Roland Duclos : L’écriture musicale a toujours évolué. Parfois radicalement. Estimez-vous que votre travail se situe dans une perspective de remise en cause de voies anciennes ou plutôt d’exploration de voies nouvelles ?
Je me sens à la fois influencé par le passé et par ce que je souhaite être le futur. La « remise en cause » ne me semble pas être une attitude artistique, elle est « réactionnaire » dans le sens propre du terme, non dans son acception idéologique. Une réaction à une situation n’est rien si elle ne comporte pas une proposition forte. La meilleure façon de réagir pour un artiste, c’est de créer, c’est-à-dire explorer des voies nouvelles. Toutes les voies que j’emprunte ne sont pas, à proprement parler, nouvelles. Par exemple, lorsque je compose une scène épistolaire, je me sers d’une idée qui a déjà été exploitée autrefois. Mais j’utilise la diffusion électronique pour modifier les seuils de compréhensibilité du contenu de la lettre par les effets de dispersions sonore et spatiale, les degrés d’éloignement et les colorations réverbérées, etc. Voilà un exemple de ma situation entre tradition et expérimentation.
Ainsi que vous l’avez souligné lors de votre rencontre avec le public, la majeure partie du livret est essentiellement traitée à travers divers styles psalmodiques avec de brèves incursions ou plutôt glissements vers le chant pur. Inaugurez-vous ainsi une ère nouvelle pour un « théâtre lyrique » encore à naître ?
Je pense que le choix des techniques utilisées se justifie par rapport au contexte dramatique. Le chant pur donne la primauté à l’émotion au détriment de la compréhension. Pour cela il faut que la situation dans laquelle il se déploie soit, elle, comprise. Je vais, prochainement, travailler sur des procédés intermédiaires entre chanté et parlé. L’analyse de la voix parlée révèle des hauteurs, donc un chant potentiel. Cela m’intéresse énormément. On peut le réaliser avec l’électronique mais, à partir de cela, imaginer aussi de nouvelles formes d’écriture vocale. Je pense que ce que vous appelez le « théâtre lyrique encore à naître » pourrait fort bien se dessiner sur cette prémisse. Quelque chose entre le théâtre pur et la musique.
Une option que confirmerait l’utilisation de nouveaux matériaux sonores comme l’électronique qui intervient dans une sorte de fondu enchaîné avec les pupitres ?
Les matériaux électroniques permettent également cette transition entre ce qui est du domaine purement musical (au sens traditionnel du terme), c’est-à-dire ce qui sort des instruments de musiques, et ce qui relève du sonore, comme les sons concrets. Ce chemin de traverse est comparable à celui dont j’ai parlé précédemment pour la voix. La question que je me pose le plus souvent est : qu’est-ce qui, dans un son quelconque, appartient à une des catégories du musical. La réponse a déjà été fournie par Berlioz lorsqu’il disait : « Tout corps sonore mis en vibration par un compositeur est un instrument de musique. » C’est une des tâches du compositeur que de révéler ces faces cachées du sonore.
Les références à Debussy par exemple, ne sont-elles pas réductrices quand votre style, votre esthétique sont autonomes et ne prétendent qu’à leur vie propre ?
À quelles références faites-vous allusion ? J’avoue une influence de Debussy (mais je pourrais tout aussi bien citer Stockhausen, Wagner, Mahler, Stravinsky et bien d’autres) mais pas de références. La référence me semble non organique, parachutée, extérieure, tandis que l’influence est, au contraire, un des fondements de chacune de nos personnalités. Le plus souvent l’influence fonctionne à l’insu de celui qui la subit. Cela me semble être une des formes les plus originelles de l’expression. C’est Brahms influençant Schoenberg, influençant Webern, influençant Boulez. Il y a des généalogies très cachées et subtiles, et pourtant réelles.
Paradoxalement, on a écrit [Christian Merlin dans Le Figaro] que vous n’étiez pas « musicien de théâtre » et pas davantage un chef même si « vous en paraissiez persuadé », allant même jusqu’à critiquer, pêle-mêle, l’indigence du livret, sa langue plate, pleine de clichés, destinée à des personnages sans épaisseur ! Au-delà de l’approche très subjective et forcément polémique qui inciterait à réagir sur le même ton, de quels arguments useriez-vous pour aider un jeune mélomane, dans l’incapacité par un manque bien compréhensible de références, à se faire une opinion ?
Dans un premier temps, je lui dirais de lire les critiques qu’ont eu à subir les compositeurs du passé. Beethoven était à court d’idées lorsqu’il introduisait le thème du premier mouvement de sa Septième Symphonie, ses derniers quatuors n’étaient sans doute compréhensibles que par des « marocains » (des sauvages pour cette époque), Debussy avait l’imagination tarie lorsqu’il se raccrochait à des « espagnolades » dans Iberia, la musique de Mozart comportait trop de notes… la liste serait longue. Dans un second temps je l’exhorterais à chercher si ce critique argumente son propos de manière conséquente lorsqu’il déverse un tel flot de négativité. En troisième lieu, je l’inciterais à se demander si le critique a eu l’occasion de lire un bout de la partition et même… s’il en est capable ! Enfin, je lui dirais que sa propre opinion doit être la plus importante pour lui, même si un critique peut la relativiser.
Comment réagissez-vous lorsque ce même critique qualifie votre musique d’« extrêmement datée » ?
Je me demande en quoi elle est datée. Est-ce trop classique pour lui ? Comment aurait-il réagi si je lui avais proposé une œuvre sans la moindre hauteur ni le moindre rythme reconnaissable ? Je ne sais pas ce qu’il veut dire tant qu’il n’argumente pas plus avant. Cela n’a aucune valeur pour moi, c’est juste un geste d’humeur, sans explication.
Ne doit-on avant tout laisser parler la spontanéité de l’émotion, le ressenti ? Est-ce suffisant ? Et les réactions très positives du public clermontois, compte tenu de son manque de familiarité avec ce répertoire, ne sont-elles pas un indicateur encourageant ?
Les émotions et les sensations sont indispensables. Si elles ne sont pas au rendez-vous chez l’un ou l’autre, qu’y puis-je ? La réaction du public clermontois est, c’est vrai, très encourageante. Mais on doit aussi faire fonctionner son esprit critique, son discernement, se demander pourquoi on a aimé ou pas aimé tel passage. Le mouvement de la pensée ne doit jamais s’arrêter. Et puis, il n’y a pas de critique plus acerbe de moi-même que moi-même. J’ai coupé plus de 20 minutes dans cet opéra !
Par contre, si la mise en scène de Yoshi Oida ne court-circuite pas la progression dramatique, servie même par son extrême économie de moyens, n’a-t-on pas le sentiment que souvent les rôles éprouvent quelques difficultés à intégrer un tel dénuement ?
Je pense au contraire que ce dénuement permet à la musique d’être vraiment entendue. C’est tout le problème de la « représentation ». Le théâtre ne montre pas, mais représente (la musique fait de même). Cela laisse libre cours à l’imagination du spectateur qui peut voir, ici une porte, là une forêt, là encore une maison. Le symbolisme de cette mise en scène me paraît tout à fait convenir à cette histoire et l’épaisseur des personnages (n’en déplaise au critique du Figaro) me semble pouvoir s’épanouir dans ce dénuement.
La critique constitue-t-elle un moteur ? Une incitation à persévérer a fortiori lorsqu’elle ne vous est pas favorable ? Et inversement, une opinion favorable mais manquant de clairvoyance, n’est-elle pas plus à redouter ?
Les deux peuvent être vraies. Mais, là encore, c’est la profondeur et la cohérence de l’analyse, l’argumentation, le choix des comparaisons et l’authenticité de la critique qui m’importent, qu’elle soit positive ou négative. Pour prendre un exemple, le critique du Sacre du Printemps dans Le Figaro, en 1913, exposait des arguments réels. Cette musique lui déplaisait, mais au moins il pouvait argumenter ses dires : les intervalles n’étaient pas ceux qu’il attendait, mais il savait les nommer. J’attendrais d’un critique qu’il me parle de son dégoût, mais en des termes fondés sur une connaissance réelle de la situation musicale actuelle. On devrait exiger des critiques qu’ils soient un peu savants – et pas uniquement sur les styles du passé mais aussi sur les enjeux contemporains, y compris dans la musique électronique.
Enfin, dans notre monde de l’image, du spectacle total, l’opéra a-t-il encore un rôle à jouer dans nos sociétés ? Et sous quelles formes ?
L’opéra peut englober l’image, la vidéo. Je vais d’ailleurs m’y pencher prochainement dans ce qui ne sera pas un réel opéra mais plutôt une sorte d’oratorio. Le problème principal est que l’opéra reste très lié à une certaine classe sociale, plutôt bourgeoise, aisée, et qu’il est un phénomène social autant que musical. On peut le faire bouger en attirant d’autres publics, comme celui du théâtre ou de la danse, ou encore le public plus jeune qui s’intéresse aux musiques électroniques. Mais je ne pense pas que l’art ait véritablement un rôle à jouer dans la société. Il peut le jouer, certes, et c’est même souhaitable, mais il ne doit pas être conçu pour cela. Si un art est fort, alors il perdurera et influencera des pans entiers de la civilisation. S’il est faible, il disparaîtra peu à peu. Mais il reste une activité singulière qui, dans le meilleur des cas, arrive lorsqu’on ne l’attend pas, quand il ne fait pas partie d’un « projet » social.
Entretien paru le 16 novembre 2003 dans le journal La Montagne.