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Interview à propos de « Veränderungen » par David Sanson (2008)

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David Sanson [1]Cette commande s’insère dans un environnement des Variations Diabelli, et prend elle-même appui sur ces différentes variations. Comment envisagez-vous cette « commande » ? Comment comptez-vous jouer, « concrètement », de ce corpus de références (ces variations qui sont déjà elles-mêmes des « citations » et des jeux autour du thème de Diabelli) dans votre partition – et que représentent pour vous les Variations Diabelli, notamment celles de Beethoven, en tant que mélomane et compositeur ?

Il m’est difficile de me glisser dans la peau du mélomane, c’est-à-dire de celui qui consacre seulement ses loisirs à la musique. La composition, l’écoute, l’analyse, les réflexions esthétiques et théoriques forment un tout chez moi et occupent la part essentielle de ma vie. Je préfère, donc, vous répondre en compositeur. Comme la Grande Fugue pour quatuor à cordes, les Variations Diabelli de Beethoven sont une énigme autour de laquelle on ne cesse de tourner. Cette œuvre charrie une telle densité de pensée musicale qu’elle en devient un phénomène un peu hirsute et malaisé à caser. Impossible d’aimer les « Diabelli » comme on aime la « Pastorale ». Cette œuvre est-elle, d’ailleurs, vraiment aimable ? Je dirais plutôt qu’elle se dresse comme la météorite de 2001 de Stanley Kubrick, pour nous tourmenter. Elle est un peu comme le Finnegans Wake de Joyce : on ne cherche pas à en jouir quotidiennement mais elle représente un extrême, incontournable, de la pensée. On entend souvent qu’avec les « Diabelli » ou la « Grande Fugue », Beethoven ouvre la voie. De mon point de vue, je le vois aussi comme celui qui ferme la porte, en disant : « Débrouillez-vous avec cela, moi, je pars. »

J’ai étudié les « Diabelli » dans les années soixante-dix dans la classe de Max Deutsch, j’ai lu de nombreux ouvrages, en particulier celui, remarquable, de Michel Philippot *, j’en ai analysé de longs fragments dans mes propres classes d’analyse et de composition, la partition revient régulièrement sur mon piano, bref, cette œuvre résonne en moi depuis de très longues années. Il est donc assez naturel que ces résonances en provoquent d’autres…

Je ne composerai à mon tour pas des variations sur le thème de Diabelli**. Non, je compte prendre pour point de départ certains éléments morphologiques des « Diabelli » – figures en boucles (variation III), musique trouée de silences (XIII), musique de méditation (XX), accords écrasants d’où s’échappent des lignes tournoyantes (XXIII), figures rapides dans un tempo très lent (XXXI), répétitions obstinées de sons (XXXII), etc. – et les organiser dans un discours personnel. S’il doit y avoir des citations, elles seront enfouies dans la texture musicale. Je ne composerai certainement pas une œuvre postmoderne truffée de références, mais plutôt une œuvre « sous influence ».

Cette création voisine avec des œuvres de Liszt, Schubert, Moscheles : connaissant votre amour de la musique romantique, que vous inspire un tel voisinage, et quelles références avez-vous vous-même en tête au moment de travailler à cette composition ?

Je connais certaines autres variations sur le thème de Diabelli. Il y en a eu 50 en tout, auxquelles il faut ajouter une coda écrite par Czerny. Force est de constater qu’il s’agit là d’aimables piécettes qui sont loin de pouvoir rivaliser avec les variations de Beethoven. D’ailleurs, Beethoven intitule les siennes Veränderungen et non « Variationen », ce qui signifie plutôt « transformations ». La variation de Moscheles est l’œuvre d’un élégant honnête homme qui ne prise guère l’audace. Celle de Schubert est la plus réussie. Il s’agit d’une lente valse allemande, possédant la musicalité inhérente à ce compositeur, mais qui se situe néanmoins très en deçà de ses dernières grandes sonates pour piano. Quant à celle de Liszt, elle est l’œuvre d’un garçon âgé de treize ans qui avait ébloui Vienne par ses talents de virtuose, mais qui, comme compositeur, ne déployait pas la précocité du pianiste. Ce recueil de variations n’a qu’un intérêt anecdotique. On y trouve le nom de Mozart fils ainsi que de mystérieuses initiales, S. R. D., sous lesquelles se cachait l’Archiduc Rodolphe ! Mais, d’un point de vue strictement musical, il offre surtout un intérêt comparatif en regard de ce qu’écrivit Beethoven. Mes seules références seront donc les « Diabelli » de Beethoven.

Comment comptez-vous aborder cette nouvelle partition (j’imagine qu’elle ne comportera pas du tout d’électronique ?), en regard de vos travaux récents, et notamment de votre dernière pièce pour piano en date, La ville ?

Je l’imagine comme une œuvre d’un seul tenant et non comme une série de variations. En ce moment, je m’intéresse particulièrement au phénomène des résonances multiples que l’on peut produire sur un piano. Lorsque l’on libère certains marteaux des cordes, le son disparaît par paliers successifs, comme s’il était caché par d’autres résonances. Cette composition se situe aussi dans ma longue collaboration avec le pianiste Jean-François Heisser pour qui j’ai écrit La ville et pour qui je compose actuellement Terra Ignota, un concerto dirigé du piano, comme au temps de Mozart. Nous allons très prochainement beaucoup parler sur ce projet. Ayant souvent joué les « Diabelli », il pourra sans aucun doute me révéler certains aspects qui tiennent de l’approche proprement pianistique et que, peut-être, j’ignore encore.

Entretien réalisé par David Sanson pour l’Auditorium du Louvre

*Michel Philippot : “DIABOLUS IN MUSICA”. Editions l’Harmattan, Paris 2001.

** L’histoire m’a donné tort car, en 2020, le grand pianiste autrichien Rudolf Buchbinder m’a commandé une petite variation dans le cadre du bicentenaire de la composition de cette œuvre. Je l’ai intitulé « Zwei Jahrhunderte später » (« Deux siècles plus tard »)

[1]    David Sanson est journaliste et conseiller artistique.