Une rapide glissade vers l’aigu, et nous voilà soudain transportés aux antipodes du tragique. Une ronde enfantine sur un rythme régulier nous plonge dans un univers de candeur innocente. La scena ultima du Don Giovanni de Mozart ne peut s’empêcher de nous sauter en mémoire : le même rythme ternaire, le même tempo enjoué, la même volonté de casser l’effet tragique. Mais Berg avait-t-il assisté aux productions de l’opéra de Mozart à l’Opéra de Vienne dans lesquelles Gustav Mahler avait supprimé cette dernière scène ? Le débat n’est, de toute façon, jamais tranché sur la raison d’être de cette scène. Était-ce mû par un soucis de conventionnalisme vis-à-vis du public de l’époque que Mozart avait décidé de terminer sur une note consensuelle ? Peu importe ici, il semble que Berg, encore une fois, décide de partir de la convention pour mieux la détourner. Ce qui va se produire est un autre coup de théâtre magistral, le dernier d’une longue série. Cette candeur, en effet, n’excédera pas quatre mesures. Berg plante le décor pour mieux le briser. La musique, vive au début, se met à stagner comme l’eau de l’étang dans lequel Wozzeck s’est noyé. Une plainte descendante du violon, les motifs de la mort, partagés entre les timbales et les sonorités à vide des cordes, précèdent la phrase qui, entre toutes, sonnera avec le cynisme le plus glacial : « Du ! Dein Muter ist tot ! » (« Eh ! Ta mère est morte »). Les enfants ont cessé de chanter, et cette phrase est parlée pour qu’elle apparaisse sans aucun artifice, dans toute sa nudité crue. Bub, l’enfant de Marie et de Wozzeck, ne comprend pas ou ne veut pas comprendre. Seul, mimant une promenade à cheval, il n’émet que des « Hop ! Hop ! » sur ces quartes descendantes. Les autres enfants courent alors pour aller voir le cadavre de Marie gisant près de l’étang, mais Bub, imperturbablement, continue sa promenade à cheval. La musique entreprend alors une montée régulière et se fige en un mouvement perpétuel qui ne sera interrompu que dans la réalité de la partition.
Toute cette scène est écrite suivant le principe du perpetuum mobile. Là encore, Berg prend la technique « à la lettre », mais en détourne l’esprit. Un mouvement perpétuel est généralement fondé sur la répétition de valeurs égales dans un tempo qui ne varie pas. Le continuel mouvement de croches qui structure toute cette scène indique donc que nous sommes bien dans cette forme musicale. Mais Berg va transgresser la loi du genre en infléchissant sans cesse le tempo, et cela pour des raisons dramatiques. Après les quatre mesures de la Ronde d’enfant dans un tempo « coulant, mais avec beaucoup de rubato », viennent quatre autres mesures « tout à coup plus vite, mais tout de suite en ralentissant », puis « encore légèrement plus lent » pendant une mesure (le temps d’évoquer les motifs de la mort), et « à nouveau dans le tempo précédent» (« Hop ! Hop ! »). Un « poco rit. – – – a tempo, ma sempre rubato » accompagne le départ des enfants vers l’étang et l’évocation du motif de Marie, puis vient la montée et la boucle finale. Pendant les deux mesures qui constituent cette montée, Berg n’inscrit pas moins de dix modifications de tempi – alternances entre des rit. et des acc. – avant d’arriver à la boucle finale. Cette dernière est prête pour tourner à perpétuité. Le « quasi Tempo I » est bien spécifié « senza rit. » jusqu’à la fin. Ce sera le seul mouvement métronomique stable de cette scène, qui devait pourtant, par convention, être composée tout entière selon ce principe. Mais ce que dit la musique ici est d’ordre purement métaphysique. On a vu que le Temps pouvait être considéré comme un des « personnages » centraux de cet opéra et ce temps, qui nous est donné à ressentir à la toute fin, semble être pris dans une indifférenciation vouée à l’infini. C’est le temps de l’enfance, celui de Bub, qui ne paraît pas être affecté par la mort tragique de sa mère ni de son père. Bub est absent du drame, peut-être aussi parce que ce drame serait insupportable pour lui s’il devait en réaliser pleinement les conséquences. Il est sans intérêt de faire des paris sur l’état psychologique de cet enfant dans ce contexte, mieux vaut relever ce que la musique, par son seul pouvoir évocateur, nous raconte. Les drames qui viennent de se passer n’ont apparemment pas d’emprise sur l’enfant. Son temps est le même après qu’avant. Il ne joue pas avec les autres enfants et n’a aucune réaction à la phrase terrible qui s’adresse à lui (l’a-t-il entendue ?). Cette indifférenciation fondamentale du Temps qui s’installe nous en dit plus encore : l’enfant est, et sera désormais seul au monde. Cela doit faire un bon bout de temps qu’il joue avec son balai en guise de cheval. Sa mère doit être morte depuis plusieurs heures déjà, puisque Wozzeck a eu le temps d’aller à la taverne, de s’y échauffer avec le vin et les filles, puis de revenir vers l’étang à la recherche de l’arme de son crime. Entre-temps, le corps de Marie a été découvert et il a fallu que l’information se transmette de bouche à oreille, jusqu’à ce qu’elle parvienne aux enfants. Personne n’était donc là pour s’occuper de lui pendant tout ce temps. Il doit aussi être relativement tard car Marie a vu se lever la lune rouge juste avant sa mort. Ce temps réaliste, quotidien n’est que le microcosme du Temps existentiel de l’enfant et l’absence de conclusion de cet opéra ouvre sur une béance des plus angoissantes. L’opéra n’est pas conclu, et l’enfance n’imagine pas une fin au temps. Il n’a que peu, ou pas de conscience de ce qu’est le temps qui passe et qui doit s’arrêter un jour. Il n’a pas la conscience de sa propre mort et perçoit ce qu’il vit comme la continuation du même présent dans un temps illimité. Ce n’est pas à Proust ni à Joyce, cette fois-ci, que la fin de cet opéra, formellement, me fait penser mais à Ada de Vladimir Nabokov. Dans ce roman, la durée du temps de l’enfance se trouve inscrite dans les proportions mêmes de l’ouvrage. Au fur et à mesure que les personnages vieillissent, les chapitres se font plus courts, et l’attention portée à tous les détails de la vie (et le temps de leurs narrations) s’estompe. Chacun de nous a eu l’occasion de faire la même constatation : le temps semble s’accélérer en vieillissant. Mais si cette fin est ouverte dans l’opéra de Berg, elle ne débouche pas sur une aube joyeuse. Le temps de l’enfant se déroule sur une ligne parallèle à celle du temps des adultes. Il construit son monde – peut-être pour échapper à la souffrance – et l’occupe pour que personne ne vienne s’y immiscer.
D’une manière plus générale, cette fin non-conclusive n’est pas un cas isolé dans la musique qui s’écrivait à l’époque de la composition de Wozzeck. Le délaissement des fonctions tonales, en tant que centre de référence sonore, a conduit les compositeurs de la seconde école Viennoise à élaborer des fins en suspens. Pour ne citer qu’un exemple, celui de la fin d’Erwartung de Schœnberg montre un procédé semblable : un coup de ciseaux au milieu d’un processus qui devait se continuer. Berg, quelque temps plus tard, reprendra le procédé à la fin de sa Suite lyrique, laissant à l’alto le choix de continuer ad libitum la boucle mélodique qui est écrite sur la partition. Il conclura de manière assez semblable également Lulu. On ne peut cependant pas dire que cette idée des fins non résolues n’est que le fait de l’absence de tonalité. Mahler, dans la fin de sa IXième Symphonie, ou encore dans celle des Chants de la terre, en a donné les plus parfaits exemples et bien des œuvres de Debussy se terminent comme dans une « poussière sonore ». Mais il n’est pas sans importance que cet opéra qui a traité le Temps avec autant de richesse et de variété, s’achève sur une négation de sa fin.