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III,4b : L’ouverture différée

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Le moins que l’on puisse dire, c’est que Berg ne nous a pas ménagé tout au long de cet opéra. Nous sommes entrés, sans préparation, de plain-pied dans le vif du sujet et les scènes se sont déroulées à un rythme proche de l’hallucination. Dans le rapprochement souvent évoqué entre Wozzeck et Don Giovanni, il existe cependant une distance majeure. Le destin tragique et le caractère frondeur du personnage de Mozart sont exposés dès l’ouverture, dont introduction préfigurait sa mort. La fin est annoncée dans le début, en somme. Dans ce travail incessant de déplacement des éléments conventionnels de l’opéra auquel Berg s’est livré dans cet ouvrage, l’Interlude en ré mineur – qui reprend la tonalité de l’ouverture de Mozart – résonne comme une ouverture qui serait différée dans le temps. C’est ici que sont résumés les traits principaux du personnage principal. C’est ici que sont rappelés les épisodes marquants du drame dans une surprenante synthèse des motifs les uns par rapport aux autres. Que restait-il comme solutions à Berg pour conclure son opéra ? Allait-il passer, sans transition, à la scène finale des enfants ? Auquel cas, le cynisme, qui a été un des principaux traits de caractère de tout cet opéra n’aurait pas eu de répit. Mais là, Berg fait preuve d’une formidable imagination dramatique. La scène finale, qui atteint le comble en matière de cynisme, aurait pâti d’un rapprochement immédiat avec celle de la noyade. Cet interlude vient à point nommé pour apporter sa dose d’humanité, de compassion, nous laissant respirer quelques minutes avant de subir le bref, mais glacial, final. C’est aussi peut-être l’exemple de Mozart ajoutant une scena ultima après la mort tragique de Don Giovanni dans un ton plus léger. Seulement ici la légèreté – celle des enfants chantant une mélodie populaire – sera vite interrompue par la phrase d’un enfant à l’adresse de Bub : « Du, dein Mutter ist tot ! » (« Eh ! Ta maman est morte ! »)

 

Tout cela se déroule comme dans un rêve dans lequel les situations vécues, entendues ici et là, ressurgissent et s’entrechoquent en ne semblant obéir à aucune logique. D’un côté, cet interlude ressemble à un film en accéléré qui retrace tous les épisodes de la vie de Wozzeck dans un apparent désordre, avec la cohorte d’individus qui l’ont menés à sa perte. D’un autre côté, c’est la première fois que la musique « prend son temps », échappe aux contingences de l’action ou de la psychologie. Ces deux temps, superposés l’un à l’autre, l’un contractant toute la durée de l’opéra en quelques minutes, l’autre donnant à ces quelques minutes des durées proprement malhérienne, nous guident sur des chemins, non seulement oniriques, mais aussi paradoxaux. Cet interlude déroule successivement la scène à la campagne avec Andrès dans la rhapsodie, le Docteur puis le Capitaine, la passacaille, le thème de l’ « Éros » et celui du Tambour-Major, celui de l’Aria « Wie arme Leut ! » pour culminer avec la conséquence tragique de toutes ces forces en jeu :  le thème du « malheur de Wozzeck ». C’est ici l’un des rares moments où Berg aura recours à la tonalité, une tonalité élargie certes, qui va se dissoudre puis se refermer sur elle-même. Le choix du ton de ré mineur n’est pas fortuit. Ré mineur est la tonalité tragique par excellence. Bien sûr, c’est le ton du Don Giovanni, mais aussi celui du Requiem de Mozart et de la Neuvième symphonie de Beethoven. Mais, plus proche de Berg dans le temps, nous trouvons également le final de la Neuvième de Brückner et surtout celui de la Neuvième de Mahler, une des œuvres de prédilection de Berg et visiblement son modèle stylistique pour cet interlude. Ensuite, La nuit transfigurée, Pélleas et Melissande ainsi que le Premier quatuor de Schœnberg et la Passacaille opus 1 d’Anton Webern. Bien des compositions atonales de Schœnberg flirtent également avec cette tonalité : le second de ses Klavierstück opus 11 et certains des Orchestrestucke opus 16. Toutes ces œuvres ont un caractère tragique et Berg s’est inscrit dans cette lignée pour évoquer le destin de Wozzeck. Cette ouverture différée (ou cette fermeture devrai-je dire) clôt le drame. Ce qui suit n’appartient déjà plus à la folie du monde des adultes. Ce n’est qu’un enfant qui continue de jouer imperturbablement et ne comprend pas ce qu’on lui dit.