GRAMMAIRES DU SONORE
Cela fait plusieurs années que je me demande s’il n’existe pas une sorte de grammaire implicite contenue dans toute musique. Non pas une grammaire universelle, bien sûr, mais une grammaire particulière adaptée à chaque style de musique. L’ordre dans lequel on plonge les événements sonores dans le temps ne peut pas être totalement arbitraire. J’ai fini par me décider à faire de nombreuses expériences dans ce sens en tentant de définir une syntaxe qui assigne un ordre de succession (ou de superposition) entre des idées musicales. En voici un exemple très simple : [a.b] signifie que a est avant b, [a/b] indique qu’ils sont superposés dans le temps, [ab] qu’ils sont entremêlés, [a;b] qu’ils sont placés dans un ordre indéterminé, [an.b] que a sera répété n fois avant b, etc. C’est à partir de règles très simples que l’on peut construire des situations complexes. Cela peut parfois aller jusqu’à des formes propres à effrayer certains, telles que : [h.(m/b).h.(b,v,r).(b/t).(h/m).(r,b)/(hw).(hbn)] ! Chaque section de cette œuvre est ainsi décrite par une formule grammaticale qui indique sa construction et son contenu. L’idée d’une grammaire sonore est pour moi surtout une manière de faire affleurer un « sens musical ». Un sens musical se révèle lorsque ce qui arrive dans le temps de la musique va dans une direction que l’on pressent, quand il a été nourri par un horizon d’attente. Ce sens musical sera d’autant plus prégnant quand l’auditeur pourra anticiper sur ce qui advient. Mais trop d’anticipation pourrait être fatal à la fraîcheur d’écoute et tuer la découverte. Il faut donc subodorer le sens et non l’affirmer. C’est en ce sens que mes « grammaires musicales » me permettent d’élaborer des situations où je peux déployer la présence – et aussi décider de l’absence – de certains événements sonores en leur attribuant parfois une place fonctionnelle. J’ajouterais, pour clore ce chapitre, que ces grammaires n’entrent pas en conflit avec l’intuition qui est motrice dans tout acte de composition. Bien au contraire, elles l’aiguisent.
L’autre particularité de Grammaires du sonore tient à son genre sans cesse mouvant. Ça peut être tout à la fois un concerto, un concerto grosso, un assemblage de diverses musiques de chambre ou une pièce d’ensemble. Les situations évoluent sans cesse, quelquefois très rapidement, et parfois en se reconfigurant : des musiciens se déplacent pour rejoindre d’autres groupes, pour former de nouvelles alliances. Il y a ainsi des compagnonnages éphémères qui créent une grande mobilité. Cette mobilité m’a été inspirée par une idée sur laquelle je réfléchis depuis de nombreuses années. Il s’agit de repenser l’orchestre (ou ici l’ensemble) à la lumière de critères différents et plus ouverts que ceux que nous connaissons, de ne plus se laisser enfermer dans une organisation a priori, de trouver une liberté et un fonctionnement qui corresponde à ce dont nous rêvons lorsque nous pensons à un idéal d’organisation entre les humains. Non plus des groupements en familles fermées et hiérarchisées, mais une organisation où chaque groupe puisse avoir sa part de responsabilité dans l’organisation du tout et puisse être disposé à modifier son fonctionnement interne selon les situations. Une organisation dans laquelle chaque individu ou groupe d’individus est potentiellement susceptible de prendre, pour un temps limité, le leadership de la totalité. Si la musique peut devenir un modèle pour d’autres formes d’activités, comme l’organisation sociale – et il serait grand temps qu’elle le devienne – il faut qu’elle porte, dans sa forme même, les marques de ce changement de paradigme.
Qui mieux que l’Ensemble intercontemporain pour réaliser de telles idées ? Cet ensemble est constitué de musiciens qui peuvent autant s’exprimer comme des solistes de tout premier ordre que de participer à une fusion sonore totale. Ce fut, à l’époque de sa création, sa grande nouveauté. De plus, chaque musicien peut jouer de toute l’étendue de la famille de son instrument. Ainsi on entendra, outre toutes les flûtes et toutes les clarinettes, un hautbois baryton, des tubas wagnériens, des bugles, de la trompette à deux pavillons, de la trompette basse et du saxhorn. J’ai voulu éloigner la musique de ses standards et la faire sonner dans toute sa richesse et sa diversité. Je connais l’Ensemble intercontemporain depuis sa création en 1976 puisque j’ai eu l’honneur, tout jeune compositeur, d’être au programme de son premier concert au TNP de Villeurbanne. Et ce n’est pas sans émotion que je le retrouve ce soir, dirigé par mon ami François-Xavier Roth.
Philippe Manoury
Le 22 octobre 2022