C’est dans cette scène que l’on peut analyser le plus clairement ce procédé de “distorsion dramatique” de la forme musicale qui régit toute l’écriture de cet opéra. Avant d’aborder ce point, il faut définir ce qui fonde le matériau thématique à l’intérieur de l’histoire. Il s’agit ici du premier mouvement de la symphonie, qui constitue tout ce deuxième acte et qui, suivant la tradition, est construit sur le plan de la forme sonate. Berg, lors d’une de ses conférences sur Wozzeck, ne s’est pas exprimé directement sur ce principe de distorsion dramatique, mais a donné une intéressante justification de l’utilisation de cette forme musicale en tant que symbole des relations consanguines entre les personnages : ici Marie, Bub et Wozzeck, soit la mère, l’enfant et le père. Il expliquait que, contrairement à la fugue qui suivra, et dans laquelle les trois personnages (le Docteur, le Capitaine Hauptmann et Wozzeck) seront représentés par trois motifs n’ayant aucun rapport entre eux car ces personnages n’appartiennent pas à une même famille, la sonate procède par engendrement de ses thèmes les uns dans les autres comme dans une relation familiale. On verra cependant que si la relation mère-fils est subtilement agencée dans la composition des motifs, celle du père avec les autres membres de la famille n’est absolument pas mise en évidence, je dirai même qu’elle est niée. Nous nous en apercevrons plus loin, les éléments musicaux censés représenter Wozzeck apparaissent dans un contexte de rupture, de brisure du tissu musical, tandis que ceux qui sont attachés à Marie et à Bub se situent dans une parfaite continuité organique.
Cette scène nous montre l’intimité de Marie qui, plongée dans la contemplation des bijoux que lui a offert le Tambour-Major [1. Il y a dû y avoir une autre rencontre entre les deux actes car il est peu probable que ce don ait été fait lors de l’assaut bestial à la fin du premier !], veille également à ce que son enfant dorme. Lorsque Wozzeck entre, c’est un être hagard qui fait juste une remarque sur les bijoux – que Marie prétend à voir trouvé par terre – puis donne l’argent qu’il a reçu du Docteur en récompense de son statut de cobaye pour des expériences médicales. Puis il repart, tout aussi perturbé qu’il n’est entré, sans même regarder son fils. Les relatoions dans le couple sont tendues. On est à la lisière d’une dispute, vite résorbée par un Wozzeck visiblement pressé, qui n’éclatera que dans la troisième scène, c’est-à-dire après les insinuations du Docteur et du Capitaine sur le flirt de Marie avec le Tambour-Major dans la scène suivante. L’équilibre architectonique de la sonate est ici le garant de l’équilibre familial. La cohérence et la logique des enchaînements musicaux symbolisent le temps de l’intimité de la mère, sa rêverie intérieure, qui cette fois n’est pas troublée par un sombre pressentiment comme cela fût le cas dans le premier acte. Un temps où chaque chose trouve naturellement sa place. Un temps de la sérénité, parfois interrompu par les gesticulations toutes naturelles de l’enfant qui ne veut pas dormir. Lorsque Wozzeck entre, de toute évidence il n’est pas attendu. Marie, sinon, n’aurait pas exhibé ses bijoux. Il sort de façon aussi brusque qu’il est entré. Visiblement, Wozzeck est exclus du milieu familial, ou il s’en exclut lui-même par son comportement bizarre. Il se comporte comme un élément étranger à cette famille et, musicalement, son intervention va finir par faire dévier le cours serein de la sonate jusqu’à l’interrompre totalement. Celle-ci ne se conclura, mais de toute autre manière, qu’après son départ. La quiétude de Marie, qui prévalait au début cette scène, se voit peu à peu bouleversée par l’entrée de Wozzeck qui modifie totalement le contexte dans lequel il intervient. Cet élément dramatique autant que musical est comme un clou qui ferait éclater la continuité d’une pièce de bois.
Il existe une autre donnée musicale, qui néanmoins corrobore la première, et sur laquelle il convient d’insister. Berg n’a pas choisi d’utiliser le leitmotiv de Wozzeck – qui d’ailleurs n’aura qu’une fonction représentative mais jamais développée dans l’opéra – mais un motif dérivé de celui du « malheur » qui le caractérise bien mieux. Le motif du « malheur » sera utilisé également dans la fugue et trouvera son apogée dans la fin de l’Interlude en ré mineur du dernier acte qui constitue un des “climax” de tout l’opéra. Berg donne à ce motif dérivé (essentiellement basé sur des secondes descendantes) une fonction cadentielle qui conclut l’exposition, sa reprise (ou le début du développement) et la réexposition. La seconde intervention de ce motif marque l’entrée de Wozzeck (et le début du développement de la sonate) et se déroule dans un caractère totalement étranger au reste de la musique comme pour évoquer “l’éléphant dans un magasin de porcelaine”. À l’opposé, le premier thème de cette sonate n’est pas un leitmotiv à proprement parlé, mais une mélodie qui évolue vers ce qui représente le noyau musical du thème de Marie (seconde et tierce mineures). Ce conduit donnant naissance à un motif hybride entre celui de l’enfant (les quartes) et le second thème à venir, qui reprendra la mélodie de la berceuse du premier acte. Les relations s’effectuent ici dans une continuité parfaite d’intervalle à intervalle. On retrouve les éléments de la mère et de l’enfant, comme liés par une relation consanguine, mais le père, lui, n’est présent que par son malheur. La structure musicale dévoile l’intimité de la mère et de l’enfant et maintient le père hors de cet espace clos. Wozzeck est celui qui n’est jamais là et, on l’apprendra par la suite, en tant que soldat, dort à la caserne.
L’étroite correspondance entre les personnages, les situations et les éléments musicaux, se vérifie également dans le traitement que fait subir Berg au texte de Büchner. Ici, nous voyons une grande similitude entre les techniques formelles utilisées par Berg et celles que Joyce a mis en œuvre dans Ulysse. Il a souvent été remarqué que certains chapitres d’Ulysse sont construits suivant des principes hérités des formes musicales. Dans Essais sur les modernes, Michel Butor note : “Un des épisodes se passe dans une salle de concert et il est construit comme un fugue après une ouverture de deux pages qui semblent au premier abord inintelligibles, mais dans lesquelles, s’apperçoit-on bientôt, tous les thèmes qui seront développés dans la suite ont été annoncés”. Et plus loin : “toutes ces voix se surajoutent en contrepoint les unes des autres, évoluent en imitation les unes par rapport aux autres, et rythmées par une batterie d’onomatopées jusqu’à la note finale : done (c’est fait).” [2. Michel Butor : Essais sur les modernes (1960, 1964. Les Éditions de Minuit)] L’agencement que Berg fait subir au texte de Büchner permet d’observer le même procédé. Le texte suit rigoureusement, au début tout au moins, le plan de la forme sonate : Marie contemple ses bijoux (1er thème de la sonate), elle tente de calmer son fils (pont), elle lui chante une chanson tzigane (deuxième thème). Ceci constitue l’exposition proprement dite. Comme dans toute sonate classique, cette exposition doit être reprise. Chez Berg, cette reprise est “figurée” suivant le principe de la “réécriture” que Schœnberg a souvent utilisé : nous rencontrons les mêmes éléments, note à note, mais agencés différemment. Seront évoqués à nouveau dans le texte, et dans le même ordre, tous les motifs de l’exposition : les bijoux, la réprimande de l’enfant et la chanson tzigane. Le texte a donc été bien reconstruit suivant le plan rigoureux d’une exposition de sonate jusque dans sa reprise. On constatera également, lors du développement qui suit et qui est une forme libre en musique, que le choix des éléments à développer, suit parfaitement le fil de la conversation entre Wozzeck et Marie : les bijoux et l’enfant.
Mais justement parce que ce réseau de relations est extrêmement rigoureux, Berg va se voir contraindre d’opérer une distorsion fondamentale de la forme musicale par la nécessité dramatique. Le texte, bien entendu, ne peut pas reprendre une troisième fois la même succession d’éléments (les bijoux, l’enfant) lors de la réexposition. Wozzeck est entré, a donné l’argent, puis est reparti laissant Marie dans le désarroi le plus complet. Elle n’est plus en état de contempler ses bijoux, ni de chanter pour son fils. Elle n’exprimera que quelques mots de désolation et de remords et la scène sera terminée. Hors, nous sommes au début de la réexposition qui doit reprendre, en principe, tous les éléments de l’exposition en tentant de les unifier. L’exposition d’une sonate classique tonale est généralement divergente par le choix des deux tonalités différentes utilisées pour chacun de ses thèmes, et sa réexposition, convergente dans le regroupement de ces thèmes au sein d’une même tonalité. Ainsi, d’un point de vue strictement musical, Berg devrait donc reprendre toute l’exposition. Mais d’un point de vue dramatique, ce n’est plus le moment de revenir sur tout cela car il faut passer rapidement à la scène suivante. Et dans ce choix, Berg se montre un compositeur éminemment dramatique. Il sacrifie la symétrie de construction de la forme musicale pure, et par là l’équilibre formel, au profit d’une saisissante accélération en transition rapide vers la scène suivante. Nous y voyons certes tous les éléments de l’exposition, mais pris comme dans une tourmente. Les relations d’enchaînements si subtilement dosées et si convergentes dans le début sont ici en heurts. C’est donc dans la réexposition de la sonate que le caractère divergent sera le plus affirmé, comme si Berg avait inversé les pôles psychologiques de cette forme musicale. Cette réexposition fait office d’interlude symphonique entre les scènes 1 et 2 où défileront tous les éléments thématiques ; mais parcourus dans une sorte de mémoire hallucinée. Les bijoux sont toujours là, l’enfant aussi, mais Marie veut tout envoyer « au diable ». Cette réexposition est une parodie du début et Berg fait preuve ici d’une justesse dramatique du plus grand effet. Il n’aura pas la main aussi heureuse lorsque plus tard, dans Lulu, il sacrifiera la nécessité dramatique aux impératifs d’une symétrie formelle quand, dans le troisième acte, les clients de Lulu, devenue prostituée, doivent correspondre, les un après les autres, aux hommes qu’elle a aimés dans les deux premiers. Mais ici, et c’est aussi en cela que Wozzeck surpasse Lulu, l’élément parodique atteint son degré le plus abouti. Le matériau musical obéit aux règles les plus canoniques du genre, mais son expression les contredit de manière flagrante. On sait que la révolution schœnbergienne, que Berg a adopté, s’est faite sous l’influence conjuguée de Brahms et de Wagner. Nous voyons ici ce premier mouvement de symphonie, commencé sous le signe de l’équilibre Brahmsien, se terminer dans l’exacerbation la plus wagnérienne. Lorsque le musique se mêle aussi intimement au drame, il y a souvent des choix à faire car ces deux entités ne suivent pas exactement les mêmes règles de construction, et n’ont pas toujours des impératifs similaires. Il faut faire plier certains éléments aux nécessités d’autres éléments. C’est alors que se produit la distorsion qui est aussi la base de la parodie. Une nouvelle fois, le parallèle entre Berg et Joyce est évident. C’est le personnage de Wozzeck, étranger à sa propre famille, qui brise l’équilibre formel de la sonate. De ce point de vue, cette première scène du deuxième acte est un des plus beaux exemples que l’histoire de la musique nous ait donné aux vues de cette relation toujours difficile à établir entre rigueur et liberté.