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Interview pour le festival de Grafenegg en Autriche.

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Le festival de Grafenegg (près de Vienne) donne la création autrichienne de mon œuvre pour orchestre Anticipations en août 2023 sous la direction de Brad Lubman. Ce sera aussi la création mondiale d’Ouverture pour un festival, une petite fanfare spécialement composée pour l’occasion. Je m’occupe aussi d’un programme Ink Still Wet où seront créer 5 courtes œuvres pour orchestre, composées par 5 jeunes compositeurs de nationalités différentes, qui ont travaillés avec moi sur ce projet au cours de l’année. Voici l’interview que je leur ai accordé.

Anticipations

L’œuvre « Anticipations » a été présentée pour la première fois à Porto en décembre 2022. À cause de la pandémie et, cette année, des grèves générales à Paris, des concerts ont été retardés ou n’ont pas eu lieu. Vous avez décidé d’écrire une version plus récente – qu’avez-vous changé ?

Je n’ai pas réécrit Anticipation. La version qui sera présentée à Grafenegg est, en théorie, conforme à celle qui a été donnée à Porto. Je dis « en théorie » car il va falloir adapter les parties mobiles de cette œuvre (les musiciens se déplaçant autour du public) dans la configuration du site de Grafenegg. L’architecture de ce lieu est très différente de celle d’une salle de concert classique et il faut repenser la place et les déambulations des groupes mobiles. Mais la partition sera la même qu’à Porto. Il me faudra certainement rééquilibrer les dynamiques et certains tempi en fonction de ce nouveau lieu. Mais c’est la situation qui est requise pour ce genre d’œuvre. Elle doit être adaptée à différents lieux.

Quels sont les défis posés par la situation « en extérieur » et y a-t-il des conséquences pour la formation et la concentration des ensembles ?

Je pourrai répondre à cette question seulement une fois avoir écouté comment la musique va sonner. Les questions de distances entre les groupes sont très importantes. Dans ce genre de situation, il faut garder un esprit « ouvert » et ne pas hésiter à modifier certains détails dans la partition. Les dynamiques et les tempi sont des catégories hautement relatives aux conditions acoustiques. Je ne doute pas que je vais devoir modifier des éléments qui sont inscrits dans la partition. Par exemple un groupe jouant mezzo forte va peut-être devoir jouer fortissimo, car il sera placé plus loin et en extérieur. J’attends beaucoup de ces répétitions qui me permettront d’ajuster cette musique pour qu’elle sonne comme je le désire dans ce lieu.

L’idée d’un orchestre spatialisé est née de l’observation de phénomènes sociaux. À quel moment cette idée fait-elle son chemin dans la musique ? Quels sont les développements qui vous préoccupent particulièrement en ce moment ?

Je me pose depuis plusieurs années la question d’un renouveau de l’orchestre symphonique. Je fais la constatation que l’orchestre n’a guère évolué au cours de l’histoire. L’orchestre de Mahler est beaucoup plus fourni que celui de Haydn, mais la structure, l’emplacement et le groupement des musiciens est le même. Cet orchestre correspond à une vision qui est née au XVIIIe siècle et s’est développé au XIXe. Il est comme un reflet de la société de cette époque. On y trouve des familles homogènes, dont certaines sont plus importantes que d’autres. Dans toute la musique classique et romantique, les cordes, par exemple, ont un rôle central et dominant, tandis que les cuivres (pour ne pas parler des percussions) ne sont pas traités de façon égale. Il y a une littérature immense qui a produit des chefs-d’œuvre dans ce domaine. Mais ce n’est pas une raison pour continuer à utiliser l’orchestre toujours de la même façon. Aujourd’hui, il existe un courant de pensée qui aimerait fonder une organisation sociale dans laquelle les responsabilités seraient plus partagées qu’elles ne le sont. On rêve d’une société dans laquelle on ne pratique plus l’exclusion, ni la domination d’un groupe sur les autres. Cela est peut-être utopique, mais sans utopie on ne va pas très loin. De la même façon, j’aimerais que l’orchestre du XXIe siècle propose une vision dans laquelle les groupes instrumentaux partageraient de façon égale une certaine responsabilité musicale. Il ne s’agit pas de dire que tout le monde soit à égalité tout le temps, mais que, à des moments différents, les groupes instrumentaux assument une sorte de « leadership » qui ensuite se transmettrait à d’autres groupes. De la même manière, la hiérarchie entre premiers et seconds violons n’a plus raison d’être. Bien sûr, il existe des niveaux et des différents parmi les musiciens, certains ayant plus d’expérience que d’autres. Tout cela peut très bien être repensé dans cet orchestre que j’imagine. Si j’accepte très bien une différence hiérarchique à l’intérieur d’un groupe (comme dans la société certains acteurs sont plus expérimentés que d’autres), j’aimerais abolir les hiérarchies entre les groupes.

Dans quelle manière la performance sert-elle de miroir aux phénomènes de société ?

Cela a trait à mon « utopie » ! L’art doit être « en avance » (pour ne pas utiliser le terme un peu galvaudé d’avant-garde) sur la société et proposer de nouvelles visions du monde. Sinon à quoi, nous les artistes, servirions ? Il ne faut pas être simplement un miroir qui renverrait une image de ce qui existe, mais qui dessinerait plutôt une perspective de ce qu’on aimerait voir advenir. La musique savante (classique ou moderne) souffre actuellement d’un cruel manque de considération. Elle s’est fait « voler la vedette » par la pop music qui déferle partout dans nos lieux sociaux (radios, télévisions, médias, magasins, aéroports, gares, etc.). Je considère tous les compositeurs dits « classiques » comme de grands expérimentateurs qui ont composé ce qui n’existait pas avant eux. Je me sens issu de cette tradition et j’aimerais ne pas déroger à la règle. Une partie de l’art contemporain continue à se réfugier dans une tour d’ivoire, provoquant en retour, chez certains artistes, une nostalgie que je trouve mortifère. Donc si la musique peut anticiper sur un phénomène plus vaste, comme l’est la société avec ses multiples ramifications, elle jouerait son rôle premier : être un voix qui énonce quelque chose qui n’a pas encore été dit.

De ce point de vue, j’ai invoqué la figure du « lanceur d’alerte » (whistleblower) dans Anticipation. Un groupe joue, à l’extérieur de la salle, une musique différente de celle qui est jouée suc scène. Elle exprime une voix différente. Ce groupe va ensuite s’approcher et continuer à jouer autour du public. À ce moment, il influencera un peu plus l’orchestre resté sur scène. Enfin il va se joindre à l’orchestre et l’emmener dans un final qui représentera l’aboutissement de son influence. La métaphore est celle d’un groupe mobile face à un groupe fixe. La mobilité est vue comme une menace d’un ordre fixe, mais peu à peu, elle gagne du terrain et finit par convaincre l’autre groupe de suivre cette voie, pourtant étrangère au début. C’est un peu comme lorsque certaines personnes alertent la société tout entière communauté sur un danger à venir que personne ne semble voir. Dans mon exemple cette démarche aboutie à une fin positive, ce qui n’est pas souvent le cas malheureusement dans la société. C’est aussi ce que signifie le titre « Anticipation ». C’est la première pièce d’un cycle dont je commence en ce moment la composition du dernier volet, qui s’appellera Présence, et sera créé à Tokyo en août 2024.

Ink Still Wet

Comment voyez-vous votre rôle de mentor et que voulez-vous transmettre aux participants ?

La chose la plus importante est de les aider à accomplir leur dessein. Il ne s’agit pas de les influencer dans ma propre esthétique. Ça ne servirait à rien. Il faut d’abord bien comprendre ce qu’ils désirent exprimer – même s’il m’arrive de ne pas toujours partager leurs choix – et mettre tout en œuvre pour qu’ils y parviennent. Indépendamment des questions purement techniques, je peux leur faire des remarques sur des problématiques qu’ils soulèvent parfois sans s’en rendre compte, et leur montrer qu’ils devraient en tirer d’autres conséquences. Je pense que c’est la seule façon intelligente d’enseigner la composition. Ce sont tous des musiciens qui ont leurs propres expériences, qui ont leurs propres idées, et moi, je ne suis là que pour les aider à les faire éclore et les réaliser. Je suis bien placé pour savoir qu’une idée musicale peut provenir de choses très personnelles et que chaque compositeur est une singularité. Je pense que je vais continuer à leur suggérer des modifications au moment des répétitions, comme je le ferai moi-même pour ma propre musique. Ensuite, libre à eux de les accepter ou de les refuser. J’espère leur être utile et leur faire donner le meilleur d’eux-mêmes.

Comment votre propre formation et votre expérience influencent-elles votre relation actuelle avec les apprentis compositeurs ?

J’ai été, moi aussi, un tout jeune compositeur et je me souviens très bien de la manière dont je pouvais m’inspirer de certains ainés, mais aussi de mon désir de rester farouchement indépendant, parfois presqu’imperméable à différents styles qui étaient à ma portée. En France dans les années 70 il y avait, d’un côté la musique concrète, issue de la classe de Pierre Schaeffer, et dans l’autre, les débuts de la musique spectrale, avec Gérard Grisey et Tristan Murail. Le grand professeur était alors Olivier Messiaen. Bien qu’admiratif, à des degrés divers, de toutes ces personnalités, je me suis néanmoins tenu à distance de chacun d’eux. Donc je comprends très bien que des jeunes compositeurs aujourd’hui veuillent se tenir à distance et ne pas suivre le même chemin que moi. L’indépendance est une chose cruciale dans les débuts d’une vie de compositeur. Je leur montrerai néanmoins différents aspects de mon travail en espérant que cela les fera réfléchir. Pas pour m’imiter bien sûr, mais pour qu’ils réfléchissent à des questions qu’ils ne se posaient peut-être pas avant.

Quelle est votre approche pendant ces quatre semaines ?

Ces compositeurs vont diriger eux-mêmes leurs pièces. C’est un sacré défi, mais ce sera très intéressant de voir comment ils vont transmettre leur musique aux musiciens de l’orchestre. Cela n’a rien n’a voir avec le talent de compositeur proprement dit. Je connais plein de grands compositeurs qui, j’imagine, n’auraient pas été très à l’aise dans ce dispositif, comme Debussy, Ravel, Berg, Messiaen, Dutilleux, Xenakis, Nono ou Lachenmann. Heureusement que Brad Lubman sera là pour les guider. Quant à moi, je vais tâcher d’être pragmatique. Il n’y a pas beaucoup de temps de répétition et il faut que ce qu’ils écrivent soit réalisé. Donc je pourrai être amené à leur suggérer des modifications, surtout dans les équilibres sonores, ce qui est toujours la grande question quand on commence à composer pour orchestre.

Quels ont été les événements décisifs qui ont influencé votre développement en tant que compositeur ?

Je pense qu’une des rencontres les plus marquante a été celle avec Karlheinz Stockhausen dans les années 70. Je n’ai jamais travaillé, ni pris un seul cours avec lui, mais son exemple a été assez fort pour me convaincre du bien-fondé de la direction que je désirais prendre. Par exemple, il m’a montré qu’une même personne pouvait composer pour orchestre et pour électronique, alors qu’en France les choses étaient tout-à-fait séparées. Il a, en quelque sorte, donné ses lettres de noblesses à la musique électronique et j’ai poursuivi son travail en l’élargissant à l’informatique et au temps réel[1]. J’ai eu aussi la chance d’être contemporain de la naissance de l’Ircam à Paris et d’avoir vu l’informatique musicale se construire sous mes yeux. J’y ai moi-même énormément participé. J’ai rencontré le mathématicien Miller Puckette avec lequel nous avons, pour ainsi dire, posé les bases du monde du temps réel. Il a fallu tout inventer car presque rien n’existait alors. Nous étions très soutenus dans ce travail par Pierre Boulez qui regardait tout cela avec beaucoup d’intérêt. Donc, après Stockhausen à la fin de mon adolescence, l’Ircam de Pierre Boulez et les inventions techniques de Miller Puckette ont été très marquants dans mon parcours.

Où trouvez-vous l’inspiration et à quoi ressemble votre processus de composition ?

L’inspiration est un domaine insondable. Cela peut venir d’une improvisation au piano, de l’écoute d’une autre musique, ou même d’une pensée qui surgit sans que je sache pourquoi. Cela peut aussi venir d’une insatisfaction de ne pas avoir poussé une idée assez loin dans une œuvre précédente. Je passe chaque jour 5 à 6 heures par jour à composer. C’est parfois comme pour le sport. Il faut s’échauffer et ensuite on avance car on a la tête remplie de musiques. Une idée en fait naître une autre et ainsi de suite. Le plus difficile pour moi, ce n’est pas d’avoir des idées, mais de bien les exprimer.

Je travaille sur deux outils différents bien que complémentaires : l’un c’est l’orchestre, l’autre, l’électronique en temps réel. Cela fait plus de trente ans que je cherche à les réunir au sein d’un même processus de composition. Lorsque je compose pour l’orchestre, mon imaginaire est totalement habité par des siècles de musique, un répertoire qui va de la musique ancienne à nos jours. J’entends « intérieurement » la musique que je note sur papier et c’est cela qui nourrit grandement mon imaginaire. Lorsque je compose de la musique de synthèse, c’est tout-à-fait différent : je n’ai aucune grande histoire derrière moi (sinon une historie très récente) et il faut alors beaucoup expérimenter, directement avec un ordinateur. Il s’agit d’un matériau brut que je vais devoir modeler, un peu comme un sculpteur d’autrefois prenait un bloc de marbre et en faisait surgir une forme. Sauf que je ne connais pas cette forme sonore apriori. Elle va se révéler au fil du travail. Il m’est impossible d’entendre cette musique « mentalement » avant de la composer. Mais, lorsque ces deux démarches se rejoignent au sein d’une même œuvre (par exemple dans une composition pour orchestre et électronique) elles doivent parler d’une manière cohérente. Le public ne sait pas comment tout cela est composé, et peu importe. Ce qu’il faut, c’est qu’il entende qu’orchestre et électronique peuvent dialoguer d’une même voix. C’est fondamental dans mon processus de composition.

Fanfare

Quelle est l’idée derrière la « Fanfare »?

Cela s’appelle Ouverture pour in festival. Je l’ai conçue à partir d’appels. On entend un trombone solo, puis un cor, puis une trompette, comme si c’étaient des invitations à participer à un festival qui commence. Le public va s’apercevoir que les sons viennent de tous les côtés et qu’il va progressivement être immergé à l’intérieur. Après une joute entre des musiciens qui sont sur scène et d’autres, répartis autour du public, tout le monde va se réunir sur le plateau pour un final que je souhaite « festif ». J’espère que cela mettra le public dans une bonne disposition pour le festival.

Y a-t-il un lien avec la fanfare traditionnelle ?

Dans un sens oui. Une fanfare est une pièce dont les cuivres et les percussions sont dominants. J’ai voulu conserver ce climat, rempli de joie et d’excitations, qu’on trouve dans les fanfares traditionnelles, mais en en changeant la forme et la disposition des musiciens. Cette idée de spatialisation est aussi pour moi une manière de préparer le public à l’écoute d’Anticipations, œuvre dans laquelle les musiciens ne sont pas dans une disposition conventionnelle et où l’espace joue un rôle crucial.

Quel est le lien avec Grafenegg et y a-t-il eu des stimuli émanant de ce site où le contemporain et le traditionnel s’entremêlent ?

Je n’y ai pas pensé en composant cette fanfare, mais j’y pense beaucoup sur un autre point de vue. Mélanger le contemporain et le traditionnel est la meilleure chose qui soit. Trop souvent les festivals se spécialisent et font que les gens n’y viennent pas pour découvrir de nouvelles choses, mais pour jouir de choses qu’ils connaissent déjà. Je ne pense pas uniquement au public traditionnel des concerts classiques ou baroques qui ne connaissent pas la musique de leur temps, mais aussi au public des musiques contemporaines ou actuelles qui a perdu toute connexion avec la culture du passé. Comme l’écrivait Faulkner : « The past is never dead. It’s not even past ». Il faudrait écouter les musiques du passé comme si c’étaient des créations contemporaines (ce qu’elles ont été à leur époque), en en restituant toute la fraicheur, et la musique du présent comme une prolongation de cette culture musicale si riche depuis des siècles. Vouloir les séparer c’est les enterrer. Le passé parle dans le présent et vice versa.

Comment avez-vous perçu Grafenegg lors de votre première visite ?

Je dois souligner l’excellence de la préparation de ce travail. Nous avons passé 3 jours en amont avec les jeunes compositeurs afin de les orienter dans les meilleures voies possibles dans l’achèvement de leurs compositions. Il y a aussi eu des rencontres très fructueuses entre ces compositeurs et des représentants de chaque famille de l’orchestre et j’ai trouvé ces musiciens d’une grande disponibilité et plein d’enthousiasme, ce qui est un excellent point de départ. Je pense que la formule pratiquée à Grafenegg est une des meilleure qui soit. On prend le temps qu’il faut pour laisser ces jeunes compositeurs développer leurs idées et, petit à petit, les choses vont éclore. Il faut dire que ce lieu est enchanteur. La nature y est présente, il y a des animaux à proximité, l’espace est accueillant. J’ai pratiqué plusieurs académies de composition et, certains fois cela ressemble à du travail à la chaîne. Trop de compositeurs, pas assez de temps, trop peu de répétitions… A Grafenegg, on laisse le temps jouer en faveur de la création. Ça me plaît beaucoup.

                                   Interview réalisée à Strasbourg en juin 2023.

[1] Le temps réel en musique électronique est la capacité de produire une musique sans préenregistrement. La musique qu’on entend se calcule « au moment où on l’entend ». Elle peut ainsi être interactive et modifiable par des instrumentistes et n’est plus figée comme l’était l’ancienne musique sur bande magnétique.