Aller au contenu

II,3 : L’anti-scène d’amour

  • par

Si l’on accepte ce deuxième acte comme une symphonie dramatique, son mouvement lent, qui est le premier moment consacré exclusivement au couple Marie et Wozzeck, devrait, suivant une tradition bien établie, être une scène d’amour. L’exemple historique le plus évident étant celui du Roméo et Juliette de Berlioz. Mais d’amour, il n’en est guère question dans cette histoire. Berg, par un retournement parodique extrêmement puissant, choisit l’adagio pour montrer l’opposition paroxystique des deux personnages. C’est ici, en effet, que l’on va pénétrer pour la première fois dans les relations entre Wozzeck et Marie. Wozzeck est d’une jalousie féroce. Il n’ose pas dire ouvertement à Marie qu’il a entendu (pendant la fugue) des ragots sur son aventure avec le Tambour-Major, mais glisse des insinuations sur les bijoux que Marie a reçus. On est dans le non-dit total, mais le peu qui se dit n’est que la partie visible d’un iceberg qui est bien présent. Marie se défend comme elle le peut mais, on le verra, tout l’orchestre l’accuse. Le ton monte et Wozzeck veut la frapper. Marie répond qu’ « elle préférerait un couteau dans son sein » que de subir cela. Le couteau, voilà le mot lancé et qui n’en finira pas d’obséder Wozzeck jusqu’au moment de sa propre mort. « Der Mensch ist ein Abrgrund » lance-t-il («  L’homme est un abîme » ). Un abîme sépare surtout les deux personnages qui sont à la frontière du drame qui les attend. Cet abîme béant, là aussi dans toute sa dimension parodique, va se révéler une crête. Dans un procédé qui sera encore plus visible dans Lulu, Berg montre ici le point culminant qui va précipiter la chute. Cette scène se trouve à l’exact milieu de l’opéra. Sept scènes l’ont précédée, sept autres vont lui succéder. Le mutisme de Wozzeck qui, mises à part quelques envolées, était son trait de caractère le plus évident, s’est rompu. À partir de cet instant plus rien ne peut revenir en arrière. Wozzeck, qui jusque-là ne montrait guère d’attention à Marie, va être totalement obsédé par son inconduite. Marie, de son côté, n’hésitera plus à afficher au grand jour sa liaison avec le Tambour-Major. La guerre des sexes est déclarée et ne pourra se résorber que dans la mort des deux personnages.

Mais cette crête dramatique est aussi une crête parodique. Tout l’opéra, on le sait, est une parodie de formes musicales. Suite, passacaille, sonate, fugue, rondos, inventions ne sont là que pour porter le drame et non pour se faire valoir en tant que constructions musicales. Il n’y a pas d’unité formelle et souvent, pas de continuité temporelle. Chaque scène est écrite dans des formes différentes, mais dans lesquelles voyagent les mêmes personnages et les mêmes motifs musicaux. Et c’est à cet instant crucial du drame que Berg articule l’élément parodique avec le plus d’audace. La forme lied (A-B-A), habituellement réservée aux adagios des symphonies, est bel et bien présente dans son déroulement, mais nullement dans son expression. Ce qui devait être une scène d’amour lente et passionnée, est une scène de ménage, de remue-ménage. Là où l’orchestre devait apporter tout son pathos sentimental, Berg lui substitue un orchestre de chambre. Quinze musiciens solistes et virtuoses reproduisent l’effectif de la Kammersynfonie opus 9 de Schœnberg, auquel cette scène est dédiée pour son 50ème anniversaire. Schœnberg, on le sait, s’est montré très sceptique lorsque Berg est venu le voir, lui disant qu’il voulait composer un opéra à partir du drame de Büchner. Il pensait, avec la même attitude puritaine que celle que Beethoven a manifestée vis-à-vis du Don Giovani de Mozart, que l’opéra ne devait pas traiter de sujets aussi réalistes et scabreux. N’était-ce pas pour Berg le comble de la parodie que d’offrir, comme cadeau d’anniversaire à son Maître vénéré, cette scène, parmi les plus crues de tout l’opéra, sur le tissu instrumental de sa Kammersynfonie ! Le grand orchestre fait des apparitions mais uniquement pour dire ce que Marie en peut pas dire. Et il le dit en entremêlant des motifs venus d’autres moments de l’opéra – ceux précisément qui mettent Marie dans l’embarras – mais parodiés jusqu’à la caricature la plus criante. Ici encore, on ne peut que penser à l’Ulysse de Joyce où, parodie dans la parodie, le chant des sirènes devient un concert dans le brouhaha d’un bar dans lequel les barmaids (les sirènes) se bouchent les oreilles pour ne pas entendre parler de Bloom (Ulysse). Voltaire définissait la parodie comme  «couplet, strophe composés pour être chantés sur un air connu». L’air connu, ici, est la forme lied et sa place dans la symphonie centrale de l’opéra. La nature des couplets et strophes (refrains), qui composent dans cette forme, se situe aux antipodes de ce que l’on attendait.