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Interview à propos de « La frontière »

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L’écriture musicale à toujours évolué. Parfois radicalement. Estimez-vous que votre travail se situe dans une perspective de remise en cause ou plutôt d’exploration de voies nouvelles ?

Je me sens à la fois influencé par le passé et dans ce que je souhaite être le futur. La « remise en cause » ne me semble pas être une attitude artistique mais « réactionnaire » dans le sens propre du terme, non dans son acception idéologique. Une « réaction à une situation » n’est rien si elle ne comporte pas une réponse à cette situation. Pour un artiste la meilleure façon de réagir,  c’est de créer, c’est à dire explorer des voies nouvelles. Toutes les voies que j’emprunte ne sont pas forcément nouvelles. Par exemple lorsque je compose une scène épistolaire, j’utilise une idée qui a déjà été exploitée autrefois. Mais j’utilise la diffusion électronique pour modifier les seuils de compréhensibilité du contenu de la lettre par les effets de dispersions sonores et spatiales, les degrés d’éloignement et les colorations réverbérées etc… Voilà un exemple de ma situation entre tradition et dans l’expérimentation.

Ainsi que vous l’avez souligné lors de votre rencontre avec le public, la majeure partie du livret est essentiellement traitée à travers divers styles psalmodiques avec de brèves incursions ou plutôt glissements vers le chant pur. Inaugurez-vous ainsi une ère nouvelle pour un « théâtre lyrique » encore à naître ?

Je pense que le choix des techniques utilisées se justifie par rapport au contexte dramatique. Le chant pur donne la primauté à l’émotion au détriment de la compréhension. Pour cela il faut que la situation dans laquelle il se déploie soit, elle, comprise. Je vais, prochainement travailler sur des procédés intermédiaires entre chanté et parlé. L’analyse de la voix parlée révèle des hauteurs, donc un chant potentiel. Cela m’intéresse énormément. On peut le réaliser avec l’électronique mais, à partir de cela, imaginer aussi de nouvelles formes d’écriture vocale. Je pense que ce que vous appelez le « théâtre lyrique encore à naître » pourrait fort bien se dessiner sur cette théorie. Quelque chose entre le théâtre pur et la musique.

Une option que confirmerait l’utilisation de nouveaux matériaux sonores comme l’électronique qui intervient dans une sorte de fondu enchaîné avec les pupitres ?

Les matériaux électroniques permettent également cette transition entre ce qui est du domaine purement musical (au sens traditionnel du terme), c’est-à-dire ce qui sort des instruments de musiques, et ce qui relève du sonore comme les sons concrets. Ce chemin de traverse est comparable à celui dont j’ai parlé précédemment pour la voix. La question que je me pose le plus souvent est : qu’est-ce qui, dans un son quelconque, appartient à une des catégories du musical. La réponse a déjà été fournie par Berlioz lorsqu’il disait : « tout corps sonore mis en vibration par un compositeur est un instrument de musique ». C’est une des tâches du compositeur que de révéler ces faces cachées du sonore.

Les références à Debussy par exemple, ne sont-elles pas réductrices quand votre style, votre esthétique sont autonomes et ne prétendent à leur vie propre ?

A quelles références faites-vous allusion ? J’avoue une influence de Debussy (mais je pourrai tout aussi bien citer Stockhausen, Wagner, Mahler, Stravinsky et bien d’autres) mais pas de références. La référence me semble non organique, parachutée, extérieure lorsque l’influence est au contraire un des fondements de chacune de nos personnalités. Le plus souvent l’influence fonctionne à l’insu de celui qui la subit. Cela me semble être une des formes les plus originelles de l’expression. C’est Brahms influençant Schoenberg, influençant Webern, influençant Boulez. Il y a des généalogies très cachées et subtiles et pourtant réelles.

Paradoxalement, on a écrit [Christian Merlin dans Le Figaro] que vous n‚étiez pas « musicien de théâtre » et pas davantage un chef même si « vous en paraissiez persuadé », allant même jusqu‚à critiquer, pêle-mêle, l’indigence du livret, sa langue plate, pleine de clichés, destiné à des personnages sans épaisseur ! Au-delà de l’approche très subjective et forcément polémique qui inciterait à réagir sur le même ton, de quels arguments useriez-vous pour aider un jeune mélomane, dans l’incapacité par un manque bien compréhensible de référence, à se faire une opinion ?

Dans un premier temps, je lui dirai de lire les critiques qu’ont eu à subir les compositeurs du passé. Beethoven était à court d’idée lorsqu’il introduisait le thème du premier mouvement de sa septième symphonie, ses derniers quatuors n’étaient sans doute compréhensibles que par des marocains (des sauvages pour cette époque), Debussy avait l’imagination tarie lorsqu’il se raccrochait à des « espagnolades » dans Iberia, la musique de Mozart comportait trop de notes… la liste serait longue. Dans un second temps je l’exhorterai à chercher si ce critique argumente son propos de manière conséquente lorsqu’il déverse un tel flot de négativité. En troisième lieu, je me l’inciterai à se demander si le critique a eu l’occasion de lire un bout de la partition et même … s’il en est capable ! Enfin, je lui dirai que sa propre opinion doit être la plus importante pour lui, même si un critique doit la relativiser.

Comment réagissez-vous lorsque ce même critique qualifie votre musique d’«extrêmement datée » ?

Je me demande en quoi elle est datée. Est-ce trop classique pour lui ? Comment aurait-il réagit si je ne lui avais proposé une œuvre sans la moindre hauteur ni le moindre rythme reconnaissables ? Je ne sais pas ce qu’il veut dire tant qu’il n’argumente pas plus avant. J’ai déjà répondu partiellement à cette question de l’influence du passé au début.

Ne doit-on avant tout laisser parler la spontanéité de l’émotion, le ressenti ? Est-ce suffisant ? Et les réactions très positives du public clermontois, compte tenu de son manque de familiarité avec ce répertoire, ne sont-elles pas un indicateur encourageant ?

L’émotion, le ressenti sont indispensables. S’ils ne sont pas au rendez-vous chez l’un ou l’autre, qu’y puis-je ? La réaction du public clermontois est, c’est vrai, très encourageante. Mais on doit aussi faire fonctionner son esprit critique, son discernement, réfléchir à pourquoi on a aimé ou pas tel passage. Le mouvement de la pensée ne doit jamais s’arrêter. Et puis il n’y a pas de critique plus acerbe contre moi-même que moi-même. J’ai coupé plus de 20 minutes dans cet opéra.

Par contre, si la mise en scène de Yoshi Oïda ne court-circuite pas la progression dramatique, servie même par son extrême économie de moyens, n’a-t-on pas le sentiment que souvent les rôles éprouvent quelques difficultés à intégrer un tel dénuement ?

Je pense au contraire que ce dénuement permet à la musique d’être vraiment entendue. C’est tout le problème de la « représentation ». Le théâtre ne montre pas, mais représente (la musique fait de même). Cela laisse libre cour à l’imagination du spectateur qui peut voir, ici une porte, là une forêt, là encore une maison. Le symbolisme de cette mise en scène me paraît tout à fait convenir à cette histoire et l’épaisseur des personnages (n’en déplaise au critique du Figaro) me semblent pouvoir s’épanouir dans ce dénuement.

La critique constitue-t-elle un moteur ? Une incitation à persévérer a fortiori lorsqu’elle ne vous est pas favorable ? Et inversement une opinion favorable mais manquant de clairvoyance, n’est-elle pas plus à redouter ?

Les deux peuvent être vrais. Mais, là encore, c’est la profondeur et la cohérence de l’analyse, l’argumentation, le choix des comparaisons et l’authenticité de la critique qui m’importent, qu’elle soit positive ou négative. Pierre Lalo critiquant le Sacre du Printemps, toujours dans le Figaro mais en 1913, le faisait avec des arguments réels. Cette musique lui déplaisait en ce qu’elle ne correspondait pas avec l’idée qu’il avait de la création musicale. Mais il pouvait argumenter ses dires : les harmonies n’étaient pas celles qu’il attendait (mais il savait nommer ces dernières), les rythmes n’avaient plus la régularité de ceux qu’ils connaissait (mais il les connaissait fort bien). J’attendrai d’un critique qu’il me parle de son dégoût, mais en termes qui me montrent qu’ils sont fondés sur une connaissance réelle de la situation musicale actuelle. On devrait exiger des critiques qu’ils soient un peu savants, au moins dans la discipline qu’ils traitent.

Enfin, dans notre monde de l’image, du spectacle total, l’opéra a-t-il encore un rôle à jouer dans nos sociétés ? Et sous quelles formes ?

L’opéra peut englober l’image, la video. Je vais d’ailleurs m’y pencher prochainement dans ce qui ne sera pas un réel opéra mais plutôt une sorte d’oratorio. Le problème principal est que l’opéra reste très lié à une certaine classe sociale, aisée, plutôt bourgeoise, et est un phénomène social autant que musical. On peut le faire bouger en attirant d’autres publics, comme celui du théâtre ou de la danse, ou encore le public plus jeune qui s’intéresse aux musiques électroniques. Mais je ne pense pas que l’art ait véritablement « un rôle à jouer dans la société ». Il peut le jouer, certes, et c’est même souhaitable, mais il ne doit pas être conçu pour cela. Si un art est fort, alors il perdurera et influencera des pans entiers de la civilisation. S’il est faible, il disparaîtra peu à peu. Mais toujours est-il qu’il reste une activité singulière qui, dans le meilleur des cas, arrive lorsqu’on ne l’attend pas.

 

(Entretien paru en 2003 dans le journal La montagne, après la représentation de mon opéra La Fontière à la Comédie de Clermont-Ferrand.)