulés sur toute la durée de l’œuvre. Au début j’ai inventé « le cycle des cycles » en choisissant un poème évoquant une mer qui s’écarte pour révéler une mer nouvelle, belle métaphore de l’éternité. Dans la version actuelle, la fin ne me satisfait pas car elle se situe dans le cycle de la Mort. Je ne veux pas de fin dramatique comme celle-là. Elle est contraire au sens général de ces poèmes. La véritable fin sera un second « cycle du matin ». Je n’ai rien composé non plus sur les cycles des saisons. Il s’agira de compositions pour petit effectif, comme de la musique de chambre, sans le grand orchestre, ni les chœurs, ni la musique électronique.

Il y a d’autre part le «questionnement incessant» auquel la poésie (comme toute chose qui vous fascine, dites-vous) donne lieu. En quoi la poésie se distingue-t-elle à cet égard des textes en prose qui vous ont également inspiré? Quelle sorte de fascination peut-elle exercer sur un musicien? 

C’est, de toute évidence, par sa dimension musicale que la poésie se distingue de toute autre forme de textes. Elle repose, comme la musique, sur des considérations d’ordre rythmique et sonore. Parfois elle s’en rapproche également en raison d’une tendance à l’abstraction, ou plus exactement par le fait que le sens ne se donne pas d’emblée.

Avez-vous l’intention de poursuivre dans cette voie? Et, le cas échéant, composerez-vous toujours à partir d’une poésie de langue étrangère? Ou, idéalement, quel type de poésie française retiendrait votre attention? Qu’est-ce qui motiverait votre choix? Sur quel type d’expérimentation inédit pourrait-elle déboucher? 

Je n’ai jamais dit que je ne composerais que sur des poésies étrangères. Comme je le disais au début, je ne suis pas à la recherche de quelque chose de précis. Par exemple, je vais travailler sur une nouvelle œuvre, qui sera créée à New York en septembre prochain, à partir des textes préexistants de Jerome Rothenberg, poète new-yorkais qui habite comme moi à San Diego. Il écrit une poésie incantatoire, répétitive, proche du mouvement de la beat generation, à laquelle il était d’ailleurs lié. Nous nous voyons très souvent et il a lu ses poèmes chez moi. C’est comme cela, au gré de ce genre de rencontres, que les choses se font. Mais je reviendrai très certainement sur la poésie d’E. D., ne serait-ce que pour terminer Noon.

Interview parue dans le no 120 de la revue Po&sie, 2007/2.

[1] Claire Malroux est une poétesse, essaysite et traductrice française. Elle est en outre la traductrice française de nombreux poètes de langue anglaise, en particulier Emily Dickinson.