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« Kein Licht », fissile à chanter, questionnaire de Guillaume Tion (2017)

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Nucléaire ou charbon ?

Nucléaire. Je me suis renseigné auprès de physiciens, et notamment de Sébastien Balibar, pendant la création de Kein Licht. Il y a le problème du CO2 et du réchauffement climatique. Et respirer des poussières de charbon n’est pas une perspective très réjouissante. Je n’aurais pas aimé vivre dans Londres au XIXe siècle. Je suis donc plutôt pour le nucléaire, qui me semble aussi être une meilleure source d’énergie que le charbon car ce dernier serait insuffisant pour répondre à tous nos besoins.

Animateur ou professeur ?

Intervenir sur scène est une idée de Nicolas Stemann. Pour signifier que tout se passe à vue. Le compositeur est là. Tout est en temps réel. C’est bien d’avoir un discours pour éclairer les gens. Pour leur expliquer que la musique qu’ils entendent n’est pas totalement composée par un cerveau humain, mais qu’une partie provient d’une machine qui calcule sans conscience.

Dramma ou buffa ?

Les deux ! Et notamment le passage du tragique au comique, la complicité entre dramma et buffa, qui fait se succéder des paroles prosaïques à des paroles métaphysiques.

Postmoderne ou néomoderne ?

Néomoderne, je ne sais pas trop ce que ça veut dire, donc par exclusion du premier je choisis ce terme-ci. J’ai voulu renouveler les codes de l’opéra avec ce « thinkspiel ». Je voulais sortir de la présentation frontale des codes classiques ou romantiques, avec notamment le fait que les acteurs prétendent être des personnages. Il y a d’autres moyens de raconter des histoires et de provoquer l’émotion.

Stockhausen ou Boulez ?

Les deux ; ce sont des guides pour moi. Le Stockhausen du début m’inspire encore. La période visionnaire, l’inventeur de formes, le pionnier de l’électronique. Le Stockhausen de la fin m’intéresse moins. Il y a chez lui alors une forme de créationnisme musical. Comment construire un monde simple à partir de formules musicales. Il utilisait ses formules dont il déduisait, non pas tout, mais une partie de ses compositions, un peu à l’image des équations physiques qui expliquent l’Univers. Il y a une certaine naïveté dans cette comparaison et, dans l’ensemble, cela produit des formes moins sophistiquées que celles qu’il créait dans ses premières pièces. Je cherche, quant à moi, à montrer la complexité du monde. Rendre compte de multicouches complexes est ce qui m’intéresse dans l’écriture, plutôt que de tendre vers la vision d’un monde simple et que l’on pense extrêmement structuré.

Le Boulez, qui m’a toujours intéressé, est la figure du compositeur en perpétuelle évolution. Son style a énormément évolué. Et la rigueur de sa pensée m’a toujours séduit, autant que l’extrême précision de son oreille. Il avait en outre développé un sens critique très aigu qu’il appliquait aux autres mais aussi à lui-même. Sa culture était immense, tant dans le domaine musical que dans la littérature, le théâtre et les arts visuels. Si vous m’aviez demandé de choisir entre Boulez et Steve Reich, j’aurais été beaucoup plus rapide !

Responsable ou coupable ?

Responsable. À Fukushima, c’est la catastrophe naturelle qui a causé les dégâts. La catastrophe nucléaire n’a pas fait autant de victimes qu’à Tchernobyl. La plupart des morts sont dus aux conséquences du tsunami. Il ne s’agit pas de prendre position mais de montrer cette contradiction. Tout comme la question : comment refuser l’énergie nucléaire sans réduire sa consommation électrique ? que nous abordons dans l’opéra.

Intelligent ou intelligible ?

Je préfère les œuvres intelligentes. Même si elles ne sont pas intelligibles de prime abord, au moins on peut creuser dedans et elles doivent pouvoir le devenir. Le courant finit par passer. Dans le sens inverse, le corollaire est moins sûr. Dans Kein Licht, on met en route des systèmes qu’on croit maîtriser mais qui agissent à notre insu. Une activité parallèle dépasse ce qu’on avait imaginé. Je pense qu’on va avoir de grandes surprises avec la robotique. Un ordinateur qui calcule de manière aléatoire peut créer des formes, qu’il analyse, garde en mémoire et qui deviennent un matériau pour la suite de son travail. Un processeur qui construit de la musique peut donc fonctionner en analysant son propre fonctionnement. De l’autre côté, comment notre conscience réagit-elle face à des ordinateurs qui n’en ont pas ? Il n’existe pas de conscience artificielle. Nous partageons notre vie avec des systèmes qui n’ont pas de conscience. C’est nouveau. Cela nous bouscule. C’est aussi pourquoi je n’utilise jamais de musique électronique pure. La plupart du temps, les gens dans le public ne savent pas si c’est du temps réel produit par une machine ou si c’est composé par un être humain. Kein Licht intègre cette ambiguïté.

Spectacle vivant ou vidéo ?

Les acteurs ! Même si c’est un choix impossible, comme choisir entre théâtre ou cinéma. Ce qui m’intéresse, c’est la confrontation entre les deux. L’interaction. Par exemple, pendant la première de Kein Licht, la régie vidéo a envoyé des sons qui n’auraient pas dû être émis. Les acteurs et les musiciens ont immédiatement réagi et adapté leur jeu. Et puis il y a le chien. Son seul but dans l’existence est de faire plaisir à sa maîtresse. Elle a un vocabulaire de la gestuelle, elle le guide de sa main, peut le faire moduler. Il y a des chefs d’orchestre et des chefs de chien.

Interview de Guillaume Tion dans Libération (20 octobre 2017).